Africa-Press – Niger. Ancien chez McKinsey France, Thierry Djeumo est consultant international et l’un des auteurs du rapport “Excellence Opérationnelle des Entreprises Africaines: un levier de disruption inexploité”, une étude inédite publiée par les cabinets FinAfrique Partners et DYESE, aux côtés de Manuella Zagba et Bassirou Diao. Le rapport dresse un état des lieux sans concession du fonctionnement des entreprises africaines et appelle à une véritable révolution managériale, culturelle et technologique. Nous avons préparé quelques questions pour eux. Thierry Djeumo a accepté de le commenter pour Agence Ecofin
Agence Ecofin: Dans votre rapport, vous affirmez que l’excellence opérationnelle reste un « levier inexploité » pour les entreprises africaines, bien qu’elle ait devenu une norme de compétitivité ailleurs. Envisagez-vous cette excellence comme une simple adaptation des modèles internationaux (Lean, Six Sigma, Kaizen, etc.), ou comme une approche spécifiquement africaine, fondée sur nos réalités culturelles, économiques et humaines?
Therry Djeumo: L’excellence opérationnelle n’est pas, pour le moment, un sujet que les entreprises africaines se sont suffisamment approprié de sorte que le niveau de maturité sur la question ne permet pas, à notre sens, d’avoir une approche purement africaine. C’est la raison pour laquelle nous plaidons pour une approche que l’on pourrait qualifier d’hybride, dans le sens où elle capitalise sur les principes et pratiques développés ailleurs, où la question de l’excellence opérationnelle est déjà mûre, en les adaptant aux particularités du contexte africain (culturel, technologique, infrastructural, économique, etc.). Il faut le voir comme une trajectoire à construire, dont nous voulons poser ici un point de départ ou un point d’étape, directement actionnable et fécond. Chemin faisant, dans une démarche d’amélioration continue, la vision africaine de l’excellence opérationnelle des entreprises pourra se dégager plus affirmativement.
Agence Ecofin: Votre étude évoque de nombreux cas d’entreprises performantes, mais on y perçoit une grande diversité de maturités et d’approches. Avez-vous défini un référentiel commun pour mesurer cette « excellence opérationnelle africaine »? Quels indicateurs clés vous ont permis de comparer les organisations étudiées?
TD: Oui, tout à fait. Dans le contexte des entreprises africaines, nous avons défini cinq critères principaux à évaluer. Nous avons voulu établir des critères à la fois « transversaux », pour mesurer l’excellence opérationnelle entre différentes entreprises, et « longitudinaux », afin d’apprécier cette excellence au sein même des différentes strates d’une organisation. L’idée est que, du top management aux unités opérationnelles, chaque équipe puisse s’approprier la question de l’excellence opérationnelle et en faire un objectif partagé.
Les cinq critères que nous proposons se répartissent en trois niveaux: au niveau de la fondation, nous évaluons d’abord le périmètre d’application des initiatives d’excellence opérationnelle, puis l’exécution, qui se mesure notamment par le degré d’autonomie et la fiabilité des actions mises en œuvre. Il s’agit, pour chaque entreprise, de définir un standard de référence clair pour son exécution.
Vient ensuite le niveau intermédiaire, où nous considérons deux dimensions: la résilience, qui évalue la capacité à maintenir ce standard dans des conditions adverses — qu’il s’agisse d’un changement d’équipe, d’un nouvel outil, d’une intensification de la pression ou d’autres perturbations —, et la performance, mesurée à travers des critères tels que la productivité, l’efficacité, la qualité ou encore l’innovation. Enfin, le niveau supérieur s’intéresse à l’impact. Celui-ci peut être appréhendé à travers divers indicateurs: l’expérience des clients, des employés ou des partenaires ; la reconnaissance et la réputation ; l’attractivité ; la conversion et la rétention des talents, des clients ou des partenaires ; ainsi que les résultats financiers, ESG ou autres.
Agence Ecofin: Vous insistez sur le rôle crucial du facteur humain et de la culture d’entreprise. Vous rappelez notamment que le rapport à la hiérarchie, à la parole écrite ou au collectif est souvent différent en Afrique. Comment ces spécificités culturelles influencent-elles concrètement la mise en œuvre d’une démarche d’excellence? Peuvent-elles devenir, à terme, un avantage concurrentiel plutôt qu’une contrainte?
TD: Sous toutes les latitudes, le facteur humain demeure à la fois un élément délicat et extraordinaire de toute transformation collective. Il peut agir soit comme un frein à la transformation, soit comme un catalyseur. De ce point de vue, l’enjeu pour les entreprises africaines est donc de créer les conditions pour que la culture d’entreprise favorise la démarche d’excellence, que les employés se l’approprient et, en définitive, la réalisent. Cela suppose pour l’entreprise quelques aptitudes collectives, telles qu’une aptitude à se remettre en question de manière fructueuse, à accueillir le changement ou à l’intégrer.
On peut être tenté, en première analyse, de considérer que nos spécificités, comme l’exercice d’une influence négative dans une démarche d’excellence. Par exemple, le rapport à la hiérarchie dans le contexte africain, avec pour caricaturer, d’un côté les « chefs » qui occupent souvent une posture de sachants et de l’autre côté leurs « collaborateurs » qui sont souvent cantonnés à la posture d’exécutants sans réelle marge d’initiative, qui n’est pas toujours de nature à permettre le développement d’une aptitude à la remise en question fructueuse.
