L’Afrique, un tremplin pour Evgueni Prigojine ?

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L’Afrique, un tremplin pour Evgueni Prigojine ?
L’Afrique, un tremplin pour Evgueni Prigojine ?

Africa-Press – Djibouti. Un simple clic. En ce 25 janvier, l’une des petites mains chargées d’animer les communautés numériques du groupe Wagner vient à peine de commencer sa journée de travail lorsqu’elle poste son annonce sur VK, le réseau social de la russosphère. L’action est anodine, le geste mécanique. Depuis Saint-Pétersbourg, l’employé la répète chaque jour, comme des milliers d’autres personnes dans le monde. Il ne connaît sans doute pas l’Afrique, n’a peut-être jamais entendu parler du Mali, du Burkina Faso ou de la Centrafrique. Pour lui, ce « post » n’est qu’une tâche. Il ne lui revient pas d’en mesurer les conséquences.

Le paludisme, « ce n’est pas si terrible »
La page sur laquelle il vient d’écrire est suivie par près de 420 000 abonnés. Son objet : « Postes vacants chez PMC Wagner ». « Le recrutement à destination de l’Afrique continue, il y a de nombreux postes à pourvoir », affiche clairement la publication en russe. Celle-ci détaille ensuite les besoins du groupe de mercenariat pour le continent. « La principale exigence est d’avoir un passeport et de pouvoir voyager à l’étranger », explique-t-elle, évoquant une mission « de neuf à quatorze mois » dans la « jungle » ou dans le « désert ». Aucun pays n’est mentionné, mais « dans l’un d’entre eux, il fait 40° C et, en été, il fera 60° C ».

La fourniture de matériel n’est pas assurée. Les candidats sont invités à se munir d’un « sac de couchage léger » et de « vêtements confortables ». « Il faudra beaucoup marcher, mais personne ne se plaint », assure l’annonce qui promet une « indemnité de déplacement » sans aucun bonus. Ceux-ci sont réservés aux combattants déployés en Ukraine, au cœur de la SVO, l’« opération militaire spéciale » déclenchée par Vladimir Poutine le 24 février 2022. Les wagnériens envoyés en Afrique pourront en revanche attraper le paludisme « au moins une ou deux fois ». « Mais ce n’est pas si terrible », rassure le rédacteur de l’annonce.

Pour candidater, deux numéros de téléphone domiciliés en Russie : ceux de « Mikhaïl » et du « Bavarois ». Employés de Wagner, ils sont chargés du recrutement et sont régulièrement mentionnés sur les réseaux sociaux du groupe et de l’entreprise Concord, elle aussi créée et financée par Evgueni Prigojine. « Contactez-les par téléphone et dites que vous souhaitez vous rendre dans des pays étrangers. Vous serez mis en relation avec un bureau spécifique pour passer un entretien, à l’issue duquel vous recevrez la liste des documents requis, explique l’annonce. Leur collecte peut prendre un mois. »

Le maître de la propagande
Combien de candidats Mikhaïl parviendra-t-il à recruter ? Cette publication du 25 janvier, également relayée sur les chaînes Telegram du groupe, a en tout cas été vue par plus de 200 000 personnes. Une autre, elle aussi consacrée à l’Afrique, a été postée moins d’une semaine plus tard. « Il est difficile de mesurer l’impact de ces campagnes, mais cela traduit une chose : malgré la guerre en Ukraine, qui “consomme” beaucoup de combattants, Wagner semble vouloir maintenir, voire accentuer, sa présence sur les théâtres d’opérations d’Afrique subsaharienne », explique un expert du groupe.

LES INVESTISSEMENTS DE WAGNER SONT DÉRISOIRES EN AFRIQUE, MAIS, POUR PRIGOJINE, LE GAIN POLITIQUE EST ÉNORME

Comme Jeune Afrique l’a révélé, le groupe Wagner a fait de la Centrafrique une plaque tournante de ses activités, y compris commerciales – café, bois, or –, tandis que son influence au Mali ne faiblit pas et qu’il espère s’implanter au Burkina Faso. Le tout avec un contingent qui s’élèverait, en ce début de 2023, à moins de 3 000 hommes, soit moins de 10 % des effectifs combattant en Ukraine. « Les investissements de Wagner sont dérisoires en Afrique. Mais, pour Prigojine, le gain est énorme », analyse notre interlocuteur.

