Fédéralisme Ou Centralisme Dans L’État Congolais

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Fédéralisme Ou Centralisme Dans L'État Congolais
Fédéralisme Ou Centralisme Dans L'État Congolais

Africa-Press – Congo Kinshasa. Depuis plus de soixante-dix ans, une partie des élites cherche à faire croire que si l’État congolais échoue, c’est parce qu’il serait trop centralisé, trop « jacobin », trop éloigné des provinces. De là découle un récit séduisant: il suffirait de « casser » l’État central, de transférer plus de compétences et de ressources aux provinces, pour que la gouvernance s’améliore mécaniquement. Ce discours est confortable, car il déplace la responsabilité vers les textes et les cartes administratives, plutôt que vers les comportements et les pratiques des acteurs publics.

Cette vision repose très probablement sur un diagnostic erroné. Elle postule que la structure produit la vertu, que la forme de l’État engendre de meilleurs comportements. Or l’histoire congolaise – et, au-delà, l’histoire africaine – montre l’inverse: dans un État dépourvu de capacités humaines suffisantes, les mêmes élites, avec les mêmes faiblesses techniques et morales, les mêmes habitudes politiques et les mêmes réflexes prédateurs, se contentent de changer d’échelle. Elles passent du niveau central au niveau provincial sans que la qualité de la gouvernance ne s’améliore. Déplacer le pouvoir de Kinshasa à Lubumbashi ou à Bukavu ne transformera pas le clientélisme en culture de responsabilité publique, ou la corruption à ciel ouvert des bons pères de famille de Kinshasa en meilleurs pères de famille de provinces. Diviser un État faible ne crée pas des entités fortes. Cela produit, au contraire, plusieurs pôles de vulnérabilité, parfois davantage exposés aux captures locales ou étrangères.

L’exemple du Soudan illustre de manière saisissante cette illusion. La séparation avec le Soudan du Sud fut présentée comme une solution structurelle à des décennies de guerre civile: deux États au lieu d’un, chacun supposément plus cohérent et plus stable. Or, loin d’apporter la paix et la bonne gouvernance promises, cette fragmentation a produit deux États profondément fragiles, minés par des luttes internes, une cohésion institutionnelle limitée, des élites peu préparées et des administrations incapables d’assurer les fonctions essentielles de l’État. La division n’a pas résolu les problèmes structurels ; elle les a dupliqués.

Ce cas illustre la leçon que la RDC refuse d’assimiler: quand le problème central réside dans la qualité de la gouvernance et des élites, ni le fédéralisme ni la décentralisation ne corrigent quoi que ce soit en soi. Ils se contentent de reproduire les mêmes insuffisances humaines à une échelle réduite. Ce n’est donc pas la géométrie institutionnelle qui garantit la stabilité, mais la capacité humaine investie dans les institutions.

Cette illusion structurelle est également entretenue par une méconnaissance – ou un oubli délibéré – de l’histoire comparative africaine. À l’ère des indépendances, la différence fondamentale entre la RDC et des pays comme le Sénégal ou la Côte d’Ivoire tient beaucoup moins au choix entre centralisation et fédéralisme qu’à la formation, à l’expérience et à la densité de leurs élites dirigeantes. Le Sénégal et la Côte d’Ivoire accèdent à l’indépendance avec des dirigeants dotés d’une solide formation universitaire, d’une pratique parlementaire affirmée et d’une participation active aux institutions coloniales. Senghor est agrégé, écrivain, député à l’Assemblée française ; Houphouët-Boigny est député puis ministre en France. Ils sont entourés de cadres formés, de fonctionnaires expérimentés et d’une administration déjà partiellement africanisée. Bref, ils héritent d’une infrastructure humaine capable de porter un État moderne.

Rien de tout cela au Congo. Le pays n’a que quelques dizaines de diplômés universitaires, aucun officier formé, quasiment aucun administrateur supérieur africain, des partis politiques très jeunes et largement ethno-régionalisés. À ce jour, en 2025, la RDC n’a jamais eu un dirigeant ayant le minimum scolaire/académique de Senghor ou Seretse Khama du Botswana des années 1960s. Van Bilsen avait d’ailleurs anticipé cette faiblesse du déficit de formation des cadres dès 1955: sans élite formée, expérimentée et socialisée aux normes institutionnelles, une indépendance rapide serait instable. Son « Plan de trente ans » insistait non pas sur la forme future des institutions, mais sur la nécessité de construire, patiemment, une élite administrative, technique et politique. Or le système éducatif colonial, limité à une instruction de base et à un enseignement secondaire réduit, n’a pas permis l’émergence de cette élite. À l’indépendance, aucun Congolais n’a atteint le grade d’officier dans la Force publique et les administrateurs africains sont rarissimes. C’est dans ce contexte que naît la « crise congolaise ».

