Africa-Press – Guinee Bissau. Fondée vers la fin du 9e siècle avant notre ère par la cité-État de Tyr (dans le sud du Liban actuel), Carthage est une colonie phénicienne qui a gagné tant de pouvoir sur le commerce en mer Méditerranée que les Romains ont tout fait pour la réduire à néant, et c’est effectivement la dernière des trois guerres puniques qui signe sa destruction en 146 avant notre ère.
Dans la mesure où Carthage, située sur l’actuelle côte tunisienne, est l’un des nombreux comptoirs créés par les Phéniciens en Méditerranée occidentale pour asseoir leur réseau d’échanges, il paraissait logique que les Carthaginois et les habitants de ces colonies descendent de populations levantines (l’ancien Levant correspondant au Proche-Orient d’aujourd’hui).
Mais des analyses d’ADN ancien réalisées dans le cadre du Centre de recherche Max Planck-Harvard pour l’archéoscience de la Méditerranée antique (MHAAM) révèlent que cette ascendance s’est très vite diluée et que les populations puniques de tout l’ouest de la Méditerranée sont issues d’un mélange génétique des plus surprenants. Ce qui indique que les Phéniciens ne se sont pas déplacés en nombre pour peupler leurs colonies, alors même que leur culture s’y est imposée, comme le prouve l’adoption de leur alphabet.
Qui étaient les Carthaginois? L’ADN ancien révèle un mélange génétique inattendu
D’après les sources historiques et archéologiques, les cités-États phéniciennes, telles Tyr et Sidon, ont commencé à établir des comptoirs et des colonies vers l’ouest de la Méditerranée au début de l’âge du fer, soit à partir du 10e siècle avant notre ère. Leur réseau commercial s’étendait jusqu’à la péninsule ibérique et, à la faveur des échanges, elles ont également diffusé leur culture, leurs divinités et leur langue. Le nom de Phéniciens (Phoinikes) leur aurait été attribué par les Grecs, sans doute par dérivation du terme grec désignant la pourpre (phoinix), puisque les commerçants levantins en détenaient le quasi-monopole. À leur tour, les Romains vont transformer leur nom en « puniques » pour désigner toutes les populations descendant des Phéniciens du Levant. D’après les inscriptions retrouvées, ces derniers se considéraient pour leur part comme les habitants de leurs cités, ou tout au plus comme des Cananéens.
Carthage est-elle restée phénicienne?
Si Carthage est une ville mythique, qui a survécu dans l’imaginaire collectif bien après sa destruction, c’est en partie en raison de ses origines phéniciennes. Mais comment la colonie s’est-elle démographiquement et culturellement développée? N’était-elle peuplée que de Phéniciens tout au long de son existence? A-t-elle régulièrement bénéficié d’apports de population depuis l’est de la Méditerranée? Eh bien non, pas vraiment. Des analyses d’ADN ancien viennent infirmer cette image d’une colonie qui serait restée sous influence phénicienne par le biais de migrations régulières.
L’ascendance phénicienne est peu visible
Les chercheurs du MHAAM, sous la direction de David Reich, de l’université dé Harvard, ont pour la première fois séquencé un nombre conséquent de génomes (près de 200) issus de 14 sites phéniciens et puniques de l’âge du bronze et du fer situés sur le pourtour méditerranéen: au Levant (Liban, Israël), en Afrique du Nord (Tunisie, Algérie), en Ibérie (Espagne), et sur les îles de Sicile, de Sardaigne et d’Ibiza. Il en résulte que les individus inhumés sur les sites puniques n’ont pas du tout, ou seulement très peu d’ascendance levantine.
Leurs génomes correspondent le plus à ceux d’individus de l’âge du bronze et du fer de Sicile et de la mer Égée ; certains présentant également des similitudes avec des individus d’Afrique du Nord-Ouest, y compris des individus Guanches des îles Canaries.
L’ascendance sicilienne-égéenne prédomine même en Afrique du Nord
Difficile cependant de déterminer plus avant l’origine géographique de cette population source, regrettent les auteurs dans la revue Nature, « car notre analyse n’a pas pu distinguer avec certitude les sources siciliennes et égéennes de l’âge du bronze, qui ne présentaient que de subtiles différences d’ascendance l’une par rapport à l’autre ».
Ils notent par ailleurs que l’origine nord-africaine des populations puniques apparaît dès le 6e siècle avant notre ère sur le site de Kerkouane, en Tunisie, et sur quelques sites siciliens, mais pas avant le 4e siècle en Ibérie et en Sardaigne. Elle se diffuse particulièrement au cours du 4e siècle, tout en restant minoritaire, même en Afrique du Nord, où près de 85% des individus de Kerkouane et de Carthage « ont plus de 50% d’ascendance sicilienne-égéenne, ce qui en fait la composante d’ascendance dominante ».