« L’intérêt n’est pas financier, même si la présence en Centrafrique peut fournir l’occasion de capter des ressources. Le véritable intérêt de Prigojine est politique », ajoute cette source. L’arme numéro un de l’oligarque ? La propagande. Au cœur de Saint-Pétersbourg, la ville qui l’a vu grandir, Evgueni Prigojine dispose d’équipes qui totaliseraient plus de 1 000 personnes, chargées de faire prospérer ses agences de presse, comme RIA Fan, ainsi que ses relais médiatiques, grâce à l’Association pour la recherche libre et la coopération internationale (Afric), et ses opérations de communication.

Prigojine contre Ouattara…
« À Saint-Pétersbourg, Prigojine peut compter sur de vrais stratèges en matière de propagande, dont une partie est spécialement consacrée à l’Afrique », explique Colin Gérard, expert de l’influence informationnelle russe à l’Institut français de géopolitique. « Il maîtrise parfaitement sa communication. Aujourd’hui, le moindre fait ou geste de Wagner a un impact énorme », ajoute-t-il. En décembre 2022, un mini-film d’animation mettait en scène un soldat de Wagner tuant un rat censé représenter la France en Afrique. Posté sur une page Facebook qui ne comptait que quelques dizaines d’abonnés, le clip a fait environ 1 million de vues.

Plus récemment, en janvier, Evgueni Prigojine s’est impliqué en personne dans une autre opération de propagande destinée au public africain. L’oligarque a rendu populaire l’histoire d’Aboya, l’un de ses mercenaires, originaire de Côte d’Ivoire. Ancien chauffeur de taxi de Yopougon, à Abidjan, expatrié en Russie au milieu des années 2010, celui-ci s’est retrouvé en prison avant d’être recruté récemment par Wagner et envoyé sur le front ukrainien. Une aubaine pour la machine de Prigojine, qui en a fait l’une de ses têtes d’affiche.

« Je pense qu’il sera un grand président pour la Côte d’Ivoire. Je discuterai de ces projets avec lui plus tard », a écrit l’oligarque sur ses réseaux sociaux. Message anodin ? Loin de là : depuis le début de la guerre en Ukraine, Prigojine sait que toutes ses initiatives sont scrutées par les journalistes. « Il parie sur le fait que ses propos seront repris et que ce simple commentaire se transformera en message à Alassane Ouattara », explique l’un de nos experts. Or le chef de l’État ivoirien passe pour être hostile au Malien Assimi Goïta, allié de la Russie en Afrique de l’Ouest, mais aussi comme l’un des meilleurs soutiens de la France dans la région.

… et contre Macron
« L’une des réussites de Prigojine, c’est de pouvoir se vanter auprès de Vladimir Poutine d’avoir ouvert un front contre la France », résume un diplomate en poste en Afrique. Résultat : en 2022, le président Macron a mis sur pied un plan de lutte informationnelle, avec Wagner comme principale cible. Anne-Sophie Avé, ambassadrice pour la diplomatie publique en Afrique, est chargée de défendre l’action française sur la Toile. « On se retrouve avec des diplomates répondant à des comptes gérés par des trolls russes, glisse un proche du Quai d’Orsay. Cela ne sert à rien, si ce n’est à passer pour des idiots. »

Boulevard Mortier, au siège parisien de la Direction générale des renseignements extérieurs (DGSE), ordre a aussi été donné de faire de Wagner un ennemi prioritaire. En 2022, les services ont opportunément fait fuiter les images d’une opération manquée des mercenaires à Gossi, au Mali. Les hommes de Wagner y avaient creusé un charnier, dont ils comptaient ensuite faire porter la responsabilité aux Français. « On a décidé de se battre sur le terrain de la propagande. Mais ce n’est pas notre culture. En revanche, c’est intégré à la doctrine russe depuis longtemps », explique une source proche de la DGSE.

« Croire qu’on va battre le FSB ou le GRU [les services de renseignement civils et militaires russes] sur ce terrain, c’est utopique », ajoute-t-il. Or Wagner a beaucoup, voire tout, appris des espions de l’armée russe. « Son premier camp d’entraînement était à côté de celui du GRU, dans la région de Krasnodar. Il y a une filiation très claire entre les deux », explique notre expert du groupe. « Les services de renseignement russe ont identifié depuis longtemps une faille à exploiter en Afrique : le ressentiment des anciens colonisés envers la France. Ils ont sans doute poussé Prigojine à en tirer parti, en se disant que cela ne coûtait rien. Le résultat a peut-être dépassé leurs espérances », conclut-il.

