Soja: Pilier Invisible de l’Élevage Industriel Mondial

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Soja: Pilier Invisible de l'Élevage Industriel Mondial
Soja: Pilier Invisible de l'Élevage Industriel Mondial

Africa-Press – Djibouti. ENTRETIEN. Comment le soja s’est-il imposé comme une source majeure de protéines végétales, destinées à nourrir bovins, volailles et porcs à l’échelle mondiale — et ainsi garantir la production de steak, blanc de poulet, nuggets, bacon, etc.? Pour le comprendre, Sciences et Avenir s’est longuement entretenu avec Olivier Antoine, auteur de Géopolitique du soja (éd. Armand Colin).

Sciences et Avenir: Dans votre ouvrage, vous indiquez que le soja a été longtemps cultivé exclusivement en Asie.
Olivier Antoine: Oui, c’est une culture ancestrale originaire du nord de la Chine, principalement dans la plaine du fleuve Jaune, une région au sol fertile et au climat tempéré. Sa production est longtemps restée concentrée dans ce bassin historique d’Asie de l’Est: en 1933, la Chine et la Mandchourie représentaient encore près de 87% de la production mondiale.

Cette légumineuse constituait environ 20% de la diète des populations rurales et représentait une source majeure de protéines dans une société largement végétarienne. Elle se consommait sous diverses formes — tofu, lait de soja, sauce fermentée ou huile de cuisson — et servait aussi à nourrir les animaux. Son rôle dans l’enrichissement des sols (fixation de l’azote), notamment via les rotations des cultures, était également bien connu.

Cependant, le soja n’a jamais eu le statut symbolique ou religieux des grandes céréales associées au développement des civilisations, comme le riz, le blé ou le maïs.

« Le tourteau de soja est un pilier du système alimentaire des Etats-Unis »
Comment les États-Unis ont-ils supplanté la Chine en tant que principal exportateur de soja?

D’abord considérée comme une plante d’intérêt scientifique et expérimental (richesse en lipides et en protéines, capacité à fixer l’azote), la culture du soja attire rapidement l’attention des États-Unis, désireux de renforcer leur puissance agricole. Dans les années 1910-1920, les premières expérimentations à grande échelle ont lieu dans les plaines du Midwest — notamment dans les États de l’Illinois, de l’Iowa et de l’Indiana — où cette légumineuse s’intègre progressivement dans les rotations de cultures, en alternance avec le maïs.

L’invasion de la Mandchourie par le Japon en 1931 et la rupture des approvisionnements qui s’ensuit révèlent aux Américains leur dépendance stratégique vis-à-vis de l’Asie pour ce grain, donnant ainsi un coup de fouet à l’augmentation de la production locale.

Sous le New Deal (1933-1936), les mesures de soutien à l’agriculture et à la recherche sur les cultures favorisent également, de manière indirecte, l’essor du soja en encourageant la diversification des cultures dans les Grandes Plaines.

Après la Seconde Guerre mondiale, la pénurie d’huile végétale accélère la diffusion du soja: les agriculteurs sont encouragés à le cultiver massivement. C’est ainsi qu’émerge la Soybean Belt, regroupant les États de l’Illinois, de l’Iowa, de l’Indiana, du Missouri, de l’Ohio et du Nebraska, qui produisent massivement du soja.

Le tourteau de soja, résidu riche en protéines obtenu après l’extraction de l’huile, devient indirectement un pilier du système alimentaire états-unien: cette protéine végétale à bas coût, très digeste pour les animaux, se généralise dans les élevages industriels (dans les élevages hors sol de volailles et de porcs, et dans les parcs d’engraissement de bovins), qui remplacent progressivement les fermes familiales.

Cette industrialisation de l’élevage permet à la classe moyenne américaine urbanisée de consommer une alimentation riche en viande, bon marché et standardisée: fini, les plats mijotés longs à préparer, place aux steaks hachés, filets de poulet, nuggets, bacon… et aux premiers fast-foods. Le soja devient ainsi l’un des moteurs invisibles de la révolution agroalimentaire et de la transition nutritionnelle outre-Atlantique.

« La Chine reste profondément marquée par les grandes famines ayant jalonné son histoire »
Quelle évolution historique a renversé la position de la Chine sur le marché mondial du soja?

