Africa-Press – Djibouti. Qui mange qui ? A l’heure actuelle, les scientifiques connaissent une infime partie des interactions trophiques entre les êtres vivants, c’est-à-dire le réseau d’alimentation de chaque espèce. Une nouvelle étude, publiée dans Ecography, révèle les résultats de l’apprentissage automatique pour identifier de nouvelles interactions trophiques chez les oiseaux et les mammifères. Selon les chercheurs du laboratoire d’écologie mondiale de l’Université Flinders (Australie), ce modèle pourrait prédire les espèces susceptibles de disparaître. Cependant, de nombreuses informations essentielles à un tel pronostic restent inconnues.
Un long travail de recensement
Tout d’abord, comment fonctionne cet algorithme ? Les chercheurs ont fourni au programme les informations connues sur l’alimentation des oiseaux et des mammifères. Ils ont notamment recensé les caractéristiques de chacune de leurs proies, comme leur morphologie par exemple. Ensuite, l’objectif était de trouver de nouvelles proies potentielles pour ces espèces. Ainsi, si le modèle enregistre que le renard peut manger des campagnols, petits rongeurs, il en déduit d’autres espèces de rongeurs similaires qu’il inscrit dans le régime alimentaire potentiel du renard. De la même manière, il inscrit le campagnol dans le régime alimentaire potentiel d’autres mammifères aux caractéristiques proches du renard, petit carnivore, grandes dents et vaste mâchoire : le loup par exemple.
Pour élargir ce régime alimentaire potentiel, les scientifiques utilisent également la phylogénie, c’est-à-dire les liens de parenté entre les animaux. Si on ne connaît pas les caractéristiques exactes d’une espèce, on lui applique les traits d’un proche cousin vraisemblablement similaire. « Il s’agit bel et bien d’interactions alimentaires potentielles. On ne peut pas s’assurer des préférences de chaque espèce. Que ferait un renard s’il avait accès à deux espèces de souris différentes ? Comme l’humain, leur régime alimentaire peut dépendre de chaque individu et surtout de leur environnement », souligne Wilfried Thuiller, chercheur en écologie et modélisation de la biodiversité au CNRS, pour Sciences et Avenir.
Les cinq proies de mammifères et d’oiseaux les plus et les moins probables pour le renard roux (Vulpes vulpes) dans le désert de Simpson (en Australie) prédites par l’IA. Les flèches bleues pleines indiquent les proies qui ont été prédites et observées, les flèches bleues en pointillés montrent les proies qui ont été prédites mais non observées et les lignes rouges indiquent les espèces qui n’ont pas été prédites ou observées comme proies. Crédits : John Llewelyn, Flinders University. Cliquez pour agrandir l’image
Les cascades d’extinction
A l’aide de cette intelligence artificielle, les scientifiques ont pour ambition de prévoir les co-extinctions d’espèces. Mais de quoi s’agit-il ? Quand une proie disparaît, elle peut entraîner la disparition de son prédateur. C’est ce qu’on appelle une cascade d’extinction, ou une co-extinction. De la même façon, si les pollinisateurs venaient à tous disparaître, la majorité des végétaux s’éteindrait également.
Pour mieux comprendre les co-extinctions, revenons aux fondamentaux. De manière schématique, on représente souvent les interactions trophiques grâce à une pyramide. Les animaux y sont placés par groupe, en fonction de leur régime alimentaire : les proies sont placées sur les étages en dessous de leurs prédateurs. Au bas de la pyramide, les organismes décomposeurs (par exemple bactéries, vers de terre et champignons) se nourrissent de la matière organique du sol. Les plantes constituent le second étage. Viennent ensuite les herbivores, dont beaucoup d’insectes et de gastéropodes. Les consommateurs secondaires, comme les grenouilles et les serpents, forment le quatrième étage : ils se nourrissent de petits herbivores et autres invertébrés. Ensuite viennent les prédateurs, comme le renard, la fouine et d’autres mustélidés. Enfin, au sommet de la pyramide trônent les top prédateurs, comme le loup et le lynx en France.