Le Centre Wagner, à Saint-Pétersbourg, le jour de son ouverture, le 4 novembre 2022, qui coïncide avec la Journée de l’unité nationale russe. © Olga Maltseva/AFP
Le Centre Wagner, à Saint-Pétersbourg, le jour de son ouverture, le 4 novembre 2022, qui coïncide avec la Journée de l’unité nationale russe. © Olga Maltseva/AFP

Le Monsieur Afrique de Poutine
En soutenant matériellement d’opportunistes militants, comme Kemi Seba et Nathalie Yamb, et grâce à quelques relais sur le continent, comme le communicant Maxim Chougaleï ou ses lieutenants Vitali Perfilev, Dmitri Sytyi et Alexandre Maslov, Prigojine s’est assuré de devenir à moindre coût l’ambassadeur de Moscou en Afrique. En 2019 déjà, il avait été l’un des artisans du sommet de Sotchi, qui a marqué le retour de la Russie sur le devant de la scène africaine.

Quelques mois auparavant, l’oligarque avait secrètement parrainé les accords de paix signés entre les groupes armés centrafricains et le gouvernement de Faustin-Archange Touadéra, l’un des chefs d’État qui ferait ensuite le déplacement sur les rives de la mer Noire.

IL VEUT DONNER À POUTINE L’OCCASION DE SE PRÉSENTER EN LEADER D’UN FRONT ANTI-OCCIDENTAL BÉNÉFICIANT DE L’APPUI DES AFRICAINS

Prigojine est aussi, en sous-main, l’un des organisateurs du prochain sommet Russie-Afrique, qui doit se tenir à la fin de juillet à Saint-Pétersbourg et auquel devraient participer plusieurs dizaines de dirigeants du continent.

L’oligarque, qui s’affiche de plus en plus dans les médias, et qui, en septembre 2022, a reconnu officiellement diriger Wagner, pourrait y faire une apparition publique, pied de nez à ses détracteurs européens et américains. « Il veut donner à Poutine l’occasion de se présenter, à Saint-Pétersbourg, en leader d’un front anti-occidental bénéficiant de l’appui des Africains. Si le sommet est une réussite, c’est lui que le président remerciera », explique une source diplomatique en Afrique.

« Son pari est de se montrer plus efficace que l’appareil d’État, que Poutine n’apprécie pas forcément. Sur le plan diplomatique, il a les coudées plus franches que Sergueï Lavrov, le ministre des Affaires étrangères. Et, sur le plan militaire, il se targue de tenir le front ukrainien – au prix de lourdes pertes – alors que l’armée n’en est pas capable », résume un spécialiste de la Russie.

Du haut de son immeuble flambant neuf, à Saint-Pétersbourg, Prigojine s’est ainsi payé le luxe de critiquer directement Sergueï Choïgou, le ministre de la Défense, et Valeri Guerassimov, le chef d’état-major. Il est même parti en guerre contre le puissant gouverneur de sa région natale, Alexandre Beglov.

Une créature devenue incontrôlable ?
L’oligarque, à qui Poutine a octroyé le droit de vider les prisons pour recruter des combattants, affirme disposer d’une ligne personnelle qui lui permet de s’entretenir quand il le souhaite avec le président, qu’il dit appeler « papa ». Bien qu’il soit soumis à des sanctions américaines et européennes, sa fortune se compte en milliards de dollars, grâce à des contrats qu’il a signés avec le ministère de la Défense et à la faveur de la guerre en Ukraine, dont il est l’un des bénéficiaires. Le site d’information russe Meduza a fait état, il y a peu, de sa volonté de lancer un « mouvement politique conservateur » avec l’aide des frères Kovaltchouk, des oligarques proches de Poutine.

Où s’arrêtera-t-il ? L’ascension de l’ex-restaurateur, qui a fait ses armes dans les milieux mafieux de Saint-Pétersbourg, fait aujourd’hui grincer des dents au sein du FSB, que dirige Alexandre Bortnikov. L’armée et Sergueï Choïgou tentent eux aussi de reprendre la main et de redorer leur blason. Le ministre de la Défense a ainsi créé sa propre société de sécurité, Patriot, rivale potentielle de Wagner. Au point que beaucoup s’interrogent sur la volonté de l’appareil d’État de couper les ailes d’une créature qu’il a lui-même contribué à créer. « Aujourd’hui, Prigojine est intouchable car Poutine le protège, souligne notre spécialiste de la Russie. Mais jusqu’à quand ? »

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