Africa-Press – Djibouti. Ne pas toucher. Contempler, mais ne rien perturber. La réserve naturelle nationale de Cerbère-Banyuls ( Pyrénées-Orientales) ne se visite qu’avec palmes, masque et tuba, le long d’un sentier sous-marin strictement balisé. L’oursin violet et le corail rouge figurent parmi les 539 espèces recensées de ce milieu d’une richesse exceptionnelle. Entre 15 et 30 mètres de fond, les herbiers de posidonies abritent sars, daurades et saupes.
Un spectacle rare: cinquante et un ans de protection totale ont généré un écosystème complet, qui tranche avec les fonds voisins où les poissons sont surpêchés et les posidonies arrachées par les ancres des bateaux. Cela donne aux apnéistes d’aujourd’hui une petite idée de la Méditerranée d’autrefois. Et de l’ampleur des efforts à entreprendre pour protéger réellement 30 % des espaces marins, un objectif sur lequel s’est engagée la communauté internationale lors de l’adoption de l’accord de Kunming-Montréal, en décembre 2022.
La réserve de Cerbère-Banyuls est un confetti de 650 hectares. Une minuscule « aire marine protégée » (AMP). Sur la façade méditerranéenne, il n’y a guère que la réserve de Port-Cros (Var), avec ses 60 hectares, qui atteigne le même niveau de protection, ainsi que les 85 hectares de Carry-le-Rouet (Bouches-du-Rhône). « Officiellement, pourtant, près de 60 % des eaux littorales méditerranéennes françaises sont des AMP, note Joachim Claudet, directeur de recherche au Centre de recherches insulaires et observatoire de l’environnement (Criobe/ CNRS), à Perpignan. Mais les zones réellement contrôlées ne représentent que 0,01 % de la zone économique exclusive [ZEE, zone sur laquelle l’État exerce des droits d’exploitation sur les ressources, ndlr] de la façade méditerranéenne française. »
Les autres pays méditerranéens ne font pas mieux. Seuls 6 % de la Méditerranée sont couverts par un statut de protection, mais dans 95 % de ces espaces, la réglementation n’est pas plus sévère qu’à l’extérieur de leurs limites. Ainsi, le chalutage ou la pose de filets maillants dérivants n’y sont pas interdits. On compte aujourd’hui près de 20.000 AMP couvrant 10 % de la surface des mers du globe. Mais moins de 1 % d’entre elles bénéficient de réelles interdictions d’exploitation.
Une protection effective: c’est ce que réclament les scientifiques. Ce qui implique des mesures fortes. En la matière, c’est le classement établi par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) qui donne les règles à respecter pour offrir des garanties sérieuses. L’organisation intergouvernementale a créé six catégories de protection. Les quatre premières interdisent tout type de prélèvement d’animaux, de végétaux et de minéraux, limitent les activités touristiques ou récréatives qui peuvent être tolérées. En clair, la pêche y est interdite, sauf dans ses formes les plus traditionnelles. Aucune des six catégories de protection n’autorise la pêche industrielle. Le classement UICN implique donc l’interdiction du chalutage pélagique et du chalutage de fond (traction d’un filet en pleine eau pour le premier ou au fond pour le second) et de la senne danoise (filet en forme d’entonnoir tracté sur le fond), pratiques considérées comme les plus destructrices du milieu marin. Des forces de police sont ainsi nécessaires pour faire respecter la réglementation.
Les engagements de la communauté internationale en échec
Si la question de la protection des espaces marins se pose aujourd’hui avec autant d’acuité, c’est que les preuves d’une surexploitation des ressources s’accumulent depuis le début de ce siècle. Selon la FAO, 40 % des stocks de poissons (parties exploitables de la population d’une espèce dans une zone donnée) sont actuellement extraits dans des proportions telles que les générations n’ont plus le temps de se renouveler. On était à moins de 10 % en 1974. Ce garde-manger de l’humanité est en train de se vider.
À Nagoya (Japon), en 2010, la communauté internationale a ainsi décidé à l’unanimité que « d’ici à 2020, tous les stocks de poissons et d’invertébrés et plantes aquatiques [seront] gérés et récoltés d’une manière durable, légale, et en appliquant des approches fondées sur les écosystèmes, de telle sorte que la surpêche soit évitée ». Ce noble projet a été conforté en 2015 par les Objectifs du développement durable, qui reportent l’échéance à 2030. Mais aujourd’hui, l’échec de l’action des États est patent: loin d’être stoppée, la surexploitation continue.
Les pêcheurs vent debout contre la protection stricte des océans
Sur le papier, pourtant, les AMP se sont multipliées. La France, par exemple, en compte à ce jour 565 ! « Les gouvernements ont voulu répondre à leurs engagements internationaux en délimitant des zones, mais sans pour autant voter des réglementations contraignantes, ni allouer des budgets pour la gestion et la surveillance des aires désignées », constate Rodolphe Devillers, géographe marin à l’Institut pour la recherche et le développement (IRD). Les scientifiques ont donc très rapidement dénoncé ces « AMP de papier ».
