Développement ou climat ? Le dilemme vert de l’Afrique

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Développement ou climat ? Le dilemme vert de l’Afrique
Développement ou climat ? Le dilemme vert de l’Afrique

Nicholas Norbrook

Africa-Press – Gabon. Derrière les récents coups d’État et la colère contre les gouvernements défaillants se cache la fragilité causée par le réchauffement climatique. Des voix de plus en plus fortes s’élèvent sur le droit du continent à s’industrialiser et sur son besoin de financement pour s’adapter.

Géopolitique, économie, sécurité, développement, changement climatique… Difficile de s’y retrouver. En pleine guerre en Europe sur le sol ukrainien, les médias ont attribué plusieurs raisons au coup d’État au Niger : les mercenaires russes de Wagner, le sentiment anti-français ou encore la lutte qui oppose les présidents Emmanuel Macron et Vladimir Poutine au Sahel. Cependant, en se penchant plus près sur le pays, on découvre au-delà de sa capitale Niamey une population vivant dans une grande pauvreté, aggravée par un stress hydrique croissant, avec un quart des 25 millions de Nigériens en situation d’insécurité alimentaire et incapables de faire face à l’augmentation rapide des coûts de l’énergie.

Les putschistes de Bamako n’hésitent pas non plus à invoquer l’intérêt national pour repousser des questions plus difficiles, comme celle de savoir comment les jeunes Maliens pourraient gagner leur vie en gardant des vaches dans un Sahel en voie d’assèchement. En Libye, les familles qui cherchaient encore récemment dans les décombres de la ville de Derna des traces de leurs proches emportés par la mer, sont en colère contre les autorités qui n’ont pas tenu compte des avertissements quant aux insuffisances des barrages. Dans ce pays divisé et appauvri par des décennies de guerre par procuration, la menace croissante des conditions météorologiques extrêmes n’était pas une priorité.

Si l’on zoome sur le continent, on peut observer une myriade d’États fragiles qui auront du mal à faire face aux pressions que les changements climatiques exercent déjà : des cyclones incessants au Mozambique à la pire sécheresse en quatre décennies dans la Corne de l’Afrique, en passant par les inondations dévastatrices qui frappent l’ouest.

S’adapter ou disparaître

Pour Samaila Zubairu, le président d’African Finance Corporation (AFC), l’institution de financement du développement créée par des États africains souverains, le constat est sans appel : « Il y a tellement de paroles, et aucune action. » Dans sa feuille de route, l’institution rassemble les efforts africains pour financer les adaptations dont le continent aura besoin pour vivre dans notre avenir commun qui s’annonce brûlant. L’AFC est d’ailleurs en train de créer un fonds de 500 millions de dollars pour mettre en place des infrastructures à l’épreuve du climat sur le continent.

Bien avant la succession actuelle de canicules et d’inondations, les scientifiques ont été clairs. « Depuis des milliers d’années, l’homme se concentre dans un sous-ensemble étonnamment étroit des climats disponibles sur Terre, caractérisé par des températures annuelles moyennes d’environ 13 °C », ont écrit Chi Xu, Timothy Kohler, Timothy Lenton et Marten Scheffer dans leur article intitulé « Future of the human climate niche » (L’avenir de la niche climatique humaine), publié en 2020.

Au cours des cinquante prochaines années, un à trois milliards de personnes devraient être exclues des conditions climatiques qui ont bien servi l’humanité au cours des 6 000 dernières années. Une grande partie de ces zones situées en dehors des températures permettant de cultiver des aliments et de vivre en paix se trouveront en Afrique. Certes, les COP, les conférences sur le climat, les symposiums et les livres blancs se sont succédé à un rythme effréné, et les hommes politiques ont fait preuve d’une grande imagination.

Le monde riche a eu tendance à se concentrer sur les sous-produits des changements climatiques qui l’affectent le plus. La Première ministre italienne, Georgia Meloni, met en garde contre le « fanatisme ultra-écologique » et déclare que « l’avenir de l’Europe est en jeu » lorsqu’elle évoque l’arrivée de migrants sur l’île de Lampedusa. L’onde de choc provoquée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine et la flambée des prix de l’énergie qui s’en est suivie dans le monde entier ont au moins accéléré les investissements dans les énergies renouvelables. Le directeur exécutif de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), Fatih Birol, a déclaré à ce propos en décembre 2022 : « Le monde est prêt à ajouter autant d’énergie renouvelable au cours des cinq prochaines années qu’au cours des vingt précédentes. » En septembre dernier, il a même qualifié la croissance de l’énergie verte de « stupéfiante ».