Le débat centralisation–fédéralisme qui suit l’indépendance n’émerge donc pas dans un vide politique. À mesure que la décolonisation devient inéluctable, une partie des élites belges et économiques passe de la résistance à l’indépendance à une stratégie de contrôle indirect. L’enjeu n’est pas l’architecture des institutions, mais le destin des rentes minières du Katanga et du Kasaï. Le Katanga fournit à lui seul l’essentiel des exportations congolaises ; le Sud-Kasaï domine la production de diamants. Dans ce contexte, les projets fédéralistes deviennent des mécanismes permettant de mettre sous cloche ces régions stratégiques. Les sécessions du Katanga et du Sud-Kasaï mobilisent le langage du fédéralisme pour légitimer le maintien d’intérêts externes et contenir les ambitions redistributives des nationalistes. Ce cadre explique aussi pourquoi certains associent encore aujourd’hui le fédéralisme à une menace de balkanisation. Pourtant, ce discours ignore un fait majeur: le régime de Kinshasa a, de facto, déjà « fédéralisé » l’économie minière de l’Est au travers d’accords régionaux et internationaux qui reconnaissent implicitement des zones d’influence et des circuits d’extraction échappant à un contrôle réel de l’État. Dans les faits, Kinshasa et plusieurs groupes armés ou acteurs politico-militaires appliquent une logique commune: une fragmentation fonctionnelle du pouvoir économique sans réforme institutionnelle sérieuse.

D’où la question: ce débat n’est-il pas aussi une stratégie de diversion des élites?

Lorsqu’une élite ne souhaite pas être évaluée sur ses compétences, elle a intérêt à construire un récit où l’échec de l’État est présenté comme un problème lié à la forme de l’État, et non à l’humain. Le fédéralisme devient alors un refuge rhétorique. Affirmer que « si nous étions fédéralistes, tout irait mieux » permet d’éviter les questions essentielles: la corruption, les compétences, la performance, la reddition de comptes. Le débat glisse du terrain de la responsabilité à celui des formes institutionnelles. On discute de cartes, de provinces et de pourcentages de rétrocession, au lieu de demander: qui gouverne, avec quelles compétences et avec quels résultats?

L’ensemble de ces éléments conduit à une conclusion nette: le problème central de la RDC, et donc la clé de sa reconstruction, réside dans la capacité humaine plutôt que dans la forme de l’État. Si ce diagnostic est exact, la priorité ne doit plus être de réviser sans cesse la constitution, mais de bâtir, à long terme, des capacités humaines et institutionnelles solides. Cela implique de relever le niveau d’éducation et de civisme, de combattre résolument la corruption et la culture du faux – faux diplômes, faux parcours, fausses performances – afin de restaurer la primauté de la compétence, de la rigueur et, tout simplement, du sens commun. Il faut aussi réformer en profondeur la fonction publique pour promouvoir la compétence et l’intégrité, professionnaliser la justice, les forces de sécurité et la gestion économique, protéger les institutions de contrôle contre la capture, et encourager une culture politique fondée sur la performance plutôt que sur l’ethnicisme ou le patronage étranger. Cela exige enfin que les bonnes volontés rompent avec la complaisance: l’exigence à l’égard des comportements et des mœurs est une condition de survie collective.

Reconnaître cette réalité impose de repenser l’éducation, de transformer la fonction publique, de réorienter les incitations politiques et d’exiger des résultats concrets des gouvernants. Ce sont des réformes ardues, coûteuses, mais incontournables. À l’inverse, le fédéralisme sert souvent de slogan commode: il promet le changement sans toucher aux pratiques ni aux élites. Focaliser le débat sur la forme de l’État revient à expliquer la chute de Rome par ses frontières administratives plutôt que par la décadence de ses élites. Le Congo rejoue aujourd’hui ce même mythe. Or, la force d’un État dépend avant tout de la qualité humaine, morale et professionnelle de ceux qui le dirigent. Sans placer cette vérité au centre du débat national, la RDC continuera à répéter, sous des constitutions différentes, la même impasse: un État sans Étatistes, une forme sans fond.

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