Appréciation Du Franc Congolais Et Science Économique

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Appréciation Du Franc Congolais Et Science Économique
Appréciation Du Franc Congolais Et Science Économique

Africa-Press – Congo Kinshasa. Depuis quelques semaines, principalement en raisons des actions de la Banque Centrale du Congo (BCC), le franc congolais (CDF) gagne du terrain face au dollar par une appréciation qui peut avoir « théoriquement » aussi bien des effets bénéfiques (importations moins chères, ralentissement de l’inflation) que des effets pervers tels que la création des incitations spéculatives et des mécanismes d’arbitrage entre marché officiel (banques, bureaux de changes) et marché parallèle (cambistes de rues). Les données de la Banque Centrale du Congo indiquent que « Le cours indicatif de la monnaie nationale, à l’incertain se situe à 1 USD = 2 367,0950 CDF le 09/10/2025 contre 1 USD = 2 853,4003 au 10 septembre 2025… ». Cette appréciation suscite plusieurs interrogations de la part du public: l’appréciation du Franc congolais va-t-elle entrainer une baisse des prix, une amélioration du pouvoir d’achat des Congolais et sonner la fin de la dollarisation de l’économie congolaise pour un grand retour d’un franc congolais très fort?

A ces multiples questions, bien qu’accusés d’être souvent des « rabat-joie », face à une nette et visible appréciation du franc congolais, que disentles économistes sur les prix et sur la valeur du franc congolais face au dollar dans le temps?

En ce qui concerne les prix, la littérature montre que, pour plusieurs raisons pertinentes, les salaires et les prix à la consommation sont flexibles à la hausse mais « rigides à la baisse »: c’est-à-dire qu’ils ne s’ajustent pas instantanément à la baisse, même si des variables comme le taux de change s’amélioraient. En effet, la rigidité des prix résulte d’une combinaison de plusieurs facteurs tels que les coûts d’ajustements, les stratégies d’entreprises, les institutions contractuelleset les « incertitudes et anticipations des agents économiques ».

Dans le contexte de la République démocratique du Congo (RDC), la notion de rigidité des prix éclaire et justifie l’absence d’une baisse significative des prix intérieurs malgré l’appréciation du franc congolais (CDF) face au dollar américain (USD) observée à partir d’octobre 2025.Premièrement, en RDC, cette rigidité est renforcée par la dollarisation de l’économie. Une grande partie des transactions commerciales et financières, notamment dans les secteurs du commerce de gros et même parfois de détail, demeure libellée en USDjustifiant le fait que même si le CDF s’apprécie, les prix ne sont pas révisés à la baisse. De plus, quand les entreprises ajustent leurs prix, elles le font de manière progressive et non continue, préférant maintenir ceux-ci au niveau atteint lors de la constitution des stocks afin d’éviter des pertes de marge. Cette dynamique est observable sur les principaux marchés commerciaux, où les importateurs et grossistes continuent de vendre des marchandises achetées au mêmes prix, en dépit de l’appréciation du franc congolais.

Deuxièmement, les coûts de réétiquetage et d’ajustement des catalogues de prix peuvent retarder les ajustements, notamment dans les grandes chaînes commerciales telles que S&K ou Kin-Marché. En effet, la modification fréquente des prix est coûteuse pour les entreprises de telle sorte que les supermarchés ne peuvent pas se permettre d’ajusterrégulièrement leurs prix en raison du coût logistique et de l’incertitude. Par conséquent, même si les coûts d’importation diminuent temporairement (même à travers l’appréciation de la monnaie nationale), la répercussion sur les prix de détail est retardée, créant une rigidité nominale à la baisse.

Troisièmement, la dollarisation des contrats (loyers, frais scolaires, services hospitaliers) renforce l’inertie inflationnistecar les prix fixés dans les divers contrats ne peuvent pas s’ajuster à chaque fluctuation du taux de change, surtout en baisse. Enfin, dans les secteurs oligopolistiques tels que le carburant, les télécoms, le ciment, l’industrie de la bière ou les matériaux de construction, le pouvoir de marché permet aux grandes firmes de maintenir des prix rigides même lorsque les coûts diminuent, limitant ainsi la transmission de l’appréciation du taux de change aux prix intérieurs. Dans un contexte d’incertitude, les entreprises adoptent toujours des anticipations prudentesen maintenant les prix à leurs niveaux par crainte d’une nouvelle dépréciation du CDF. Il existe donc une valeur optionnelle de l’attente (option value of waiting): quand l’incertitude est forte, attendre donne plus d’informations et permet un ajustement futur plus optimal de telle sorte que, reporter l’ajustement de prix devient rationnel même si l’entreprise constate que son prix actuel n’est pas optimal. Ce qui se rapproche de ce que suggère le célèbre économiste argentinG. Calvo.

Du point de vue empirique, des travaux dans les pays avancés ont trouvé une durée médianepouvant aller jusqu’à environs 8 à 11 mois entre deux changements de prix “hors soldes temporaires”, et soulignent la prévalence des coûts d’ajustement et de la coordination entre entreprises. Autrement dit, même si le CDF s’apprécie, les importateurs et détaillants attendraient que la tendance dure plus ou moins 11 mois avant de réviser leurs prix, ce qui retarde la baisse des prix “vue dans les rayons” et affirme la rigidité des prix à la baisse.Au niveau des pays en développement, certaines études ont également examiné la question de la rigidité et l’ajustement asymétrique des prix entre gros et détail et ont pu documenter qu’il existe également des délais d’ajustement et surtout une grande résistance des détaillants à baisser les prix, confirmant l’hypothèse de « rigidité des prix à la baisse ».Des travaux macroéconomiques quant à eux ont montré que l’ « exchange rate pass-through » (ERPT) qui désigne la part de la variation du change transmise aux prix des importations puis aux prix intérieurs est incomplète et hétérogène. Pour les paysen développement, l’ERPT décroît avec la crédibilité monétaire et l’inflation tendancielle ; il dépend aussi de la devise de facturation (dominance du dollar) et du comportement de marge des exportateurs.

