Africa-Press – CentrAfricaine. En 2023, le Liberia espérait avoir trouvé de quoi financer la protection de ses forêts avec l’accord de crédits carbone signé avec une société des Emirats arabes unis proche de la famille régnante. Mais deux ans plus tard, Monrovia n’a rien reçu et l’accord est tombé dans les limbes, comme de multiples autres signés par le même groupe en Afrique.
C’était l’un des accords signés en rafale l’année de la COP28 aux Emirats arabes unis par l’entreprise Blue Carbon, dirigée par un membre de la famille royale. Ils couvraient des millions d’hectares de forêts à travers l’Afrique, du Liberia au Zimbabwe, dans certains cas jusqu’à 20% de la superficie du pays concerné.
En échange de leur engagement à protéger leurs forêts, les Etats africains devaient recevoir une partie des revenus générés par les crédits carbone. Tout le monde devait en ressortir gagnant.
Mais deux ans plus tard, la société a disparu des radars et ces grandes annonces avec le Liberia et d’autres pays d’Afrique et d’Asie ne se sont pas concrétisées, révèle une enquête conjointe de l’AFP et de Code for Africa, une organisation spécialisée dans les enquêtes en sources ouvertes.
L’accord « a été arrêté » et « à ma connaissance, rien n’est fait pour essayer de le relancer », répond Elijah Whapoe, chef du secrétariat sur le changement climatique du Liberia, un organisme public-privé, interrogé par l’AFP sur l’accord avec Blue Carbon.
Les péripéties africaines de Blue Carbon mettent en évidence la complexité de la mise en œuvre des projets de crédits carbone, des mécanismes encore insuffisamment contrôlés et accusés de permettre aux grands pollueurs de « verdir » leur image avec peu ou pas d’impact réel sur le changement climatique.
Ces crédits permettent aux grands producteurs de gaz à effet de serre de « neutraliser » sur le papier une partie de leurs émissions de CO2 en investissant par exemple dans la protection des forêts, puisque des arbres vivants et en bonne santé absorbent naturellement du dioxyde de carbone.
La plupart des accords en Afrique ont été signés avant ou en marge de la COP28 organisée fin 2023 aux Emirats. Le président de Blue Carbon, le cheikh Ahmed Dalmook Al Maktoum, un cousin du Premier ministre de Dubaï, était souvent présent.
Blue Carbon les a présentés comme un modèle pour le commerce du carbone en vertu de l’article 6 de l’accord climatique des Nations unies signé à Paris en 2015, qui définit les règles du commerce des crédits carbone entre les pays.
Blue Carbon déclarait aussi en 2022 que ses activités aideraient les Emirats à atteindre leurs objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre.
Dans le cadre de l’accord avec le Liberia, environ un million d’hectares de ses forêts – soit près de 10% de la superficie du pays – auraient été protégés, les communautés locales impliquées et le gouvernement récompensé avec 30% des revenus, selon une déclaration de Blue Carbon et une copie du protocole d’accord consultée par l’AFP.
L’accord avec le Liberia, comme d’autres accords africains, entre dans la catégorie REDD+ qui encadre comment les pays en développement peuvent être payés pour réduire les émissions en stoppant la déforestation.
L’accord Blue Carbon/Liberia a rapidement essuyé un flot de critiques des défenseurs de l’environnement, qui l’ont jugé opaque et bafouant les droits des communautés locales.
Pour Saskia Ozinga, fondatrice de Fern, une organisation œuvrant pour la protection des forêts et de leurs communautés, les accords de Blue Carbon, bien que d’une ampleur sans précédent, ne disaient pas clairement comment protéger les forêts et n’ont pas été assez discutés avec les communautés locales.
« Blue Carbon visait clairement à verdir l’image » de ses promoteurs, dit-elle. « L’idée était bizarre à de nombreux égards et n’aurait jamais fonctionné tant pour le climat, que pour les forêts et les populations ».
– Liberia, Tanzanie, Zambie, Zimbabwe, Kenya… –
L’un des premiers accords de Blue Carbon en Afrique a été conclu en mars 2023 avec la Tanzanie pour l’aider à « préserver et gérer ses 8 millions d’hectares de réserves forestières », selon Blue Carbon. Tout comme d’autres signés avec la Zambie (portant sur 8 millions d’hectares) ou le Zimbabwe (7,5 millions) qui devaient générer « de gros bénéfices pour les communautés locales ».
Blue Carbon en a également signé avec le Kenya et avec l’Etat de Niger dans le nord-ouest du Nigeria.
Peu après la signature avec le gouvernement libérien, une agence de l’ONU et des ONG locales ont exhorté ce dernier à revenir dessus en raison de divers risques, de contestations juridiques notamment, jugeant notamment le texte incompatible « avec les droits fonciers communautaires et individuels existants ».
Vincent Willie, ancien législateur et président du Comité parlementaire des ressources naturelles et de l’environnement du Liberia, a précisé à l’AFP que le gouvernement s’était dans ce dossier arrêté à la signature d’un protocole d’accord non contraignant.
Selon Elijah Whapoe, l’accord avec Blue Carbon a été suspendu car il n’était pas « conforme » à la manière dont les accords sur le carbone doivent être gérés, notamment avec une plus grande implication locale.
Une campagne de sensibilisation auprès des communautés avait été lancée, mais selon James Otto, un défenseur de l’environnement de la région libérienne de River Cess, les visites des agences gouvernementales et des organisations de la société civile ont suscité plus de questions que de réponses.
Les communautés « insistent sur le fait que tout accord concernant l’utilisation de leurs terres et ressources forestières devrait être directement piloté par elles », a déclaré James Otto à l’AFP. « D’après nos informations, aucun travail formel », comme par exemple la création d’une zone forestière protégée, « n’a commencé dans le cadre de l’accord avec Blue Carbon ».
