Africa-Press – Djibouti. Novembre 2022. C’est l’effervescence dans la communauté mathématique : « Il paraît que ça bouge autour de la conjecture de Riemann ! » Les bruits de couloir vont bon train, entre l’espoir des uns et le scepticisme des autres. Il faut dire que la conjecture de Riemann n’est rien de moins que l’un des plus importants problèmes ouverts de la discipline. Un énoncé dont la majorité des spécialistes sont persuadés qu’il est exact, mais qu’ils échouent à démontrer depuis plus d’un siècle et demi, malgré des efforts acharnés. Or, si elle était enfin prouvée, cette hypothèse permettrait un bond spectaculaire dans la compréhension d’objets mathématiques fondamentaux : les nombres premiers – ces entiers qui ne peuvent être divisés que par 1 ou eux-mêmes : 2, 3, 5, 7, 11, 13, 17, etc.
« Les nombres premiers, c’est le début des mathématiques, sourit Cécile Dartyge, chercheuse en théorie des nombres à l’institut Élie-Cartan, à Nancy. Tout mathématicien a d’abord été un peu arithméticien. » En effet, ajoute Florent Jouve, chercheur dans le même domaine à l’Université de Bordeaux : « On peut considérer que vouloir comprendre les nombres entiers, c’est ça la vraie question, le point de départ de l’arithmétique. » Or les nombres premiers sont les briques élémentaires qui permettent de construire tous les autres : n’importe quel entier positif peut s’écrire sous la forme d’un produit de nombres premiers – et cerise sur le gâteau, pour chaque entier ce produit est unique ! Ils constituent donc une porte d’entrée privilégiée vers toute l’arithmétique : en étudiant les nombres premiers, on s’intéresse indirectement à tous les nombres entiers.
Un rôle clé en cryptographie
Si l’on connaît deux très grands nombres premiers, il est facile de calculer leur produit – un ordinateur fait cela très rapidement. Mais réciproquement, retrouver deux grands facteurs premiers à partir de leur produit est un problème d’une autre envergure ! Parce que les nombres premiers nous échappent encore par bien des aspects, décortiquer un tel produit est en général extrêmement long et ardu, même pour nos ordinateurs. À tel point que c’est sur la difficulté de ce problème que repose RSA, un protocole de cryptographie très répandu, qui sert à chiffrer des données pour pouvoir les échanger de manière sécurisée. En somme, les mystères des nombres premiers protègent le secret nos communications.
Un mystère qui suscite passions, hypothèses et erreurs
« Pourtant, soupire Florent Jouve, ils restent assez mystérieux. » En particulier, les spécialistes échouent à comprendre finement la manière dont ils se répartissent parmi les autres nombres. Si l’on examine tous les entiers positifs jusqu’à une certaine valeur, combien parmi eux seront premiers ? Quand on connaît tous les nombres premiers jusqu’à un certain point, peut-on prédire quel sera le suivant ? Ou tout du moins, estimer comment évolue la différence entre deux nombres premiers consécutifs, quand on considère des nombres de plus en plus grands ?
Ces questions fondamentales et multiséculaires n’ont aujourd’hui encore que des réponses partielles. Elles font l’objet de recherches actives… Impliquant, de manière centrale, la fameuse hypothèse de Riemann. Formulée en 1859 par Bernhard Riemann, le mathématicien allemand qui lui a donné son nom, cette conjecture porte sur les points d’annulation d’une certaine fonction -appelée « zêta de Riemann » et désignée par la lettre grecque z . « Zêta, c’est un outil analytique qui encode une grande partie des propriétés des nombres premiers », explique Florent Jouve. Cécile Dartyge précise : « Si on connaissait les endroits où la fonction s’annule, cela nous donnerait automatiquement une meilleure connaissance de la répartition des nombres premiers . » Forcément, un sujet d’une telle importance suscite des passions.
D’ailleurs, nombreux sont les mathématiciens, professionnels ou amateurs, qui prétendent avoir levé le mystère et démontré que la conjecture est vraie. Et ils sont presque aussi nombreux à revendiquer le contraire. On trouve ainsi sur Internet des dizaines d’entrées de type « Proof of the Riemann hypothesis » (« Preuve de l’hypothèse de Riemann ») ou « The Riemann hypothesis is false » (« L’hypothèse de Riemann est fausse »), sous la forme de prépublications déposées sur le site arXiv ou de billets de blog. La communauté mathématique prête en général peu d’attention à ces supposées démonstrations, qui sont souvent grossièrement erronées dès les premières lignes…
Mais fin 2022, le scénario est tout autre. Car celui qui aurait permis une avancée sur le sujet n’est pas n’importe qui : Yitang Zhang, un mathématicien sino-américain qui s’est déjà illustré par des percées spectaculaires dans l’étude des nombres premiers. Il n’en faut pas plus pour que la presse s’emballe : « Yitang Zhang confirme une solution partielle à l’hypothèse de Riemann » titre le 8 novembre le site Web d’information chinois Pandaily. Pourtant, à bien y regarder, on ne trouve aucune mention explicite de la fameuse conjecture dans les 111 pages de l’article mis en ligne quatre jours auparavant par le chercheur. Et pour cause : « Il est tout simplement faux d’affirmer que Yitang Zhang s’approche de l’hypothèse de Riemann avec ce papier « , assène Gergely Harcos, chercheur en théorie des nombres à l’institut de mathématiques Alfréd-Rényi à Budapest, en Hongrie, spécialiste du sujet.
