Africa-Press – CentrAfricaine. Une mozzarella fabriquée sans vache. Voilà la prouesse réalisée par des chercheurs de l’université de Wageningue (Pays-Bas) grâce au pouvoir naturel de la levure Pichia pastoris de la classe des Saccharomycetes, capable de synthétiser des protéines en se nourrissant de sucre. « Cette levure est efficace pour produire les protéines de soie et la gélatine. Et celles-ci ont une certaine ressemblance avec les caséines du lait « , explique Etske Bijl, la responsable du projet et scientifique des produits alimentaires.
Mais comment une simple levure peut-elle produire des protéines de lait de vache ? Elle est génétiquement modifiée: un fragment d’ADN codant la caséine est intégré dans le génome de la levure. Dans un bioréacteur, les levures sont nourries de carbone et d’azote – apportés dans la nature par l’herbe broutée. Elles se développent alors et produisent des protéines de caséine, qui sont séparées du reste du milieu. « Cette étape est importante pour ne pas se retrouver avec des résidus de levures génétiquement modifiées dans l’aliment « , signale Etske Bijl. La poudre obtenue est mélangée à de l’eau, de la graisse végétale et du sel. Le « cocktail » est enfin versé dans des moules mis au réfrigérateur pendant une heure pour obtenir le fromage.
Ce procédé appelé « fermentation de précision » est connu depuis les années 1980 pour fabriquer l’insuline, des vitamines ou des arômes. Mais c’est depuis moins d’une décennie qu’il a suscité l’intérêt des chercheurs et des entreprises pour produire des protéines de lait telles que la caséine, la bêta-lactoglobuline ou la lactoferrine pour répondre, entre autres, à la nécessité de réduire l’empreinte carbone de l’agriculture, dont l’élevage représente 12 % des émissions de gaz à effet de serre anthropiques.
Cette technique est aussi développée pour obtenir des protéines du blanc d’œuf de poule (l’ovalbumine) ou de la myoglobine, une protéine contenant du fer présente dans les muscles des vertébrés et utilisée pour améliorer le goût, l’odeur et l’apparence des substituts de poisson et de viande. « Il s’agit d’une technologie largement testée dont l’efficacité est reconnue et qui est devenue économiquement compétitive », déclare Stella Child, responsable Europe de la recherche et des subventions au Good Food Institute.
D’après cette organisation à but non lucratif qui se consacre à la promotion des protéines alternatives, il existerait aujourd’hui une trentaine de start-up spécialisées dans la production de protéines de lait par fermentation de précision, dont la pionnière, l’américaine Perfect Day, et les françaises Verley, Standing Ovation et Nutropy. Les protéines de bêta-lactoglobuline bovine fabriquées par Perfect Day ont reçu le statut Gras (« généralement reconnu comme sûr »), puis l’approbation de la Food and Drug Administration dès 2020 aux États-Unis. Elles y sont commercialisées sous forme de crèmes glacées, de fromage frais à tartiner ou encore de laits aromatisés au chocolat, à la fraise ou à la vanille.
Des substituts de viande à partir de champignons
En revanche, « aucun produit laitier issu de la fermentation de précision n’a encore été autorisé à la vente sur le marché de l’Union européenne « , assure l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa). Celle-ci a néanmoins autorisé la mise en vente de substituts de viande issus d’une autre technique de fermentation, dite de biomasse, qui repose cette fois sur des champignons, microalgues ou bactéries rendus in fine comestibles.
Le précurseur dans le domaine est le britannique Quorn, qui produit des mycoprotéines à l’aide des champignons Fusarium venenatum, en les cultivant dans des fermenteurs à air comprimé. Du glucose, de l’oxygène, de l’ammonium, du potassium, du magnésium, du phosphore et des oligo-éléments y sont ajoutés pour permettre aux champignons de se développer en continu. Des acides aminés sont formés à partir de l’azote présent dans l’ammonium, qui vont à leur tour former des protéines. Le bouillon fermenté obtenu après cinq semaines est passé dans un extracteur où il est chauffé, puis séché et refroidi pour éliminer l’eau. On obtient ainsi des mycoprotéines.