D’autres programmes Blue Carbon semblent avoir été rapidement arrêtés, selon divers défenseurs de l’environnement et responsables interrogés par l’AFP.
Blue Carbon avait salué l’accord signé avec le Zimbabwe, qui devait couvrir près de 20% de sa superficie, comme un « succès historique » dans la lutte contre le changement climatique. Mais cet accord n’a pas été au-delà de la manifestation d’intérêt, alors qu’il faut un projet formel pour pouvoir l’appliquer, souligne Washington Zhakata qui dirige la lutte contre le changement climatique au sein du gouvernement zimbabwéen.
« Blue Carbon n’a toujours pas soumis de proposition formelle. Mais l’entreprise a déjà demandé un compte sur le registre carbone du Zimbabwe », précise M. Zhakata.
En Zambie, Douty Chibamba, secrétaire permanent du ministère de l’Economie durable et de l’Environnement, souligne que rien n’est sorti de l’accord signé avec Blue Carbon: « Le protocole d’accord a expiré sans aucune action ».
Les responsables kényans et tanzaniens n’ont pas répondu aux demandes de précisions sur les accords signés avec Blue Carbon.
Hors d’Afrique, un projet de Blue Carbon semble avoir connu le même destin.
En 2023, la Papouasie-Nouvelle-Guinée a signé avec le groupe un protocole d’accord en marge de la COP28.
Il visait à exploiter les « vastes zones de mangroves » du pays, selon les services du Premier ministre James Marape. Mais près de deux ans plus tard, en juillet dernier, l’Autorité pour le changement climatique de Papouasie-Nouvelle-Guinée a déclaré à l’AFP que l’accord n’avait « pas du tout progressé ».
Pour revendre les crédits carbone, Blue Carbon s’est associé à AirCarbon Exchange, une plateforme de vente de crédits carbone basée à Singapour. Mais cet accord-là a lui aussi été suspendu.
« Notre protocole d’accord avec l’entreprise de Dubaï +Blue Carbon+, signé en 2023, a depuis expiré », a déclaré à l’AFP un porte-parole d’AirCarbon Exchange. « Il n’y a eu aucun engagement actif entre les parties ».
– Du vent –
Aujourd’hui, l’entreprise semble n’être enregistrée dans aucun système de marchés carbone, ni n’avoir aucune présence opérationnelle, selon une enquête numérique menée par Code for Africa, organisme basé en Afrique du Sud et doté de la plus grande équipe d’enquêteurs numériques d’Afrique.
Code for Africa n’a trouvé aucune trace de Blue Carbon ou de ses projets dans les trois principales bases de données de certification mondiale des crédits carbone, de l’ONU et des entreprises Verra et Gold Standard.
Les campagnes publicitaires de Blue Carbon ont, elles, disparu.
« Blue Carbon entend être à l’avant-garde des investissements durables liés au changement climatique », soulignait la société lors de son lancement en octobre 2022, qui faisait également un lien explicite entre ses activités et la politique climatique des Emirats.
« Blue Carbon servira de catalyseur pour les cadres opérationnels de l’économie bleue et verte qui définiront le programme de mise en œuvre des accords internationaux sur le climat et contribueront à l’initiative stratégique des Emirats arabes unis visant à atteindre la neutralité carbone d’ici 2050 », ajoutait-elle.
Au cours de l’année 2023, Blue Carbon a également publié des communiqués et des photos sur les réseaux sociaux montrant des responsables africains signant des protocoles d’accord avec ses dirigeants.
Sur son compte Instagram, dont le premier message date d’octobre 2022 lors du lancement de la société, aucun message n’a été publié depuis décembre 2023.
De même, le compte officiel sur X, BlueCarbonDxb, sur lequel 27 messages apparaissent entre le 18 octobre 2022 et le 28 mars 2023, est inactif depuis. Le dernier message annonçait la signature de l’accord avec le Liberia.
Le site web de Blue Carbon ne fonctionne plus, ayant été mis hors ligne entre mai et juillet 2025, selon les archives examinées par Code for Africa.
L’AFP a tenté à de multiples reprises de contacter Blue Carbon, notamment par e-mail et par téléphone pour l’un des dirigeants de l’entreprise, sans obtenir de réponse.
Un journaliste de l’AFP s’est également rendu à l’adresse de Blue Carbon à Dubaï, indiquée dans le protocole d’accord avec le Liberia. Sur place, un gardien a d’abord déclaré que Blue Carbon était bien basé là. Mais s’est ensuite dédit, indiquant qu’il n’y avait pas de bureau Blue Carbon et a dit au journaliste qu’il devait prendre rendez-vous pour avoir un entretien. Il n’y avait aucune enseigne Blue Carbon visible dans le hall.
Le gouvernement des Emirats arabes unis n’a pas répondu aux demandes de commentaires.
« Il y a plusieurs leçons à tirer de la saga Blue Carbon, notamment l’importance de normes rigoureuses pour l’offre et l’utilisation des crédits carbone à l’échelle internationale », souligne Injy Johnstone, spécialiste des marchés du carbone à l’université d’Oxford.
« Nous avons besoin de plus de transparence dans les transactions relevant de l’article 6, de normes concrètes concernant l’intégrité environnementale des projets eux-mêmes, et d’une responsabilité publique tant de la part des fournisseurs que des utilisateurs finaux afin de garantir qu’ils ne s’évaporent pas dans la nature, comme cela a été le cas ici », poursuit-elle.
Cette enquête a été soutenue par les contributions de Anita Igbine, Eliud Akwei, Jacktone Momanyi et Moffin Njoroge de Code for Africa.
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