En ce qui concerne la valeur du franc congolais face au dollar dans le temps, nous pouvons relever trois faits importants, l’appréciation du CDF observée entre fin septembre et octobre 2025, résultat conjoint des ventes de devises par la BCC et de la ponction de liquidités en CDF via l’ajustement du taux de change appliqué à la partie en devise des réserves obligatoires présente un caractère évidemment transitoire et fragile. Trois mécanismes économiques permettent d’expliquer cette fragilité: les anticipations auto-réalisatrices, l’arbitrage entre les marchés de change officiel et parallèle et le recours à la fonction de réserve de valeur du dollar par les agents économiques.

Les modèles dits de crises de change de deuxième génération montrent que les mouvements du taux de change dépendent autant des anticipations des agents économiques que des fondamentaux macroéconomiques. En effet, lorsque les agents perçoivent une appréciation du taux de change comme non soutenable, ils anticipent un retour rapide à la dépréciation et ajustent leurs comportements de portefeuille en conséquence. En octobre 2025, les banques commerciales, importateurs et cambistes font face à une incertitude sur la durabilité de l’appréciation du CDF, principalement parce qu’il résulte d’un ajustement comptable de la réserve obligatoire et non d’un choc réel de productivité ou d’exportations (Comité de Politique Monétaire, BCC, 2025). En effet, selon les données communiquées par la BCC, 371 milliards de CDF ont été retirés du système bancaire lors du réalignement de la réserve obligatoire sur un taux de change actualisé. Cependant, comme décrit par le prix Nobel d’économiePaul Krugman: un choc de change sans « fondamentaux crédibles » génère un équilibre instable: les agents anticipent une inversion future et se repositionnent immédiatement en devises, annulant ainsi l’effet initial de l’appréciation.

Aussi, lorsque le taux de change officiel diverge durablement du taux parallèle, il se crée des rentes d’arbitrage favorisant des comportements spéculatifs (Lizondo, 1987 ; Kamin & Klau, 1998). Cette situation se manifeste en RDC oùle cours de change officiel est largement différent des taux pratiqués par les cambistes de rues au cours parallèle. Ce dualisme de marché encourage certains acteurs à obtenir des devises USD à des taux favorables via les intermédiaires financiers et opérateurs crédibles pour ensuite pratiquer des opérations d’achat et de vente sur le marché parallèle à des taux extrêmement éloignés de ceux à l’indicatif, réalisant des gains immédiats de 10 à 15 %. À mesure que ces comportements se multiplient et que les ménages et entreprises s’abstiendront de céder leurs devises USD à des taux exagérés, l’offre de devises s’assèche sur le marché formel, ce quirisquera de rétablirprogressivement la pression haussière sur le dollar, affaiblissant la portée de la politique de change. En effet, dans les économies dollarisées, l’existence d’un écart persistant entre taux officiels et parallèles compromet la stabilité et nuit à l’efficacité des interventions sur le marché des changes à cause entre autres de la spéculation.

Le recours massif au dollar comme actif de réserve de valeur par les ménages et entreprises en RDC peut rendre éphémère l’appréciation du CDF. En effet, le fait que la dollarisation peut s’auto-entretenir (persistante) parce que les agents craignent la volatilité future, rend le retour à une forte détention d’actifs en monnaie locale peu attractif. La thésaurisation de devises étrangères résulte d’une méfiance historique vis-à-vis de la monnaie nationale et d’une recherche de protection contre l’inflation et l’incertitude de change: des travaux suggèrent que malgré l’appréciation du CDF, dans le contexte de faible confiance dans la monnaie nationale, les agents peuvent préférer détenir des actifs en devises étrangères (USD) comme réserve de valeur, ce qui restreint la capacité des autorités nationales à persuader les agents de retourner à la monnaie locale. Aussi, la dédollarisation n’est possible que lorsque les agents trouvent des actifs financiers en monnaie locale crédibles et rémunérateurs, ce qui n’est pas encore le cas en RDC, où le marché financier domestique est encore embryonnaire et l’accès aux titres publics encore limité. La conséquence économique immédiate est claire: les agents économiques continuent à accumuler et garder des positions en USD, rendant inévitable le retour de la pression sur le taux de change après l’effet ponctuel des interventions de la Banque Centrale du Congo.

Le Franc congolais (CDF) n’a pas besoin seulement d’être “ très fort en valeur nominale”à la suite d’une forte appréciation. Il a besoin d’être prévisible. C’est la prévisibilité documentée et crédible qui peut calmer la spéculation, desserrer la thésaurisation et la réserve de valeur en USD et rendre possible une baisse durable des prix pour les ménages. La voie de réussite pour pareils objectifs de la monnaie nationale est simple: « règles, cohérence, transparence, profondeur du système financier, et discipline macroéconomique ».

*Caleb Bonyi MUKADI MUKANDILA est économiste et statisticien (Université Grenoble Alpes-UGA/Toulouse School of Economics-TSE/Université de Kinshasa-UNIKIN). Ce point de vue est strictement personnel et donc n’engage aucune de ses institutions d’appartenance.

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