Quand La Mémoire Crée Des Souvenirs Faux

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Quand La Mémoire Crée Des Souvenirs Faux
Quand La Mémoire Crée Des Souvenirs Faux

Africa-Press – Benin. Fier de votre mémoire, vous chérissez et polissez vos souvenirs: du moule à savarin de votre grand-mère au rouge vif de votre premier vélo en passant par la rencontre de votre amoureux-se, ils balisent votre vie. Eh bien, navrée de vous décevoir, mais votre mémoire, tout comme la mienne, est faillible, et peuplée de faux souvenirs.

« Ce n’est pas pathologique ! rassure Pascal Roullet, neurobiologiste CNRS à l’université de Toulouse. Nous sommes tous susceptibles d’en produire, quelles que soient nos capacités à mémoriser ou notre âge. Cela s’explique par le caractère dynamique de la mémoire: au fil du temps, nous actualisons constamment des souvenirs et, parfois, il y a une erreur de mise à jour. »

La mémoire est malléable, mutante. En 1932, le psychologue britannique Frederic Bartlett avait demandé à ses étudiants d’apprendre une légende amérindienne puis de la relater régulièrement. Au fil du temps, l’histoire différait sensiblement: oublis, éléments nouveaux, détails exagérément grossis. Le souvenir est reconstruit à chaque évocation, avait conclu Bartlett. « Mais c’est surtout dans les années 1980-1990, grâce aux travaux de l’Américaine Elizabeth Loftus, que la connaissance des faux souvenirs s’est développée », souligne Pascal Roullet.

Chercheuse en psychologie cognitive, Elizabeth Loftus multiplie les expériences pour tester la fiabilité des témoignages. Elle demande par exemple à un groupe de sujets d’estimer la vitesse des voitures impliquées dans un accident et démontre que leur réponse varie selon qu’elle-même a employé dans ses questions les verbes « percuter » ou « emboutir ». Interrogés de nouveau une semaine plus tard, ceux qui ont été exposés au verbe « emboutir » sont plus enclins à se souvenir du verre brisé sur la chaussée… alors qu’il n’y en avait pas ! En fait, toute donnée ultérieure, y compris une infime suggestion, peut remodeler la mémoire d’un événement: c’est ce que la chercheuse nomme l’effet de désinformation.

Rien à voir avec le mensonge, on ignore totalement que le souvenir a été modifié

Elle tente ensuite d’introduire dans la mémoire des souvenirs fabriqués de toutes pièces. Elle demande à ses étudiants de convaincre un membre de leur famille qu’il s’est perdu, enfant, dans un centre commercial. Comment? En insérant cette fiction parmi des anecdotes familiales véridiques, confirmées par des parents ou des photos. Résultat: un quart des proches en question reprennent à leur compte le souvenir inventé ! L’étude, publiée en 1995, établit définitivement que la mémoire ne duplique pas ce que nous vivons: elle reconstruit, et peut falsifier les faits.

À la fin des années 1990, à Paris, l’équipe de la neurobiologiste Susan Sara – actuellement directrice de recherche émérite au Collège de France -, dans laquelle travaillait Pascal Roullet, découvre les processus cérébraux à l’œuvre dans la fabrique de faux souvenirs. « On connaissait déjà la consolidation mnésique, mécanisme qui permet de passer d’une information labile, dans la mémoire à court terme, à une information stable, dans la mémoire à long terme », rappelle-t-il. Tant qu’il est en construction, le souvenir est fragile, et toute perturbation peut l’altérer. « Mais on pensait qu’une fois stabilisé, il n’était plus modifiable. Or, nous avons montré chez l’animal que chaque fois qu’on fait resurgir un souvenir enfoui, on déstabilise des réseaux de neurones. Le souvenir redevient alors labile, comme avant sa consolidation, durant soixante à quatre-vingts minutes. Un laps de temps durant lequel il peut évoluer en incorporant un élément vrai ou faux, un détail déformé… Puis il est remis profondément en mémoire par un processus cérébral que nous avons appelé la reconsolidation. » Le faux souvenir n’a rien à voir avec le mensonge: « Une fois reconsolidé dans la mémoire, on ignore totalement que le souvenir a été modifié, et on est intimement persuadé d’avoir vécu ainsi l’événement. »

Notre mémoire est donc corruptible, contaminable. Vertigineux ! Est-ce à dire que tous mes souvenirs sont suspects, que dès que je me remémore un fait, je l’altère? « Si vous rappelez brièvement un souvenir, il ne changera pas, tempère Pascal Roullet. Pour le déstabiliser, il faut le réactiver profondément, c’est-à-dire le revivre ; et plus vous le rappellerez souvent, plus la probabilité qu’il soit déformé est importante. »

Racontée en détail, l’arrestation n’a pourtant jamais eu lieu

De nombreuses expérimentations chez l’animal ont permis, en créant artificiellement de faux souvenirs, de comprendre ce qui se passe au niveau neurobiologique. « L’expérience fondatrice est celle publiée en 2013 par l’équipe de Susumu Tonegawa, professeur de neurosciences au Massachusetts Institute of Technology, indique Pascal Roullet. Les chercheurs ont utilisé la technique de l’optogénétique, qui permet d’activer spécifiquement certains neurones génétiquement modifiés en les exposant à une source lumineuse. »