Cela relève d’une vision stratégique, à la suite de son adhésion à l’OMC en 2001. La Chine ne dispose que de 8% des terres arables mondiales, mais doit nourrir 20% de la population mondiale. De plus, le pays subit une forte pression sur ses terres agricoles, à la fois en raison de l’urbanisation galopante et de contraintes agronomiques importantes: dégradation des sols, pénurie d’eau et déséquilibre dans la répartition des ressources hydriques, notamment dans le nord-est du pays.

Parallèlement, le gouvernement chinois souhaite maintenir une paysannerie importante afin de cultiver, sur ses terres arables limitées, des céréales stratégiques comme le blé, le riz ou le maïs, assurant ainsi l’autosuffisance alimentaire du pays pour les aliments de base. La Chine reste profondément marquée par les grandes famines qui ont jalonné son histoire, notamment celle du Grand Bond en avant (1958-1960), qui fit plus de 18 millions de morts.

Face à une demande de soja en forte expansion, la Chine a préféré déléguer sa culture de soja à d’autres pays afin de ne pas sacrifier ses céréales stratégiques. Pour bien comprendre l’ampleur de cette demande, il faut rappeler qu’en quelques décennies, près de 600 millions de paysans sont devenus des ouvriers de « l’atelier du monde ». Cette urbanisation rapide — passée de 25% de la population en 1990 à 70% prévue en 2030 — s’accompagne d’une transition nutritionnelle vers une alimentation plus riche en protéines animales, principalement le porc, mais aussi la volaille, les produits laitiers et le poisson.

Ainsi, pour nourrir les élevages industriels porcins et avicoles chinois, le pays importe des quantités massives de soja: 10 millions de tonnes au début des années 2000, plus de 90 millions après 2020, et peut-être même 120 millions de tonnes d’ici à 2030.

Où la Chine achète-t-elle ses protéines végétales?

La Chine avait longtemps comme principal fournisseur les États-Unis, absorbant jusqu’à 60% de leurs exportations de soja. Cependant, le déclenchement de la guerre commerciale entre Washington et Pékin, durant le premier mandat de Donald Trump (2017‐2021), a bouleversé cet équilibre. Face aux taxes américaines sur l’acier et d’autres produits, la Chine a riposté en imposant de lourdes taxes sur le soja américain. Les achats chinois se sont alors réorientés pour près de 80 % vers l’Amérique latine, principalement le Brésil, l’Argentine et le Paraguay.

Cette décision a frappé de plein fouet les grands États agricoles du Midwest, bastions électoraux républicains, contraignant les producteurs à écouler leur soja sur d’autres marchés, souvent à un prix inférieur. Pour compenser ces pertes, l’administration Trump a octroyé entre 2018 et 2019 près de 28 milliards de dollars de subventions aux agriculteurs affectés, en contradiction avec les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Et la tension perdure: en 2025, la Chine est allée plus loin en menaçant d’annuler purement et simplement ses commandes de soja américain, qui représentaient encore près de 12,6 milliards de dollars en 2024.

Le soja, longtemps perçu comme un levier d’influence économique et géopolitique des États-Unis, s’est ainsi transformé en instrument de représailles commerciales au cœur de la rivalité sino-américaine.

« L’Argentine s’est lancée dans la culture du soja transgénique dès 1996 »
Le Brésil et l’Argentine sont-ils capables de répondre à la demande chinoise?

Oui. En Amérique du Sud, environ 70 millions d’hectares sont aujourd’hui consacrés à la culture du soja, soit une superficie supérieure à celle de la France, de la Belgique, des Pays-Bas et de l’Allemagne réunis. Les deux principaux pays exportateurs sont l’Argentine et le Brésil.

L’Argentine s’est lancée dans la culture du soja transgénique dès 1996, devenant le premier pays à adopter les semences Roundup Ready. Ce « paquet technologique » combine, d’une part des semences OGM qui permettent l’usage massif du glyphosate, herbicide à large spectre, et d’autre part le semis direct, qui consiste à semer sans labourer, réduit les coûts d’exploitation et préserve l’humidité du sol.

En 20 ans, l’expansion du soja a profondément transformé les plaines pampéennes, où l’élevage traditionnel a reculé au profit de la monoculture du soja, désormais étendue jusque dans les forêts du Chaco.

Pour l’Argentine, le soja constitue une ressource économique essentielle: l’État taxe ses exportations à hauteur de 35%, une rentrée financière majeure pour un pays régulièrement frappé par des crises économiques et monétaires.

Et au Brésil?

