Africa-Press – CentrAfricaine. L’Afrique parviendra-t-elle à vacciner massivement sa population en 2022 ? A peine 10 % des adultes bénéficient aujourd’hui d’une couverture vaccinale contre le Covid-19, très loin de l’objectif officiellement fixé de 70 %. Alors que ce seuil a déjà été dépassé par de nombreux pays européens, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) n’a de cesse de condamner cette « inégalité vaccinale » qui pourrait de surcroît, selon son directeur Tedros Adhanom Ghebreyesus, favoriser l’apparition de nouveaux variants, à l’instar d’Omicron identifié en novembre en Afrique du Sud.
Dans le même temps, la pandémie est moins meurtrière en Afrique qu’ailleurs dans le monde, avec 230 000 décès pour une population d’1,3 milliard d’habitants, selon les chiffres officiels. Cette réalité en décalage avec l’hécatombe annoncée au début de la crise sanitaire a incité les chercheurs du réseau Epicentre, le centre de recherches de l’ONG Médecins sans frontières, à mener des enquêtes de séroprévalence pour mieux analyser cette exception africaine.
Les résultats obtenus dans sept pays et rendus publics le 16 décembre confirment une forte circulation du virus avec un impact sanitaire toujours limité par rapport aux autres régions du monde. Pour le professeur Yap Boum, représentant d’Epicentre, cette situation doit conduire à s’interroger sur la nécessité de poursuivre un objectif de vaccination large et uniforme.
Dès les premiers mois de la pandémie, Epicentre a lancé des études de séroprévalence pour mesurer l’exposition des populations au SARS-CoV-2. Pouvez-vous nous dire comment elles ont été menées ?
Yap Boum
Nous nous sommes lancés dans cette recherche pour essayer de comprendre ce qui était pour nous incompréhensible entre la catastrophe qui avait été prédite et ce que nous apercevions sur le continent. Nous voulions aller au-delà des données officiellement recensées en termes de contamination, de transmission et de mortalité. Avec l’objectif aussi de pouvoir faire des recommandations pour ajuster les réponses nationales.
Nous avons mis en place ces études en nous appuyant sur notre réseau : au Niger et en Ouganda où Epicentre a un centre de recherches, au Cameroun où se trouve notre bureau régional et dans d’autres pays où MSF intervient comme la République démocratique du Congo (RDC) ou le Soudan.
Au total, nous avons travaillé dans sept pays, sur des populations ciblées comme les donneurs de sang au Mali ou au Kenya, le personnel de santé au Niger, des camps de réfugiés au Soudan, sur la population générale de la ville d’Abidjan en Côte d’Ivoire et à l’échelle nationale au Cameroun. Dans ces deux pays, nous avons fait du porte-à-porte de manière aléatoire. C’est ce qu’il y a de plus robuste mais c’est coûteux et cela demande une grosse organisation en termes de personnels avec quelque 200 enquêteurs à déployer sur le terrain. On ne peut pas faire mieux sauf dépister tout le monde.
Nous avons eu une stratégie très pragmatique en fonction des pays. Au Niger par exemple, qui est l’un des pays où il y a comparativement le moins de cas et le moins de morts, nous avons testé le personnel de santé très exposé de MSF pour se mettre dans la pire des situations. Les résultats ont confirmé la vulnérabilité de ces travailleurs en première ligne avec des taux de prévalence allant de 40 % à 80 %.
Vos études montrent que le SARS-CoV-2 a circulé de façon importante même là où les niveaux de contamination déclarés sont faibles ?
Oui, nous avons relevé des niveaux de prévalence relativement élevés dans toutes nos études. 24 % chez les donneurs de sang avec des tests rapides mais 70 % avec des tests plus pointus. Entre 40 % et 80 % chez les personnels de santé. 10 % « seulement » au Cameroun, mais cela représente tout de même 2,5 millions de personnes contaminées alors que les chiffres officiels après la troisième vague ne comptabilisent que 100 000 personnes. Ainsi, l’ampleur de la contamination par le SARS-CoV-2 est 20, 30 voire 50 fois supérieure à ce qui a été rapporté par les pays.
Pour autant, peu de contaminés ont développé des formes graves du Covid-19 ou en sont morts. Cela vous conduit à vous interroger sur la stratégie vaccinale proposée au continent. Pourquoi ?
