Justin Yarga
et Mathieu Olivier
Africa-Press – CentrAfricaine. Le Burkina Faso a été le théâtre d’une vaste campagne d’influence entre 2022 et 2023. Celle-ci, décryptée par Jeune Afrique, met en lumière un réseau de médias utilisés au Sahel pour diffuser un discours favorable à la Russie et hostile à la France, encore largement répandu aujourd’hui.
« Que font réellement les Européens au Sahel ? » Ce titre provocateur, publié en une d’un média burkinabè en février 2022, remettait en question le rôle de la France et de ses alliés dans la région. L’auteur de cette tribune, un certain Grégoire Cyrille Dongobada, y affirmait que « l’opération militaire de la France et de ses partenaires n’a fait qu’aggraver la situation sécuritaire ». Quelques semaines plus tard, un discours similaire était repris lors d’une manifestation contre la présence militaire française au Burkina Faso.
La scène se déroule à Ouagadougou, dans la salle de conférences du Conseil burkinabè des chargeurs (CBC), en mars 2022. Drapeaux russes, tee-shirts à l’effigie de Vladimir Poutine, pancartes anti-français… Le décor est soigneusement monté pour dénoncer la présence de l’ancienne puissance coloniale. Devant les caméras, un manifestant déclare: « Depuis des années, la France est là, soi-disant pour nous aider, mais elle pille nos ressources et arme les terroristes. »
Une campagne russe aux accents locaux
Une rhétorique récurrente a depuis lors dominé les rues de la capitale et les forums en ligne, plaçant la « souveraineté des pays africains », l’« inefficacité de la France dans la lutte contre le terrorisme » et le « pillage des ressources naturelles » au cœur du débat. Entre 2021 et 2023, plus de 200 articles ont été publiés dans des médias en ligne burkinabès, mais aussi au Mali, au Niger, et dans d’autres pays d’Afrique francophone, relayant ce discours.
Très souvent anti-français et pro-russe, ces articles étaient généralement signés par des experts et des journalistes fictifs. L’analyse de ces contenus, menée à l’aide de logiciels d’analyse de texte, met en évidence une stratégie articulée autour de thèmes souverainistes, anticoloniaux et anti-français. Selon Maxime Audinet, chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem) de Paris, elle rappelle l’approche soviétique en Afrique, qui visait à soutenir les mouvements anticoloniaux.
« Les Russes tentent aujourd’hui d’adapter ce discours à la situation contemporaine, en se posant en défenseurs de la souveraineté nationale des pays africains contre une France-Afrique néocoloniale », explique-t-il. Surtout, la campagne s’appuie sur un réseau bien organisé lié au projet russe Lakhta, déjà décrit par Jeune Afrique, qui inclut des militants et des activistes locaux dans chaque pays, afin d’adapter le discours à chaque contexte national. « Cette campagne est d’autant plus efficace qu’elle utilise un discours local, forgé par des groupes militants », précise Maxime Audinet.
Pour le Burkina Faso, l’histoire commence au début de 2021, lorsque des responsables de médias en ligne burkinabès sont contactés par un journaliste togolais. Ce dernier leur propose de publier des articles déjà rédigés par des auteurs et des experts qu’ils ne connaissent pas. Parmi eux, des noms tels que Grégoire Cyrille Dongobada, Ahmadou Diarra, William Dobi, Mathieu Nankoisse, Zakaria Alami, Carlos Ayena, Madou Sangaré, Hassan El-Ahmady, Prudence Bengue ou Issa Keita.
Ces auteurs, parfois décrits comme experts en géopolitique ou observateurs militaires, ont, en plus du discours anti-français, une chose en commun: ils sont tous fictifs. Ce sont des créations d’un réseau d’influence. Le plus prolifique d’entre eux, Grégoire Cyrille Dongobada, est ainsi présenté comme un « observateur militaire centrafricain, chercheur en études politiques ». Seulement, ses traces sur internet ne remontent qu’à 2021, alors qu’il est cité dans des médias pro-russes tels que la radio Lengo Songo et Afrique Media, une chaîne de télévision camerounaise se définissant comme panafricaine.
Grégoire Cyrille Dongobada toujours actif
Les premiers articles signés par Grégoire Cyrille Dongobada au Burkina Faso apparaissent donc dès le mois de février 2022 sur des sites d’information burkinabès, grâce à l’intermédiaire togolais, qui se charge de « placer » les contenus de l’expert fictif. Est-ce que ce dernier est complice du réseau de faux profils ou se laisse-t-il lui aussi berner ? En tout cas, « il n’écrit rien lui-même. Il reçoit des articles et cherche des médias pour les publier. C’est tout un réseau bien structuré », confie une source burkinabè proche de l’opération. Un fonctionnement qui fait écho à d’autres campagnes russes à l’échelle mondiale.
Le chercheur Maxime Audinet, coauteur d’une récente étude sur la stratégie de désinformation russe en Afrique, souligne: « La Russie utilise des campagnes externalisées pour brouiller les pistes et garantir un déni plausible de sa responsabilité. » Une récente enquête menée par Al Jazeera a d’ailleurs mis au jour un autre pan africain du réseau utilisé par la Russie, en la personne de Seth Boampong Wiredu, un Ghanéen ayant la nationalité russe et qui a été impliqué dans des campagnes de propagande et de trolling pour influencer des élections aux États-Unis.
Ex-étudiant en Russie, embauché au sein de l’Internet Research Agency d’Evgueni Prigojine, Seth Boampong Wiredu est ensuite apparu dans le film de propagande The Tourist, financé par le groupe Wagner. Le Ghanéen est donc bien réel, contrairement au fictif Grégoire Cyrille Dongobada. Une recherche par image permet d’ailleurs de démontrer la supercherie: sa photo de profil sur X a été usurpée à un certain Jean-Claude Sendeoli, enseignant centrafricain décédé en 2020.
Grégoire Cyrille Dongobada n’en reste pas moins l’auteur de tribunes et d’analyses en tout genre sur un bon nombre de sites ouest-africains. Outre Burkina24, les écrits de l’expert fictif sont toujours accessibles sur Senenews, ActuNiger, Senego, MaliActu ou encore GuinéeMatin. Le 31 mars encore, son compte X, suspendu quelques jours plus tard, publiait aussi un commentaire, au sujet de l’actualité française cette fois, dans lequel il expliquait que la France venait d’« exclure son principal candidat de l’opposition de la course à la présidence », en l’occurrence Marine Le Pen.
Le même jour, alors que la leader d’extrême droite était reconnue coupable par la justice française de détournement de fonds publics – et donc condamnée entre autres à une peine d’inéligibilité de laquelle elle a fait appel –, Dmitri Peskov, porte-parole de Vladimir Poutine, déclarait quant à lui que « la situation de Marine Le Pen constitu[ait] une violation des normes démocratiques. » Dans la même veine, la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères parlait, elle, « d’agonie de la démocratie française ». Un point que Grégoire Cyrille Dongobada ne reniera sans doute pas.
Source: JeuneAfrique
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