Au Brésil, la culture transgénique, interdite jusqu’en 2003, est aujourd’hui largement utilisée. Le pays est devenu le premier producteur et exportateur mondial de soja, devant les États-Unis et l’Argentine, avec 156 millions de tonnes récoltées en 2022-2023, sur 44 millions d’hectares cultivés — de quoi répondre à la forte demande chinoise.

Le pays utilise d’ailleurs cette position dominante comme levier diplomatique, renforçant ses relations commerciales et politiques avec la Chine, mais aussi son influence internationale dans le domaine agricole.

Cependant, en Amérique du Sud, cette culture s’inscrit dans les dynamiques de fronts pionniers (des terres jamais cultivées où vivent une population peu nombreuse et autochtone ou cultivées pour des besoins locaux, ndlr) avec l’expansion des élevages où l’on constate de nombreuses violences humaines: expropriation des communautés paysannes et autochtones, marginalisation des petits producteurs. Elle entraîne aussi des problèmes sanitaires liés à l’usage massif du glyphosate, ainsi qu’une dégradation environnementale majeure dans ces régions (pollution, déforestation, etc.).

Autre sujet de préoccupation: les mauvaises herbes finissent par développer une résistance au glyphosate, ce qui conduit à une augmentation constante des quantités épandues. Certains y voient une véritable fuite en avant.

« Le commerce international du soja est concentré entre quatre multinationales »
La Chine est donc devenue dépendante des récoltes d’Amérique latine pour fournir à sa population de la viande de porc, de poulet, et même de poissons…

C’est plus compliqué. La Chine a choisi de gérer « l’architecture des flux » autour de la culture du soja afin d’assurer sa sécurité alimentaire, plutôt que de s’intéresser à la production directe. Le commerce et la production de cette légumineuse sont très financiarisés: l’utilisation de semences transgéniques crée une forte dépendance vis‐à‐vis des grandes multinationales comme Bayer-Monsanto, Corteva Agriscience, Syngenta et BASF, qui contrôlent près de 60% des semences. Cet oligopole limite la concurrence, influence les prix et oblige les agriculteurs à acheter chaque année de nouvelles semences brevetées, compatibles avec les herbicides des mêmes firmes.

Le commerce international du soja est également concentré entre quatre multinationales, surnommées les « ABCD »: Archer Daniels Midland (ADM), Bunge, Cargill et Louis Dreyfus Company, qui contrôlent environ 80% des flux mondiaux. Elles déterminent les prix de vente dans les Bourses de Chicago de São Paulo ou encore de Rosario, et organisent l’exportation et l’importation à l’échelle planétaire.

Pour sécuriser son approvisionnement, la Chine s’est progressivement insérée dans cette architecture. Elle a acquis, via le conglomérat public COFCO, des compagnies spécialisées dans le négoce du soja comme Nidera et Noble, et s’est impliquée dans la filière des semences, notamment en rachetant — par l’intermédiaire de ChemChina — le groupe suisse Syngenta, un acteur majeur de la biotechnologie agricole.

Parallèlement, la Chine investit massivement dans les infrastructures de transport et signe des accords bilatéraux avec les grands pays producteurs, intégrant ainsi verticalement l’ensemble de la filière sojicole: de la recherche en génétique à la maîtrise des brevets, sans compter la transformation et la distribution. Si elle ne maîtrise pas directement la culture et la récolte, elle contrôle une partie de la gestion des flux, c’est-à-dire l’acheminement et la commercialisation. Après tout, une récolte non exportable perd toute sa valeur.

Et l’Europe dans tout cela?

L’histoire de la dépendance au soja commence après la Seconde Guerre mondiale sur notre continent. Le conflit a ravagé les cheptels, les infrastructures agricoles et les chaînes d’approvisionnement. Jusqu’alors, les agriculteurs européens utilisaient principalement des cultures de protéagineux pour nourrir le bétail, comme la féverole, le pois, le lupin, ou encore des légumineuses fourragères telles que le trèfle et la luzerne. Dans le cadre du plan Marshall, les excédents américains de tourteaux de soja ont alors été revendus à l’Europe.

La mise en place de la Politique agricole commune (PAC) en 1962 consacre une vision productiviste de l’agriculture: il s’agit de sécuriser les approvisionnements alimentaires. La PAC encourage également le développement de l’élevage intensif, qui nécessite de grandes quantités de protéines végétales. Parallèlement, les négociations commerciales du GATT permettent aux États-Unis d’obtenir un accès libre de droits de douane au marché européen pour la graine de soja. Dès lors, l’élevage européen repose largement sur ces protéines importées pour nourrir le bétail, phénomène que l’on a appelé le « protein gap ».