Les « problèmes du millénaire »
L’hypothèse de Riemann est l’un des « problèmes du millénaire ». Cette liste, établie par l’institut de mathématiques Clay (CMI, Université du New Hampshire, États-Unis) et annoncée en grande pompe le 24 mai 2000 au Collège de France à Paris, comprend sept questions mathématiques considérées comme « certains des problèmes les plus difficiles avec lesquels se débattaient les mathématiciens au tournant du millénaire « . Elle est inspirée des 23 problèmes listés en 1900 par le grand mathématicien allemand David Hilbert, qui considérait – à raison – que ces questions marqueraient les mathématiques du siècle. Fait remarquable : l’hypothèse de Riemann apparaissait déjà dans les problèmes de David Hilbert. Un prix d’un million de dollars américains (un peu plus de 930.000 euros) est attribué par le CMI pour la résolution de chacune des sept questions. À l’heure actuelle, un seul problème a cédé – la conjecture de Poincaré, énoncée en 1904 par le Français Henri Poincaré et démontrée un siècle plus tard par le Russe Grigori Perelman. Pour cet accomplissement, le chercheur s’est vu attribuer la prestigieuse médaille Fields en 2006 puis le prix du millénaire du CMI en 2010… Distinctions qu’il a toutes deux refusées !
Une fonction définie sur tous les nombres complexes
Douche froide ? Non. Car même en écartant une avancée sur la conjecture de Riemann, l’intérêt des spécialistes pour le travail du mathématicien sino-américain reste élevé. Sa prépublication, intitulée « Discrete mean estimates and the Landau-Siegel zero » , concerne en fait un autre énoncé central en théorie des nombres : une conjecture portant sur le « zéro de Siegel ». En substance, il s’agit de démontrer que les « zéros » d’un certain type de fonctions – c’est-à-dire les points auxquels elles s’annulent ne sont jamais trop proches d’une certaine région. « Les fonctions auxquelles on s’intéresse s’appellent fonctions L de Dirichlet, détaille Florent Jouve. On aimerait démontrer que, pour ces fonctions, un certain type de zéro ‘exceptionnel’ n’existe pas. Mais on n’arrive pas à le prouver. Ce que prétend Yitang Zhang, c’est qu’il est parvenu à comprendre beaucoup plus précisément où se situerait cet hypothétique ‘zéro de Siegel’. » « Le travail de Yitang Zhang reste très éloigné de l’hypothèse de Riemann, et ne constitue même pas une preuve de la conjecture sur le zéro de Siegel, reprend Gergely Harcos. Reste que si sa démonstration est juste, cela constituera tout de même un immense progrès pour les théoriciens des nombres ! »
Mais comment diable en est-on venu à étudier les points d’annulation de fonctions bizarres pour tenter de comprendre les nombres premiers ? Pour bien des chercheurs et chercheuses, c’est ce genre de ponts entre des domaines en apparence éloignés des mathématiques qui font la beauté de la discipline. Sa magie. Sa puissance. Car historiquement, de tels liens se sont révélés incroyablement féconds – en particulier dans le domaine de la théorie des nombres.
La fonction zêta est initialement définie pour tous les nombres réels s >1 par une formule. Dès 1735, elle est étudiée par le mathématicien suisse Leonhard Euler, qui démontre notamment que la somme de l’inverse des carrés de nombres entiers vaut π2 /6. Il généralise ce résultat en démontrant une formule qui donne explicitement la valeur de z pour tous les entiers positifs pairs.
Associer une fonction à une certaine suite numérique est une idée centrale en théorie des nombres. Ici, cela définit la fonction zêta de Riemann, intimement liée à la répartition des nombres premiers.