« Cette technique aboutit à des bactéries ou des levures qui sont consommées dans leur intégralité, contrairement à la fermentation de précision, où les cellules modifiées sont retirées pour ne conserver que les protéines recherchées « , détaille Julia Keppler, de l’université de Wageningue (Pays-Bas). Si l’on prend l’exemple d’un fromage, le produit issu de la fermentation de précision contiendra les protéines originelles du lait, alors que pour celui fabriqué avec la biomasse, les protéines seront complètement différentes et le produit ressemblera davantage à un fromage végétal.
Mais la fermentation de biomasse, associée à la technologie d’extrusion à haute teneur en humidité (qui modifie la forme, la couleur, la texture et l’apparence pour obtenir quelque chose ressemblant à de la vraie viande), permet de fabriquer des « morceaux de poulet assez proches du vrai poulet « , assure la scientifique. Avec l’avantage de ne pas contenir de méthylcellulose, un liant et un agent texturant souvent présent dans les substituts de viande actuels pour y ajouter de la jutosité, mais qui est aussi un additif alimentaire marqueur d’ultratransformation.
Les techniques de fermentation de précision et de biomasse font face aujourd’hui à des défis d’ordre technique: passage à l’échelle industrielle, coûts de production, risques de contamination, etc. En Europe, le principal frein est la réglementation Novel Food (nouveaux aliments), qui nécessite un niveau de preuves important avant toute mise sur le marché. « C’est l’éléphant dans la pièce « , soutient Olivier Tomat, directeur du département Entreprises de Genopole, premier centre consacré aux biotechnologies en France.
« Beaucoup de questions demeurent, que ce soit sur la digestibilité de ces produits ou leurs effets sur la santé, et les régulateurs ont besoin d’être certains de leur sûreté « , confirme Karen Polizzi, professeure de biotechnologie à l’Imperial College de Londres (Royaume-Uni) et codirectrice du Centre national d’innovation en protéines alternatives (Napic). Philip Howard, membre d’Ipes-Food et professeur spécialiste des changements dans les systèmes alimentaires à l’université d’État du Michigan (États-Unis), évoque ainsi les réactions allergiques et gastro-intestinales, potentiellement mortelles. Celles-ci avaient été constatées chez des personnes ayant consommé la mycoprotéine de Quorn dans une étude publiée en 2018, soit plus de trente ans après la commercialisation du premier produit de la marque.
Ne pas s’attendre à une copie identique
Reste enfin à observer l’accueil que réserveront les consommateurs à ces nouvelles protéines. Pasi Vainikka, cofondateur de l’entreprise finlandaise Solar Foods, qui concocte par fermentation de biomasse une poudre jaunâtre baptisée Solein et contenant 75 % de protéines, espère que « la curiosité l’emportera sur la suspicion « , avançant que neuf clients sur dix ont testé la glace au chocolat faite à partir de Solein dans le restaurant étoilé Fico, à Singapour – premier pays à avoir autorisé cette poudre en octobre 2022. « Il suffit probablement de nous exposer plus souvent à des solutions alternatives et de ne pas nous attendre à une copie identique pour que ces produits deviennent un choix acceptable « , conclut Julia Keppler.
Les consommateurs prêts à tenter l’expérience
Selon une étude publiée en 2021 sur l’acceptation par les consommateurs des produits laitiers issus d’une fermentation de précision en Allemagne, Inde, États-Unis, Royaume-Uni et Brésil, « 78,8 % des consommateurs se sont déclarés susceptibles ou tout à fait susceptibles d’essayer un tel produit, et 70,5 % ont probablement ou tout à fait l’intention de l’acheter. » « Parmi les facteurs qui influencent l’acceptation ou le rejet de ces nouveaux aliments, les réactions phobiques et émotionnelles (le dégoût par exemple), ainsi que les préoccupations relatives au goût, au prix et à la santé, jouent un rôle essentiel « , énumère Pericle Raverta, doctorant en sciences de la consommation à l’université de Turin (Italie), dont la thèse porte sur l’acceptation des protéines alternatives.
Selon des travaux publiés en 2023 dans Innovative Food Science & Emerging Technologies, présenter la fermentation de précision comme naturelle plutôt que durable suscite des attitudes plus positives auprès des consommateurs. « De nombreux consommateurs ne savent pas que des produits tels que la présure microbienne, utilisée dans certains fromages, le chocolat ou le thé, impliquent une fermentation « , rappelle le chercheur.
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