Hypocrise européenne

Dans le même temps, les ambitions en matière de climat ont été revues à la baisse. Les grandes entreprises de combustibles fossiles telles que Shell et BP ont abandonné leurs objectifs en matière d’émissions, tout en réalisant des bénéfices records. Dans toute l’Europe, les gouvernements ont repoussé leurs calendriers nationaux de réduction de la production de CO2. La Suède, jusqu’à présent leader en matière d’action climatique, a déclaré qu’elle augmenterait ses émissions à court terme plutôt que de les réduire rapidement.

Le Premier ministre britannique, Rishi Sunak, a déclaré que le Royaume-Uni allait « exploiter au maximum » ses champs pétroliers de la mer du Nord. Tout cela s’est produit dans un contexte de pression croissante sur l’Afrique pour qu’elle respecte ses propres obligations en matière de climat. Y compris – ironiquement, au vu de la récente déclaration de Sunak – un engagement signé en Écosse. Lors de la COP 26 de 2021, sept pays africains et 19 des 38 pays riches membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ont signé la déclaration de Glasgow, acceptant de « mettre fin à tout nouveau soutien public direct au secteur international de l’énergie fossile sans relâche » d’ici à 2022.

La pression croissante a eu un impact. En mai dernier, Standard Chartered a déclaré qu’elle se retirait du projet controversé d’oléoduc Eacop, qui doit relier les gisements de pétrole de l’Ouganda à la côte et pour lequel elle était l’un des trois arrangeurs principaux. En septembre, cependant, une enquête a révélé que certaines banques européennes avaient utilisé une forme de financement plus détournée pour acheminer des fonds vers de nouveaux projets liés aux combustibles fossiles. Un consortium de médias européens a rapporté que les banques – Deutsche Bank, HSBC, Barclays et Crédit Agricole en tête – avaient levé plus de 1 000 milliards d’euros depuis 2016 pour financer des projets pétroliers et gaziers en utilisant les marchés obligataires mondiaux.

Faire pression sur le financement des projets d’énergies fossiles en Afrique tout en augmentant les prêts dans le pays est hypocrite, estiment de nombreuses personnes sur le continent. Alors que les militants parlent d’une « transition juste » pour s’éloigner d’une croissance à forte intensité de carbone, on a souvent l’impression que c’est loin d’être le cas. « Les Africains ne doivent pas se laisser intimider sur la question du changement climatique », commente Gabby Otchere-Darko, conseiller du président ghanéen Nana Akufo-Addo. « Notre attitude à l’égard du changement climatique devrait être davantage axée sur la façon dont nous mobilisons les ressources financières pour extraire le plus rapidement possible et avec le plus de valeur possible du sol, et réinvestir ces revenus pour nous développer rapidement. »

L’Afrique a besoin d’énergie, insiste Zubairu, pour qui « toutes ces discussions sur une “transition juste” ne sont pas le sujet pour nous ; ce dont nous avons besoin, c’est d’un accès à l’énergie ». Quelque 600 millions d’Africains n’ont pas accès à l’électricité. Avec une population qui devrait avoisiner les 2,5 milliards de personnes d’ici à 2050, soit la plus grande main-d’œuvre au monde, « l’Afrique doit s’industrialiser, ce qui implique une consommation d’énergie beaucoup plus importante ». Compte tenu des besoins énergétiques du continent et de la realpolitik d’un monde riche incapable de maîtriser ses banques et ses entreprises énergétiques, de nombreux Africains souhaitent une approche plus affirmée des négociations sur le climat.

Puits de carbone et « dette pour la nature »

Le continent a certainement des cartes à jouer : de vastes forêts qui constituent un puits de carbone dont la planète a besoin pour survivre, une population mobile à croissance rapide et une abondance de minéraux nécessaires à la grande révolution de l’énergie électrique. Certains signes indiquent qu’une position plus affirmée est en train d’émerger. En 2016 déjà, l’ancien président nigérian Olusegun Obasanjo déclarait : « Je suis un écologiste, mais cela ne me dérangerait pas de salir l’environnement pour pouvoir fournir de l’électricité à la population. »

Le Gabon fait pression pour être payé pour la préservation de ses forêts vierges, qui stockent l’équivalent en carbone d’environ un an d’émissions mondiales. L’ancien ministre des Eaux et Forêts du pays, Lee White, a bien expliqué les conséquences potentiellement catastrophiques de la transformation de la forêt gabonaise en bois de chauffage : sans nuages alimentant le Nil bleu et le Sahel, des dizaines de millions de Nigérians et d’Égyptiens pourraient être forcés de quitter leurs terres.

