Africa-Press – Djibouti. C’est le titre d’une conférence littéraire qui s’est tenue le 17 septembre dernier à la Bibliothèque et Archives Nationales (BAN) et animée par Dr Moussa Souleiman Obsieh, écrivain et enseignant-chercheur en littérature générale et comparée à l’Université de Djibouti. La conférence a eu lieu devant un parterre de lycéens, d’étudiants, d’enseignants-chercheurs, d’écrivains et de passionnés de la littérature.
Il s’agit bien d’un sujet d’actualité sur tout le continent africain voire au-delà depuis la fin de la décolonisation où les puissances européennes ont officiellement accepté le principe fondamental des « droits des peuples à disposer d’eux-mêmes » à partir de la deuxième moitié du XXème siècle.
Cela dit tout le monde n’est pas convaincu que le processus de décolonisation, débuté il y a plus de soixante ans en Afrique, n’est toujours pas arrivée à son terme.
Dans son intervention, Dr Moussa Souleiman Obsieh est revenu en premier sur les impacts de la colonisation sur les populations du continent noir. Ces conséquences sont d’ordre politique, économique, social et culturel. D’un point de vue politique, les Africains ont assisté impuissants leurs frontières se dessiner d’une manière arbitraire suivant le partage des territoires entre les puissances coloniales. En effet, ces nouvelles frontières ne correspondent pas aux besoins, aux habitudes et à l’histoire des peuples qui y vivent depuis toujours. Désormais, certains peuples ennemis devront parfois vivre ensemble… imaginez les conflits. Aussi, certains pays européens développeront des rivalités en Afrique et ne font absolument rien pour atténuer les tensions. Sur ce sujet de confiscation territoriale, les propos quelque peu sarcastiques du premier président du Kenya, Jomo Kenyatta, sont édifiants: « Quand les blancs sont venus en Afrique, nous avions la terre et ils avaient la Bible. Ils nous ont demandé de prier avec les yeux fermés; quand nous avons ouvert les yeux, les blancs avaient la terre et nous avions la Bible. »
Sur le plan économique, les Africains s’appauvrissent car ils n’auront plus de terres: elles sont confisquées par le pays colonisateur et parfois données à des entreprises privées européennes. Les Africains devront travailler pour les colonisateurs, principalement dans l’exploitation des matières premières. Enfin, les matières premières sont acheminées vers les métropoles afin d’y être transformées. Peu de capitaux serviront à ouvrir des usines en Afrique.
Du point de vue social, la situation n’est point meilleur. Les colons s’accaparent meilleures terres et recourent en même temps au travail forcé. Les colons ont accès aux postes administratifs alors que les populations indigènes sont reléguées à des postes subalternes. Les discriminations sont monnaie courante: les Africains ne peuvent pas habiter dans les mêmes quartiers que les Blancs.
Sur le plan culturel, la situation est tout autant critique. L’éducation est l’outil de colonisation et d’assimilation par excellence: on enseigne aux Africains l’histoire, la religion, les lois et les valeurs européennes. Les Africains adoptent malgré eux la culture des Européens.
La colonisation a accéléré la perte et la marginalisation des langues locales: les langues coloniales ont été imposées et sont devenues les langues administratives et éducatives, reléguant les langues africaines au second plan, parfois au bord de l’extinction. Les pratiques traditionnelles des populations indigènes ont été dévalorisées, discréditées. Les colonisateurs ont souvent cherché à effacer les traditions autochtones, imposant leurs coutumes et normes culturelles au détriment des pratiques locales. L’évangélisation a souvent entraîné une dévalorisation des croyances traditionnelles africaines. Le colonialisme a visé à assimiler les populations africaines en leur imposant une culture étrangère, effaçant leurs caractéristiques distinctives. Et pire encore, les Africains qui ont adopté l’occidentalisation se sont retrouvés désorientés, incapables d’adhérer pleinement à ce système étranger tout en reconnaissant ses avantages individuels, ce qui a constitué un obstacle au développement.
Dr Moussa Souleiman Obsieh a démontré combien la domination culturelle coloniale a été une négation profonde de la dignité des peuples africains. Ces actions ont fragilisé les identités culturelles africaines, les puissances coloniales ayant imposé leur propre système culturel comme supérieur.
C’est dans ce contexte qu’a vu le jour le mouvement décolonial. La pensée décoloniale est née en Amérique latine au tournant du XXIe siècle. Les auteurs décoloniaux distinguent la colonialité du colonialisme. La colonialité désigne les structures de pouvoir et de domination qui persistent dans le temps et l’espace, même après la fin du colonialisme formel. Elle est l’« envers de la modernité ». Il s’agit d’une critique de la vision du monde occidental qui se place au centre de l’histoire et des savoirs, rejetant la pertinence des connaissances et des perspectives des cultures non occidentales.
Le mouvement vise à déconstruire les systèmes de pensée et les structures de pouvoir hérités de la colonisation pour construire de nouvelles organisations du savoir et du pouvoir. L’objectif est de promouvoir des savoirs pluriversels, c’est-à-dire une multitude de visions du monde et de connaissances alternatives à l’universalisme occidental. Il s’appuie sur une approche intersectionnelle pour examiner comment les oppressions de classe, de genre, de race et d’ethnicité s’entrecroisent et se renforcent mutuellement.
La pensée décoloniale, initialement latino-américaine, a influencé des mouvements militants et universitaires en Europe et ailleurs. Le courant décolonial est parfois controversé, accusé par certains de simplifier les rapports de pouvoir ou de se focaliser sur des identités ethno-raciales.
Dr Moussa Souleiman Obsieh a indiqué dans son intervention que l’auteur kenyan Ngũgĩ wa Thiong’o reste une référence incontestable dans ce domaine. Son nom restera dans l’histoire non seulement comme celui d’un grand romancier kenyan, mais aussi comme celui d’un penseur radical de la décolonisation. « Décoloniser l’esprit » est le dernier livre de Ngugi écrit en anglais en 1986. « Ce livre est mon adieu à l’anglais », écrit-il. Il décide que désormais, il n’écrira plus qu’en kikuyu, sa langue maternelle. Pour un auteur dont les œuvres sont largement diffusées dans le monde anglophone, c’est une lourde décision.
Le désarroi de Ngũgĩ remonte à une conférence des écrivains africains de langue anglaise, organisée en 1962, en Ouganda: elle excluait les auteurs écrivant dans l’une ou l’autre des langues africaines. Pour Ngũgĩ, la domination coloniale ne s’arrête pas aux frontières, aux institutions ou aux lois. Elle prend racine dans les structures mentales, dans la manière dont un peuple se représente lui-même, ses valeurs, son passé, son avenir.
Le jeune Ngugi se posait alors la question: « Comment a-t-il été possible que nous, écrivains africains, fassions preuve de tant de faiblesse dans la défense de nos propres langues et de tant d’avidité dans la revendication de langues étrangères, à commencer par celles de nos colonisateurs? » À travers son parcours personnel de romancier et d’homme de théâtre, Ngugi wa Thiong’o montre que le rôle donné aux littératures orales africaines, la vision de l’Afrique comme un tout et non comme un découpage issu de la colonisation, la référence aux traditions de résistance populaire, tout cela passe par la langue qui est la condition nécessaire pour décoloniser l’esprit.
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