Africa-Press – Niger. Cet article est extrait du mensuel Sciences et Avenir – La Recherche n°917-918, daté juillet-août 2023.
Le plus grand organisme de la planète connu à ce jour est… un herbier marin ! Découvert en juin 2022 par des océanographes de l’École des sciences biologiques de l’Université d’Australie-Occidentale, il couvre 200 km2 au large des côtes australiennes, dans la baie Shark. Soit deux fois la taille de Paris !
L’analyse génétique a révélé que l’herbier n’était qu’une seule et même plante incapable de se reproduire de manière sexuée et qui se clone continuellement depuis 4500 ans grâce à un réseau de racines ramifiées. Curiosité de la nature ? Bien au contraire, ce regroupement de plantes à fleurs sous-marines, que l’on appelle herbier marin tant ses feuilles peuvent être longues et étroites, a colonisé toutes les mers et les océans du globe : zones froides, tempérées, tropicales… excepté en Antarctique. « On estime à plus de 320.000 km2 la superficie des herbiers dans le monde, ce qui en fait un des habitats côtiers les plus répandus de la planète, surpassant notamment les récifs coralliens « , note Fanny Kerninon, post-doctorante à l’Université de Bretagne occidentale et coordonnatrice du réseau herbiers de l’Initiative française pour les récifs coralliens.
Les plongeurs en Méditerranée les connaissent bien. « Les phanérogames marines ressemblent à des graminées. Quand on les regarde, on voit des herbes ! « , témoigne Christine Pergent, docteure en écologie marine et responsable de l’équipe Écosystèmes littoraux à l’Université de Corse. Souvent confondues avec des algues, elles en sont pourtant très distinctes. « Les plantes à fleurs ont des organes bien constitués et bien différenciés avec des racines souterraines, des tiges et des fleurs. Les algues n’ont ni racine, ni tige, ni feuille, et n’ont pas non plus d’organe de reproduction « , clarifie Christine Pergent.
Les phanérogames marines ressemblent en tout point à leurs ancêtres, les plantes à fleurs terrestres, mais elles se sont adaptées au milieu salin, il y a 100 millions d’années. Malgré une présence quasi planétaire, elles forment un habitat naturel encore peu connu. Mais leur importance écologique est fondamentale. « Certaines espèces d’herbiers assez robustes et denses stockent énormément de carbone », assure Fanny Kerninon.
Dans une étude publiée en septembre 2022, Christine Pergent et son équipe ont ainsi estimé que les herbiers de posidonie situés sur la côte est de la Corse stockaient en moyenne 327 tonnes de carbone par hectare. Entre trois à sept fois plus que les sols forestiers ! Le carbone est piégé dans un édifice souterrain, la « matte », qui peut mesurer plusieurs mètres d’épaisseur et atteindre l’âge de 4000 ans par endroits. Pour cette extraordinaire capacité de capture du CO2, les herbiers de posidonie ont fait l’objet d’un projet de compensation carbone, « Prométhée Med », lancé en mars 2021, auquel Sandrine Ruitton, maître de conférences à l’Institut méditerranéen d’océanologie de Marseille, a participé avec les chercheurs de l’Université de Corse.
La scientifique a élaboré avec son équipe une méthodologie pour calculer le gain, en matière de carbone stocké, de la protection des herbiers de posidonie de la façade méditerranéenne. « Nous venons d’estimer que la posidonie était implantée sur près de 80.000 hectares. La protection de ces sites représente donc un stockage de carbone potentiellement considérable. » Les herbiers sont aussi essentiels à la biodiversité : « De nombreuses espèces de poissons méditerranéens viennent s’y nourrir et se reproduire. Les juvéniles peuvent se cacher entre les feuilles, les racines et les tiges et grandir tranquillement « , témoigne Sandrine Ruitton. Poissons, mais aussi oursins, mollusques, crabes, gorgones… La vie foisonne au sein de ces prairies sous-marines.
Une protection naturelle des littoraux
Cet écosystème permet par la même occasion de soutenir la pêche locale. En juin 2022, une équipe de scientifiques suédois de l’Université de Stockholm a montré que les herbiers marins constituaient un filet de sécurité fiable pour des pêcheurs venant de toute la région indopacifique. Encore plus que la pêche sur les récifs coralliens, les herbiers marins permettent en effet de faire vivre des millions de ménages en fournissant des prises importantes de poissons et d’autres animaux.