On assiste même à des effets d’aubaine qui aggravent encore les pressions sur l’environnement. C’est ce qu’a pu mesurer Rodolphe Devillers dans une enquête sur des AMP de Tanzanie, publiée en octobre 2024 dans la revue Conservation Letters. La création d’une aire protégée sur l’archipel de Zanzibar, en 2004, avait été l’occasion pour la Banque mondiale de mener une enquête fouillée sur le niveau de vie dans les bourgades riveraines: qualité de l’habitat, possession d’appareils ménagers, de véhicules, etc. « Dix-huit ans plus tard, nous avons posé les mêmes questions aux habitants, raconte le chercheur. Et nous avons constaté que plus les gens habitent près de l’aire marine, plus leur niveau de vie s’est amélioré. Mais malheureusement pas du fait de la protection de l’environnement, puisque ces AMP ne sont pas réglementées. » Ce qu’il s’est passé, c’est que le statut accordé aux îles a permis le développement d’un « écotourisme » s’appuyant sur l’image positive accordée par le statut de protection. « Les pêcheurs vivant à proximité des AMP tirent des revenus de la commercialisation du poisson dans les hôtels, mais aussi de l’organisation d’excursions sur les sites préservés. De plus, les communautés riveraines perçoivent des subventions de l’État issues des taxes sur le tourisme », explique Narriman Jiddawi, spécialiste tanzanienne des pêcheries.
Malgré ce résultat ambigu, l’enquête des chercheurs de l’IRD permet de combattre l’idée selon laquelle les AMP se font au détriment de l’économie locale. Car la protection stricte des océans est vécue par les pêcheurs comme une menace à leur survie économique. En France, ils ont le sentiment qu’on est en train de mettre tout l’océan « sous cloche » à leurs dépens… alors que ce n’est pas le cas. « Outre l’absence de réglementation forte, la plupart des AMP françaises sont situées dans des régions où la pression humaine est faible, voire inexistante, constate Joachim Claudet. Ainsi, 80 % de leur surface se situe dans les eaux des terres australes et antarctiques. »
Pourtant, les pêcheurs ont tout à gagner de l’établissement d’aires réellement protégées. Les faits sont là: un moratoire sur les captures entraîne un repeuplement rapide. Il suffit ensuite de quelques années pour que les populations renouvelées prospèrent également autour de ces AMP. L’équipe de Joachim Claudet l’a démontré en modélisant, en Méditerranée, l’évolution d’un poisson très courant, le sar commun.
Après quarante ans de protection forte, la biomasse des poissons augmente de 90 % et les prises par la pêche à l’extérieur de la réserve de 60 %. Une autre étude, menée par le Centre océanographique des Baléares, montre une augmentation des prises de poisson autour de six réserves strictement protégées jusqu’à 2,5 kilomètres des limites des réserves. En Polynésie, les prises de thons obèses augmentent de 18 % à proximité des zones protégées. « Notre travail n’est pas dirigé contre l’activité des pêcheurs, martèle Joachim Claudet. Nous voulons au contraire les accompagner dans la mutation économique que va leur demander la protection des océans. »
Une localisation de plus en plus précise des espèces marines dans tous les océans
L’enjeu des prochaines années est donc double: définir précisément les zones de forte biodiversité et d’abondance des espèces, afin d’y concentrer les efforts de protection. Et convaincre les pêcheurs. Les outils pour atteindre le premier objectif sont robustes. En septembre 2021, un article paru dans la revue Science en donnait le détail. « Pour déterminer les zones marines où la biodiversité est la plus forte, nous utilisons désormais une cartographie des habitats benthiques [situés au fond des mers, ndlr] où se trouvent des communautés biologiques spécifiques, précise Joachim Claudet. Elle est croisée avec l’outil AquaMaps, qui donne la probabilité de présence des espèces marines dans tous les océans. »
En avril 2025, les chercheurs du Criobe ont ainsi publié les cartes des zones marines de l’hexagone où la protection aurait un effet maximal: 35.000 kilomètres carrés répartis entre Manche, Atlantique et Méditerranée. Il faudrait interdire de pêche 10 % des AMP métropolitaines actuelles pour obtenir un bon résultat. Pour l’heure, lors de l’Unoc, le président Emmanuel Macron a annoncé que 4% des aires marines protégées seraient désormais en protection forte, sans chalutage de fond.
Convaincre les professionnels de la mer est un défi autrement plus compliqué. « Il s’agit d’un choix politique, conclut le chercheur: il faut décider d’aider les pêcheurs pendant cette période de transition de quelques années où la protection n’a pas encore donné tous ses effets bénéfiques sur la pêche. »
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