Ce style plus énergique donne des résultats : en août, le Gabon a été le premier pays africain à conclure un accord de « dette pour la nature », en refinançant un montant nominal de 500 millions de dollars de sa dette à des taux plus avantageux, afin de consacrer la différence à la sauvegarde des forêts. La puissante Banque européenne d’investissement (BEI) étant impliquée dans ce type d’opérations, plusieurs autres pays africains, dont la Zambie, présentent des propositions.

D’aucuns estiment que l’on peut aller encore plus loin. Les forêts africaines sont considérées comme le deuxième poumon de la planète après la forêt amazonienne, et étant donné que les continents qui se sont industrialisés, à quelque degré que ce soit, ont connu la déforestation, l’Afrique doit exiger une contrepartie au reste du monde : financer l’énergie propre ou en subir les conséquences. Les Africains ne choisissent pas entre une centrale électrique au gaz et un parc éolien, affirme encore Samaila Zubairu de l’AFC. Ils choisissent entre une centrale électrique au gaz et l’abattage d’arbres.

De son côté, le président de la Banque africaine de développement (BAD), Akinwumi Adesina, vante le projet louable de la Grande Muraille verte de l’Union africaine (UA), qui espère freiner la désertification en plantant une bande d’arbres à travers le Sahel.

Mouvements de masse

La migration est également une lame subtile à manier dans les négociations sur le climat. Face à la tragédie quotidienne qui se déroule en Méditerranée, le président du Kenya, William Ruto, a déclaré à Jeune Afrique en juin qu’il n’était pas nécessaire de menacer directement l’Europe avec des vagues de migrants « parce que c’est déjà le cas et que l’ampleur ne va pas diminuer, elle ne va qu’empirer ». Et le président kényan d’ajouter : « En raison du changement climatique, nous sommes confrontés à une véritable menace existentielle, non pas en tant que pays du Sud, mais pour l’ensemble de l’humanité. »

Supposons que l’Afrique dispose d’arguments solides : quels seraient les meilleurs domaines d’intérêt pour les déployer ? Avant tout, le continent doit parler d’une seule et même voix. Au lieu de cela, le sommet africain sur le climat organisé à Nairobi en septembre a révélé le fossé qui sépare les producteurs d’énergie africains, comme le Nigeria et l’Angola, et les pays pauvres en énergie les plus menacés par le changement climatique. Il est donc essentiel de trouver une plateforme de négociation commune. Ensuite, l’Afrique doit formuler clairement la question dans des forums où elle pourra exercer un effet de levier maximal.

Cibler les classes moyennes européennes serait un bon début. Les États-Unis sont accaparés par une guerre culturelle mais ont néanmoins réussi, grâce à la loi sur la réduction de l’inflation du président Joe Biden, à faire passer des subventions significatives pour les énergies renouvelables. La prospérité de l’Asie est si récente qu’il est peu probable que celle-ci soit en mesure de donner généreusement. L’Europe, malgré ses démocraties vieillissantes et sclérosées, est l’endroit où ces arguments trouveront le plus d’écho, notamment en raison des liens historiques et de la proximité géographique du continent européen avec l’Afrique.

Même si les meilleurs scénarios se réalisent, l’Europe risque d’être confrontée à des migrations massives d’une ampleur inimaginable jusqu’à présent. Un rapport récent présenté à la Commission européenne indique qu’une élévation du niveau de la mer de 90 cm, par exemple, inonderait entièrement Alexandrie, troisième ville d’Égypte avec plus de cinq millions d’habitants. Où iraient-ils ? « Une campagne de communication commune entre l’Afrique et les électeurs européens, qui expliquerait comment leurs avenirs sont inextricablement liés, contribuerait grandement à l’élection de gouvernements qui prennent ces questions au sérieux », explique Jeimila Donty, fondatrice de Koraï, une start-up spécialisée dans les technologies vertes, qui espère étendre les mangroves africaines.