En 1973, une récolte catastrophique dans le Midwest américain a entraîné une réduction des exportations de soja. Privé de protéines végétales, le Vieux Continent s’est d’abord réorienté vers les farines animales, issues du recyclage des déchets d’abattoirs, mais le scandale de la vache folle a fermé cette voie. L’Europe s’est alors rapprochée du Brésil pour répondre à ses besoins.

Actuellement, où en sommes-nous?

Aujourd’hui, 70% du soja importé par l’Europe provient d’Amérique du Sud — principalement du Brésil, d’Argentine et du Paraguay. C’est dans les ports de Rotterdam, d’Anvers, de Hambourg, de Rouen, de Barcelone et de Valence que transitent ces tourteaux pour alimenter directement les élevages intensifs du nord et de l’ouest du continent.

Cependant, l’opinion publique, très hostile aux OGM et de plus en plus consciente des retombées écologiques, sanitaires et éthiques du soja importé, réclame une régulation plus stricte. L’Europe intervient timidement: elle autorise l’utilisation de soja transgénique pour l’alimentation animale, mais interdit sa culture sur le sol européen. En 2023, un règlement a été adopté pour lutter contre la déforestation importée.

Toutefois, la position européenne reste fragile. Si des normes environnementales sont mises en place, elles ne sont pas toujours accompagnées de mesures de soutien à la transition ou d’alternatives concrètes pour les filières agricoles, ce qui est parfois mal perçu par les pays producteurs — on se souvient de l’altercation entre Emmanuel Macron et Jair Bolsonaro. En Europe, la filière agro-industrielle — qui produit le porc, la volaille et les produits laitiers — craint de perdre des parts de marché si elle n’a pas accès à des protéines végétales peu coûteuses, normées et dont l’approvisionnement est garanti. Ces filières alimentent les usines qui fabriquent nos plats cuisinés, les repas de cantine, et la restauration rapide, garantissant au consommateur du blanc de poulet, des steaks-frites ou du jambon à prix très abordable.

L’Europe se trouve dans une situation complexe: elle souhaite imposer des standards sanitaires et environnementaux, mais ne s’est pas donné les moyens d’orienter la PAC pour favoriser son indépendance en protéines végétales.

« La Chine a loué près d’un million d’hectares de terres agricoles à la Russie pour y développer la culture du soja »
Comment va évoluer la géographie mondiale de cette graine?

La Russie a commencé à cultiver du soja dans son Extrême-Orient, notamment dans la vallée de l’Amour. Les effets du dérèglement climatique rendent désormais possible la mise en culture de zones autrefois gelées en permanence. Dans ce contexte, la Chine a loué près d’un million d’hectares de terres agricoles à son voisin russe pour y développer la culture du soja, à la frontière nord-est avec ce pays.

Avant la guerre en Ukraine, ce pays avait commencé à produire du soja non OGM. À moyen terme, si la stabilité régionale revient, cette zone pourrait devenir un pôle stratégique émergent dans la nouvelle géographie mondiale du soja.

Parallèlement, certains pays d’Afrique s’intéressent également à la culture du soja: la production est passée d’1 million de tonnes en 2000 à 4 millions de tonnes aujourd’hui, traduisant un essor rapide sur ce continent. Cependant, cette expansion suscite les mêmes inquiétudes que celles observées en Amérique du Sud, notamment en matière d’impact sur les écosystèmes, de déforestation, de dépendance aux semences et aux intrants industriels, et de mise à l’écart des paysans locaux.

Y a-t-il des alternatives à cette culture?

Difficile de le remplacer, tant la production de cette légumineuse est rentabilisée, standardisée et économiquement abordable. Il faut se souvenir que, dans un poulet industriel, la moitié du prix est directement liée au soja et au maïs. Bien que des alternatives existent — algues, insectes, bactéries digérant le méthane et produisant des protéines, ou même valorisation des déchets carnés —, ces solutions, séduisantes sur le papier, restent encore trop coûteuses et complexes à produire à grande échelle.

Parallèlement, la demande de viande continue de croître dans les pays en développement, renforçant la dépendance à cette légumineuse et rendant son remplacement difficile à court terme. Le « roi soja » devrait donc continuer longtemps à structurer le système agro-industriel mondial.

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