Il n’existe pas de lignée masculine spécifique aux Phéniciens
D’autres données génétiques permettent d’affiner la manière dont ces populations se sont constituées. Les chercheurs constatent ainsi que les haplogroupes du chromosome Y, transmis de père en fils, sont très diversifiés sur tous les sites, à tel point qu’ »aucune lignée ne domine d’un site à l’autre ».
Cette constatation invalide par la même occasion une étude précédente qui pensait avoir identifié l’haplogroupe associé aux expansions phéniciennes venues du Levant ; « au contraire, est-il souligné, la grande diversité du chromosome Y suggère qu’aucun haplogroupe Y unique ne peut servir de marqueur efficace de l’expansion phénicienne. »
Des liens génétiques de part et d’autre de la Méditerranée
Autre fait remarquable: les chercheurs sont arrivés à reconstituer un certain nombre de pedigrees (des arbres généalogiques) reliant certains des individus séquencés sur plusieurs générations. Deux exemples, l’un à Tharros (en Sardaigne), et l’autre à Kerkouane, « révèlent des familles étendues qui intègrent des individus d’ascendances diverses, ce qui montre que le mélange d’ascendances était en cours dans certaines populations puniques », notent-ils.
Ces relations entre parents généalogiques peuvent même se retrouver sur des sites différents, voire des deux côtés de la Méditerranée, ce phénomène « indiquant un taux de mobilité maritime entre les communautés puniques suffisamment élevé pour que nous puissions l’observer plusieurs fois dans notre ensemble de données ».
Les groupes intermédiaires ont pratiqué l’endogamie
Cependant sur certains sites puniques, et sur des périodes limitées, les individus ont au contraire pratiqué l’endogamie (l’union de proches parents). C’est en particulier le cas à Villaricos, en Espagne actuelle, la pratique signalant « une communauté intermédiaire d’ascendance sicilienne et égéenne au sein de la communauté punique diversifiée de Villaricos », qui a donc préféré ne pas se mélanger avec les autres groupes de la cité.
La culture phénicienne s’est imposée sans migration durable
Les chercheurs ne cachent pas avoir été surpris par leurs résultats, mais ce qui les étonne le plus, c’est que la culture phénicienne puisse s’être imposée de manière aussi prégnante sur une zone aussi vaste, et par-delà les siècles, sans la présence effective de la population levantine sur une longue période. Ce cas de figure, assez exceptionnel, implique donc que « des personnes dénuées d’ascendance levantine détectable » ont adopté une culture qui leur était originellement étrangère.
Il faut donc admettre que cette ascendance ait pu se diluer au fur et à mesure de l’arrivée d’individus issus de communautés siciliennes et égéennes, au cours des quatre siècles séparant la fondation de Carthage de son apogée commerciale. Par ailleurs, les études génétiques ne peuvent s’appliquer qu’à partir du 6e siècle avant notre ère, car la pratique funéraire dominante était auparavant la crémation. De fait, on ne dispose pas d’ADN d’individus ayant vécu sur les sites puniques avant cette date.
C’est l’assimilation qui a fait la force de Carthage
Les chercheurs en concluent que la civilisation phénicienne « ne s’est pas propagée dans le bassin méditerranéen par le biais d’une migration de masse, mais en premier lieu par transfert culturel et assimilation ». Les populations des sites puniques n’étaient donc pas constituées de noyaux de Phéniciens, mais d’une communauté cosmopolite qui s’est mélangée au gré des échanges entre cités: « Les réseaux génétiques dans l’ensemble du bassin méditerranéen indiquent que des processus démographiques communs, tels que le commerce, le mariage et le mélange, ont joué un rôle crucial dans la formation de ces communautés ».
Pour autant, ce « mix génétique » n’a pas empêché les Phéniciens de continuer de considérer Carthage comme leur « fille » et alliée. Selon le récit d’Hérodote, en 525 avant notre ère, ils auraient en effet refusé de mettre leur flotte au service de leur nouveau souverain perse pour aller la conquérir: « ils étaient, disaient-ils, liés par de grands serments, et agiraient d’une façon impie s’ils partaient en guerre contre leurs propres enfants », rapporte l’historien grec. Ce faisant, les Phéniciens détournèrent les Perses de leurs propres comptoirs et purent préserver leur commerce, au détriment des Grecs, leurs concurrents, qui dominaient alors la Méditerranée orientale.
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