Mais c’est au milieu du 19e siècle que la véritable révolution intervient. C’est alors le plein essor de l’analyse complexe. Cette discipline porte sur l’étude des fonctions complexes, c’est-à-dire celle qui associent un nombre complexe à un autre nombre complexe – là où les fonctions plus traditionnelles prennent un nombre réel et lui associent un nombre réel (un nombre complexe z s’écrit a + ib, où a et b sont des nombres réels et i un nombre tel que i2 = -1). Bernhard Riemann a alors l’idée – lumineuse – de prolonger la fonction zêta pour en faire une fonction définie sur tous les nombres complexes (à l’exception de 1, pour des raisons techniques), afin de pouvoir l’étudier avec des outils issus de ce nouveau champ de l’analyse. « Ce qui est très puissant, c’est qu’une fois prolongée comme Bernhard Riemann l’a fait, la fonction zêta vérifie une jolie équation fonctionnelle – une relation entre fonctions -, qui permet d’établir un lien explicite entre ses zéros et la répartition des nombres premiers », souligne Cécile Dartyge.
Nous y voilà : le problème fondamental de la répartition des nombres premiers est devenu un problème d’étude des zéros d’une fonction complexe. Or, si certains des zéros de zêta sont bien connus – on parle de « zéros triviaux », et il s’agit de tous les entiers pairs strictement négatifs – d’autres persistent à nous échapper. Car si l’on visualise l’ensemble des nombres complexes comme un plan, on sait que les zéros « non triviaux » sont tous localisés dans une certaine bande. Mais l’hypothèse de Riemann prétend qu’ils sont en réalité tous situés sur une même droite du plan complexe, bien rangés. Une hypothèse largement confirmée par les simulations numériques que l’on a effectuées, mais que des générations de chercheurs se sont acharnées à essayer de démontrer. En vain. « C’est un problème extrêmement difficile, insiste Florent Jouve. En témoignent tous les efforts qui ont déjà été déployés pour tenter de le résoudre, sans succès. » Aujourd’hui, on s’évertue à réduire la zone dans laquelle on sait que tous les zéros non triviaux sont situés, pour tenter de la rapprocher de la droite pressentie par Bernhard Riemann.
Prudence et scepticisme sont de rigueur
Quel rapport avec les travaux de Yitang Zhang ? « La conjecture qui prétend qu’il n’existe pas de zéro ‘exceptionnel’ pour les fonctions L de Dirichlet est une conséquence de l’hypothèse de Riemann, explique Andrew Granville, de l’Université de Montréal (Canada). Plus précisément : s’il existait un tel zéro, cela démontrerait que la conjecture de Riemann est fausse. On cherche donc à démontrer que ce n’est pas le cas. » Au mieux Yitang Zhang a-t-il donc démontré qu’il sera encore plus difficile que prévu de trouver un contre-exemple à l’hypothèse de Riemann… Ce qui est bien loin d’apporter la preuve de son exactitude.
Sans compter que la justesse des travaux du mathématicien sino-américain laisse aujourd’hui un certain nombre de spécialistes sceptiques. Terence Tao, référence mondiale dans le domaine, avait repéré des coquilles dans la prépublication dès la mi-novembre 2022, appelant à la prudence. Un mois plus tard, Gergely Harcos lui aussi se disait « moins optimiste qu’au départ quant à l’exactitude des résultats présentés » . À l’heure actuelle, le papier n’est toujours ni accepté pour publication, ni rejeté. Mais même dans l’hypothèse de travaux finalement invalidés par la communauté, reste – toujours – l’espoir d’y trouver des idées nouvelles pour poursuivre les recherches. Une certitude demeure en tout cas : l’effervescence qu’a suscitée cette affaire est symptomatique de l’importance accordée aux questions tournant autour de la théorie analytique des nombres et de sa quête, formidablement actuelle, de la répartition des nombres premiers.
Yitang Zhang, les nombres premiers chevillés au corps
Né en 1955, Yitang Zhang est un mathématicien sino-américain, spécialiste de théorie des nombres. Après des études à l’Université de Pékin, en Chine, puis à l’Université Purdue, aux États-Unis, il peine pendant quelques années à trouver un poste de chercheur, mais finit par être embauché à l’Université du New Hampshire. Ses recherches tournent autour des nombres premiers. Il s’intéresse d’abord à la conjecture de Landau-Siegel, puis se tourne vers un autre problème central du domaine : la conjecture des nombres premiers jumeaux, qui prétend qu’il existe une infinité de nombres premiers qui ne diffèrent que de deux (comme 11 et 13 ou 29 et 31). En 2013, Yitang Zhang est propulsé sur le devant de la scène mathématique mondiale par la démonstration d’une forme faible de cet énoncé : il existe une infinité de nombres premiers qui diffèrent de moins de 70 millions. Une véritable prouesse qui ouvrira la voie à une collaboration mondiale sur ce sujet. Mais la conjecture de Landau-Siegel lui tourne toujours dans la tête. Fin 2022, Yitang Zhang met en ligne une prépublication qui prétend affiner la compréhension de ce problème – sans pour autant le résoudre entièrement. Quelle sera la postérité de ce travail ? L’avenir le dira, car la preuve doit encore être validée par la communauté mathématique.
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