Autre service écosystémique, moins visible mais tout aussi important : les herbiers marins atténuent la houle tel un brise-lames et limitent fortement l’érosion des côtes. « Lorsque le sable arrive entre les feuilles de posidonie, il tombe sur le fond, sédimente et finit piégé au pied des herbiers. Il ne sera pas remis en suspension en cas de houle, contrairement à une étendue de sable sans protection qui serait fortement remuée « , affirme Sandrine Ruitton.
En novembre 2022, des biologistes marins de l’Université de Göteborg, en Suède, ont découvert que le tapis racinaire des herbiers marins (Zostera marina) lie les dunes de sables sous-marines entre elles et réduit l’érosion des falaises jusqu’à 70 %. Cette protection côtière naturelle est donc un allié de taille pour faire face aux effets du dérèglement climatique. Même les feuilles mortes ont un rôle à jouer grâce à la « banquette » qu’elles forment sur les plages : « Chaque année, les feuilles de posidonie viennent s’échouer sur la plage. Elles s’accumulent et forment une sorte de matelas qui protège les plages de l’érosion en y maintenant le sable. C’est une protection naturelle gratuite « , soutient Sandrine Ruitton.
En dépit de tous ces services qu’ils rendent et de leur valeur patrimoniale, des travaux récents montrent que les herbiers ont globalement décliné en quelques décennies. La présence de ces phanérogames marines à de faibles profondeurs les rend particulièrement sensibles et fragiles aux activités humaines : « La posidonie était particulièrement menacée dans les années 1980 avec les aménagements littoraux qui ont détruit de nombreux herbiers par ensevelissement, déclare Sandrine Ruitton. Ils ont fortement régressé à cette période. Puis il y a eu une prise de conscience. Depuis, ils ont été protégés et les aménagements littoraux ont été quasiment stoppés. »
La posidonie toujours menacée par le chalutage de fond
Mais dans les Caraïbes, les herbiers natifs déjà menacés par les cyclones se font progressivement remplacer par une espèce beaucoup moins « intéressante » sur le plan écologique : Halophila stipulacea. « Cette espèce exotique envahissante, originaire de la mer Rouge, stocke moins de carbone que les herbiers natifs « , déplore Fanny Kerninon. En France, la posidonie est protégée depuis 1988. Elle n’en reste pas moins directement menacée par le chalutage de fond et le mouillage des navires : l’ancre des bateaux peut détruire les herbiers mais aussi arracher la précieuse matte et provoquer la libération de stocks importants de carbone.
Pour éviter ce phénomène, des arrêtés de 2021 établissent des zones d’interdiction de mouillage sur toute la façade méditerranéenne pour les navires de plaisance de plus de 24 mètres. Ces bateaux doivent désormais jeter l’ancre dans des zones spécifiques, sans risques pour la posidonie. Ils peuvent également s’amarrer dans des zones de mouillage réservées avec des ancrages fixes au fond et des bouées en surface.
Comment sauver les herbiers
Récupérer les graines des phanérogames marines. C’est le point de départ d’une expérience conduite en Australie pour restaurer les herbiers. L’objectif est de les ensemencer dans un nouveau milieu naturel. Mais cette méthode est aussi compliquée qu’onéreuse. Toutes les espèces n’ont pas les mêmes chances de restauration et la réussite des opérations dépend beaucoup des conditions environnementales.
Elle prend également beaucoup de temps : « Pour la posidonie, nous arrivons au mieux à transplanter des individus et donc à créer une miniplantation d’herbier. En général cela demande au minimum une dizaine d’années pour avoir une surface intéressante, car cette espèce pousse très lentement : de 0,1 à 1 mètre tous les 100 ans « , constate Christine Pergent.
Lorsqu’elle est affectée par les activités humaines, sa récupération naturelle est donc hypothétique. De plus, sur le long terme, il n’est pas efficace de tenter de restaurer un herbier dans un milieu dégradé si les causes de la dégradation du milieu n’ont pas disparu. « Renforcer la préservation de ces milieux est bien plus recommandé « , conclut Fanny Kerninon.
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