Les co-extinctions commencent souvent par le bas de la pyramide : la proie disparaît, ce qui induit l’extinction du prédateur. « Mais ce n’est pas toujours le cas », indique Wilfried Thuiller, chercheur extérieur à l’étude. « Les prédateurs sont également de très bons régulateurs de maladie. En s’attaquant en individus les plus faibles au sein des populations, ils permettent que celle-ci ne se transmette pas aux générations futures. » Sans cette régulation, leurs proies peuvent donc aussi s’éteindre. Pour comprendre cet équilibre, la connaissance des interactions entre espèces est donc indispensable.
L’IA est utile, mais elle comporte des limites considérables
« Ce que fait cette IA, c’est le travail du naturaliste lorsqu’il étudie la potentielle réintroduction d’une espèce dans un écosystème, en s’aidant de la bibliographie sur le sujet et sa connaissance empirique », explique le chercheur. Si cette analyse peut être réalisée « à la main », l’apprentissage automatique facilite et accélère les recherches. Moyennant davantage de données sur les invertébrés, elle pourrait, par exemple, s’avérer très utile sur les questions de réhabilitation et restauration des sols, de réintroduction d’espèces, ou encore l’impact des espèces envahissantes.
Ce programme présente toutefois de nombreuses limites, notamment l’incontestable manque d’informations concernant les invertébrés, qui représentent la plus grande proportion des êtres vivants. « Il faut aussi penser à la répartition géographique des espèces », estime Wilfried Thuiller. Pour l’heure, aucune donnée de ce type n’a été renseignée sur le programme d’apprentissage automatique. “Dans les Alpes par exemple, si le chamois venait à disparaître, et qu’elle était la seule proie du loup, ce prédateur migrerait simplement. Ce serait une co-extinction locale uniquement », nuance-t-il.
La répartition spatiale des espèces permettrait également de connaître les préférences des animaux, par population. « L’ours est particulièrement présent dans les régions froides du nord de l’Europe, riches en rennes et baies. Mais il vit également dans certaines régions plus chaudes, comme les Appenins en Italie, sans rennes et son régime alimentaire y est tout autre », souligne Wilfried Thuiller.
Le chacal doré, initialement originaire d’Afrique du Nord, envahit peu à peu le sud de l’Europe. Son alimentation étant très proche de celle du renard, cette IA pourrait permettre de prédire le succès trophique de ce prédateur. « Si on connaissait la répartition des espèces locales, on pourrait prédire à quelle proie il s’attaquerait en priorité et juger du danger d’extinction ou non pour l’espèce prédatée », analyse le chercheur.
La redondance des proies est aussi à prendre en compte. Si le régime alimentaire d’un prédateur est composé de 10 proies différentes, l’extinction d’une seule d’entre elles ne l’affectera pas forcément. C’est le cas de certaines espèces très versatiles, comme le renard. Au contraire, cela influera pour d’autres, dont le régime alimentaire est spécifique, comme le Trolle d’Europe, une fleur pollinisée par un seul type de mouche. Si ce genre de mouche venait à disparaître, cette fleur ne pourrait plus se reproduire.
« Les photos de nature que l’on prend chaque jour sont des mines d’informations incroyables »
Enfin, pour compléter ce programme, il faudrait pouvoir prédire la préférence des prédateurs pour l’une ou l’autre des proies. « Pour cela, il faudrait indiquer à l’IA une caractéristique sur la facilité d’acquisition des espèces », propose Wilfried Thuiller. En effet, les prédateurs privilégient les proies dont la chasse est la moins coûteuse en énergie. Une des caractéristiques liées à la facilité d’acquisition pourrait être la vitesse de déplacement. « On pourrait l’étudier en regardant la longueur des pattes notamment ou des ailes chez les insectes et oiseaux », ajoute-t-il.
Cette étude n’est pas la première à s’intéresser au recensement des interactions trophiques. L’équipe de recherche de Wilfried Thuiller a aussi étudié ce réseau chez les vertébrés en Europe et en Amérique du Nord. Pour compléter le recensement de données nécessaires à l’élaboration d’une IA plus performante, le chercheur préconise l’utilisation de photos prises par le grand public et d’applications de reconnaissance. « Les photos de nature que l’on prend chaque jour sont des mines d’informations incroyables. C’est là que l’IA a un rôle très important à jouer : arriver à détecter et identifier les espèces présentes sur les clichés, et ainsi transformer ces données brutes en nouvelles connaissances sur les interactions entre espèces », conclut-il.
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