Les chercheurs ont d’abord placé les souris dans une cage A contenant de la nourriture, ce qui a permis de créer un réseau de neurones activable codant ce bon souvenir. Le lendemain, ils ont transféré ces souris dans une cage B. Ils ont alors réactivé artificiellement les souvenirs de la veille en exposant les neurones à un faisceau lumineux, tout en soumettant les souris à un petit choc électrique. Lorsqu’ils ont replacé ces souris dans la « bonne » cage initiale, elles se sont figées de peur. « En co-activant deux réseaux de neurones, les chercheurs ont associé deux événements indépendants, ce qui a mené à la formation d’un seul réseau neuronal générant un faux souvenir, explique Pascal Roullet. Les faux souvenirs, comme les vrais, ne relèvent donc pas seulement de la psychologie, mais ont un support physique: on peut créer chez l’animal un faux souvenir par un processus neurobiologique, comme on peut le faire chez l’humain par la suggestion. »

Dans le film Total Recall, le héros, ouvrier aspirant à pimenter une vie terne, se fait poser un implant contenant le souvenir d’un voyage sur Mars. Mais dans la vie réelle, notre mémoire peut être « hackée » par la simple suggestion. La preuve avec l’expérience menée en 2015 par deux psychologues britanniques, Julia Shaw et Stephen Porter. Ils ont indiqué à des étudiants que leurs parents avaient rapporté être allés les récupérer au commissariat, dans leur adolescence, car ils avaient agressé un camarade. Après plusieurs séances de remémorations, plus de deux tiers des étudiants finissaient par décrire, avec moult détails, l’agression et l’arrestation ! « Une expérience assez terrifiante, observe Pascal Roullet, car elle prouve que l’on peut modifier totalement un vrai souvenir en y glissant un seul élément faux. »

En 2012, un psychologue condamné en France pour faux souvenirs induits

Mais comment vivre si ma mémoire n’est que sables mouvants, « musée chimérique de formes inconstantes, amas de miroirs brisés » comme l’écrivait Jose Luis Borges? « Il est impossible de distinguer le vrai du faux, confirme Pascal Roullet, sauf si l’on peut corroborer le souvenir avec des vidéos, des photos. Bien sûr, les souvenirs sont importants pour savoir qui l’on est, mais est-ce si perturbant s’ils sont faux? Après tout, l’évolution naturelle d’un souvenir n’est pas très différente. »

Pour le neurobiologiste, c’est en matière de justice et de police, ou encore de psychothérapies à caractère déviant, que la vulnérabilité de la mémoire a des répercussions dramatiques: « Des questions trop dirigées, issues de personnes faisant autorité comme un psychothérapeute ou un policier, peuvent influer sur les souvenirs d’une victime, d’un témoin ou d’un suspect. »

Chercheur en psychologie cognitive à l’université de Nîmes, Olivier Dodier est parfois sollicité avant un procès pour évaluer les facteurs qui pourraient avoir « contaminé » les témoignages. « Par exemple, une femme vient porter plainte: son mari l’a frappée au visage, dit-elle, et l’enquêteur reprend: ‘D’accord, mais il vous a aussi donné des coups dans le ventre?’ Si elle dit oui, cela peut être vrai, mais il se peut aussi qu’elle ne se souvienne pas bien, et pense que le policier, lui, sait. C’est chez les enfants qu’on observe le plus souvent cette tendance à ‘faire plaisir’. Mais même si la victime dit non, l’information lui a été suggérée, elle a été associée à l’audition, et avec le temps, elle peut être incorporée au souvenir de l’événement violent. »

Le pouvoir de la suggestion est tel que le sujet peut finir par s’autoconvaincre, comme ce fut le cas de Patrick Dils, âgé de 16 ans en 1986, qui réitéra des aveux précis, terrifiants, et fut condamné à tort pour le meurtre de deux enfants, puis finalement innocenté en 2002. De même, « lorsqu’un thérapeute émet de façon répétée l’hypothèse d’un lien de causalité entre la souffrance de son patient et des violences subies dans l’enfance, alors même que celui-ci n’en a jamais parlé, cela peut générer in fine des faux souvenirs ».

Le premier procès pour faux souvenirs induits, en France, date de 2012: un psychologue parisien a été condamné pour avoir persuadé ses patients qu’enfants, ils avaient été victimes de violences d’ordre sexuel, tout en leur extorquant des sommes folles.

Policiers, gendarmes et magistrats ont commencé à réviser leurs méthodes d’audition, notamment pour recueillir les témoignages d’enfants victimes d’abus sexuels, à adopter des protocoles élaborés par des scientifiques afin d’éviter tout biais suggestif. Mais, regrette Olivier Dodier, « on ne prête pas assez attention à l’interrogatoire des adultes dans les affaires criminelles, alors que le témoignage oculaire occupe encore un rôle primordial. »

Or, selon l’organisme américain Innocence Project, la mauvaise identification par des témoins oculaires est responsable de plus de la moitié des erreurs de justice et condamnations injustifiées aux États-Unis. Notre façon de nous souvenir est désespérément imparfaite. « Argile du passé que le présent remodèle comme il veut », écrivait Borges.

Le confabulateur, perdu dans des réalités parallèles

Le phénomène des faux souvenirs ne doit pas être confondu avec celui de la confabulation, qui se définit par l’émergence de souvenirs d’événements qui n’ont jamais eu lieu. Il s’agit d’un phénomène cognitif étonnant qui apparaît dans divers troubles neurologiques, souvent accompagnés d’amnésie, et qui fait vivre le patient dans des réalités parallèles. La confabulation résulte d’une incapacité du cerveau à faire la différence entre la pure imagination et la réalité, entre des souvenirs du passé et le présent. Le patient mélange des morceaux de mémoire épars qui remontent à sa conscience de manière aléatoire, les assemble en une nouvelle histoire, qu’il tient pour vraie, même si elle contredit la réalité. Un dysfonctionnement certainement lié à une lésion du cortex orbito-frontal.

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