Protection du bien commun

Présenter des solutions potentielles à des chefs d’entreprise en Europe peut également s’avérer efficace. Nigel Wilson, PDG de Legal & General, une entreprise du FTSE 100, a déclaré à propos de la décision de Rishi Sunak sur le pétrole que le Royaume-Uni serait à la traîne pour saisir les opportunités de transition écologique. « Nous perdons des industries lorsque nous prenons de mauvaises décisions à court terme », a-t-il déclaré lors d’une conférence à l’université d’Oxford. Les banques centrales et l’architecture financière mondiale qui les entoure constituent une autre cible potentielle – une cible qui fait beaucoup pour l’Afrique.

Dans le roman d’anticipation Le ministère du futur de Kim Stanley Robinson (le livre de l’année 2020, selon Barack Obama), les banques centrales deviennent les surprenants agents du changement dans le cadre des efforts déployés pour contrer l’augmentation rapide des températures mondiales. Ces derniers temps, les banques centrales et les gouvernements qui les dirigent ont fait preuve d’une remarquable agilité pour protéger le bien commun. Cela s’explique en grande partie par le fait que les grands États souverains et les grandes institutions financières, comme les fonds de pension, sont attentifs aux menaces à long terme.

La destruction de valeur qu’implique, par exemple, la disparition d’une ville mondiale comme Pékin ou New York à cause des changements climatiques peut inciter à l’action. Lorsque Covid-19 a frappé, la Réserve fédérale des États-Unis (Fed) et la Banque centrale européenne (BCE) sont intervenues avec une rapidité remarquable. Les gouvernements désireux de créer un marché sûr pour les vaccins ont aidé le secteur pharmaceutique à agir rapidement. À la fin de 2020, les gouvernements du monde entier se sont engagés à verser 20 000 milliards de dollars afin de mettre en place un « plancher sous l’économie mondiale », comme l’indique le FMI.

Réformes ambitieuses

L’Afrique sera-t-elle en mesure d’imposer son agenda à ce niveau multilatéral ? Parviendra-t-elle à obtenir les énormes montants de financement concessionnel qui seront nécessaires pour fournir de l’énergie propre à deux milliards de personnes ? L’ancien vice-président nigérian Yemi Osinbajo pense que l’Afrique peut faire partie de la solution, et « peut-être même être la clé » pour atteindre le niveau zéro d’ici à 2050. Il envisage le continent comme un centre industriel vert compétitif, compte tenu de ses minéraux essentiels et de sa jeune population, le bond de l’Afrique dans la production d’énergie verte contribuant à faire baisser les coûts de la recherche mondiale dans le domaine de l’énergie.

« Mais tous ces éléments – la réponse immédiate aux crises, l’adaptation et la résilience à long terme, et une croissance économique verte – nécessitent des investissements plus nombreux et différents », ajoute-t-il. Le continent pourrait avoir un allié en la personne du nouveau chef du Groupe de la Banque mondiale, même si ce dernier a précédemment été accusé par un envoyé de l’ONU de « bricoler pendant que le monde en développement brûle ». Le choix de Donald Trump pour la présidence de la Banque, David Malpass, a, lui, refusé de dire s’il croyait au consensus scientifique sur les changements climatiques. Son départ prématuré et l’arrivée d’Ajay Banga apparaissent prometteurs.

Le nouveau président de l’institution, issu du secteur privé, propose une nouvelle série de réformes axées sur le climat. La musique d’ambiance a déjà changé. En juin, Axel van Trotsenburg, haut fonctionnaire de la Banque mondiale, a attiré l’attention sur les 577 milliards de dollars de subventions mondiales destinées en 2021 à abaisser artificiellement le prix du charbon, du gaz et du pétrole. « Si nous pouvions réaffecter les milliers de milliards de dollars dépensés en subventions inutiles et les utiliser à des fins plus judicieuses et plus écologiques, nous pourrions relever ensemble un grand nombre des défis les plus urgents de la planète », a-t-il déclaré. La Première ministre de la Barbade, Mia Mottley, s’est engagée en faveur d’une réforme ambitieuse des institutions de Bretton Woods.

Son initiative de Bridgetown vise à créer une architecture financière mondiale adaptée aux défis du siècle prochain, notamment en fournissant des financements à long terme et bon marché pour aider les pays en développement à construire les infrastructures énergétiques dont ils ont besoin, ainsi qu’en finançant l’indemnisation des pertes et des dommages. Mia Mottley et Ajay Banga se sont étreints lors de l’Assemblée générale des Nations unies en septembre ; une nouvelle ère d’entente est peut-être en train de s’ouvrir. L’erreur serait toutefois de compter dessus, avertit le Ghanéen Otchere-Darko. « L’Afrique doit prendre en main le destin de sa transition énergétique. »

Source: JeuneAfrique

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