Les chiffres révèlent une population africaine, jeune en grande majorité, qui a été hautement exposée au virus sans développer en nombre des formes graves. Nous pouvons alors nous interroger sur la nécessité d’administrer de manière uniforme des vaccins dont la raison est avant tout d’éviter les pathologies les plus sévères.
Les vaccins sont indispensables pour les personnes les plus à risque, c’est-à-dire les personnes âgées ou les personnes présentant des facteurs de comorbidité. Mais pour le reste de la population et dans un contexte où existent d’autres priorités sanitaires, cette solution dont on voit bien les difficultés à la mettre en place se justifie-t-elle vraiment ? C’est le message de notre étude en faveur de réponses plus ciblées en fonction des contextes locaux.
Que répondez-vous à ceux qui mettent en garde, comme l’OMS, contre une Afrique sous-vaccinée et les risques de voir émerger de nouveaux variants ?
Ce débat n’est pas tranché et il faut être prudent avec une telle affirmation. Les biologistes moléculaires ne s’accordent pas sur le fait qu’il existe un lien de causalité directe entre l’émergence des variants et les taux de vaccination. Omicron a été identifié en Afrique du Sud, mais il n’a pas été démontré qu’il avait émergé dans ce pays. Le vaccin permet de réduire les formes sévères. Il n’arrête pas la transmission du virus.
La preuve : l’Europe est actuellement confrontée à une cinquième vague avec des taux de vaccination supérieurs à 70 % et le nombre de cas ne cesse d’augmenter. Le virus continue de circuler et certainement de muter. L’affirmation plus exacte serait de dire qu’il faut pouvoir arrêter la transmission du virus et que les pays où la transmission se poursuit sont des pays où des variants peuvent émerger. Cela peut-être en Afrique comme ailleurs. Le vaccin ne nous offre pas cette garantie.
Dans ces conditions, comment expliquez-vous que l’objectif de 70 % de vaccination ne suscite aucune discussion alors qu’il est pour de nombreux pays très difficile à atteindre ?
Pourquoi y aurait-il débat ? La mise en œuvre de ces campagnes de vaccination comporte des avantages. D’abord en permettant aux populations fragiles d’y avoir accès, mais aussi en offrant un renforcement toujours utile des systèmes de santé. Le Cameroun a ainsi pu installer une chaîne du froid avec la réception de vaccins Pfizer. Cela explique que les pays n’entrent pas en résistance avec l’OMS et les grands donateurs. Au rythme actuel, l’objectif de 70 % ne sera pas atteint avant 2024, mais ce n’est pas un problème majeur.
2024 est un calcul fondé sur la quantité de vaccins livrée actuellement au continent. Les campagnes de rappel menées dans les pays riches risquent de différer cette échéance…
Ceux qui ont besoin de deux doses ou trois doses doivent les avoir. En France, aux Etats-Unis ou en Afrique. Maintenant, regardons sérieusement ce que signifie un objectif de 70 % pour un pays comme le Niger par exemple. La moitié de la population à moins de 15 ans. A quel âge faudrait-il commencer vacciner pour atteindre 70 % de la population ? On voit bien que cette cible est impossible. Sauf à inclure les enfants.
La résistance des populations à la vaccination n’est-elle pas une dimension insuffisamment prise en compte ?
Il est difficile de convaincre quelqu’un qui ne sent pas sa santé menacée d’aller se faire vacciner. C’est un fait malgré les efforts de communication et de sensibilisation menés. Les Européens ont été confrontés à un nombre de morts considérable et ont vu leurs hôpitaux saturés. En Afrique, cela ne s’est pas produit. C’est une autre raison qui devrait inciter à s’interroger sur la nécessité d’avoir la même ambition pour tous.
Redoutez-vous que cette priorité donnée à la lutte contre le Covid-19 continue à peser sur la prise en charge d’autres maladies plus mortelles en Afrique ?
C’est un risque évident : 47 000 personnes supplémentaires sont mortes du paludisme du fait du déséquilibre introduit par le coronavirus dans les politiques de santé. L’un des axes majeurs des gouvernements doit être de veiller à la continuité des services de santé. L’argent mobilisé contre le Covid-19 doit aussi pouvoir être utilisé pour d’autres maladies. Il faut cependant reconnaître que ces arbitrages financiers se font davantage au niveau des grands donateurs que des gouvernements. Un rééquilibrage est nécessaire.
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