L’enjeu pour les entreprises africaines est donc de réussir à créer les conditions pour que la culture d’entreprise favorise la démarche d’excellence, pour que les employés se l’approprient et, en définitive, la réalisent
Mais notre conviction est qu’au contraire, ces spécificités culturelles africaines peuvent constituer des avantages concurrentiels pour les entreprises africaines à plus d’un titre. Les employés africains, du fait, par exemple, de leur forte imprégnation dans des tissus sociaux étendus et variés, possèdent une expertise sur les consommateurs et clients africains qui ne demande qu’à être mise à contribution et qui peut faire la différence en matière d’innovation disruptive. Par la force des choses, les employés et les clients africains sont en réalité très ouverts au changement.
Il n’y a qu’à voir les parcours d’intégration professionnelle et les multiples voies empruntées pour trouver sa place, ou la rapidité déconcertante avec laquelle les technologies ou les solutions nouvelles sont adoptées. Il s’agit là d’un bon terreau sur lequel les entreprises peuvent capitaliser pour mettre en place une démarche d’excellence collective. Si je reviens à la dynamique dans le rapport à la hiérarchie, elle peut aussi être un accélérateur de la mise en œuvre de décisions venant du « haut » de la hiérarchie, y compris des décisions de démarche d’excellence. Il faut néanmoins souligner que la capitalisation sur les spécificités africaines dans une démarche d’excellence opérationnelle exige une approche méthodique et progressive pour être menée à bien.
Agence Ecofin: Vous qualifiez la digitalisation et l’automatisation de « leviers puissants de transformation ». Pourtant, le rapport montre que la plupart des entreprises africaines peinent à élaborer une stratégie technologique claire. Quelles technologies, selon vous, sont aujourd’hui les plus prometteuses pour accroître les performances opérationnelles en Afrique? Et voyez-vous émerger des innovations véritablement locales dans ce domaine?
TD: Nous traversons une époque particulière, voire inédite, où plus que jamais la connaissance d’une part et la technologie d’autre part sont d’une certaine manière rendues accessibles au plus grand nombre à travers par exemple l’ouverture des marchés d’Asie ou du Moyen Orient où il est possible pour toute entreprise africaine ou tout entrepreneur africain d’acquérir tout type de matériel ou de faire faire tout type de production, ou à travers la diffusion massive de d’information via internet accessibles en quelques clics.
Cependant, force est de constater qu’en matière de savoir-faire, la contribution de l’Afrique reste marginale, que ce soit dans la production de connaissances, dans la production de technologie ou dans la combinaison de la connaissance et de la technologie pour mettre en œuvre des solutions pertinentes pour l’Afrique comme pour le reste du monde. Pour nous, cette maîtrise du savoir-faire est l’un des défis majeurs à relever pour les entreprises africaines, car elle permet d’appréhender les grands enjeux de la technologie en Afrique avec davantage de marges de manœuvre, tels que la souveraineté, la dépendance, la sécurité, la gouvernance des données et des normes, la compétence, ou encore la maîtrise des infrastructures.
Cette maîtrise des savoir-faire est d’autant plus cruciale en Afrique que nous sommes sur un continent richement pourvu en ressources naturelles (minières, énergétiques, agricoles, etc.) dont nous maîtrisons peu la chaîne d’exploitation et de mise en valeur alors qu’elles sont pourtant souvent indispensables au reste du monde et génèrent des revenus considérables dont l’Afrique ne perçoit que des bribes.
Il est difficile ici de ne pas parler de la révolution majeure à laquelle nous assistons, dont nous ne sommes qu’aux prémices avec l’intelligence artificielle
Cela étant dit, les technologies sont nombreuses aujourd’hui. Leur pertinence pour les performances opérationnelles des entreprises africaines dépend souvent du type d’entreprise et de la nature de ses freins à la performance. Mais il est difficile ici de ne pas parler de la révolution majeure à laquelle nous assistons, dont nous ne sommes qu’aux prémices avec l’intelligence artificielle. Cette révolution va bouleverser tous les secteurs d’activité (primaire, secondaire, tertiaire, etc.). Les entreprises africaines qui sauront apprivoiser cette technologie pour la mettre réellement à leur service feront de bons résultats qualitatifs. Pour les entreprises des secteurs secondaires et tertiaires en particulier, nous pensons que les nouvelles technologies d’automatisation de type RPA (Robotic Process Automation) sont des accélérateurs de la performance opérationnelle.
Mais il existe en réalité de très nombreux domaines pour lesquelles les innovations africaines sont attendues avec ardeur par exemple dans la gestion de l’énergie électrique pour assurer un accès stable et pérenne aux usagers, dans la gestion durable des déchets, dans le développement d’habitats valorisant les matériaux locaux et adaptés à l’environnement africain, dans le développement de soins et de médicaments capitalisant sur la richesse considérable de notre biodiversité, ou même plus prosaïquement dans paiement transfrontalier intra-africain. C’est pourquoi nous appelons à une bien plus grande mobilisation des entreprises africaines dans la production de connaissances et de technologies, par le financement de la recherche et de l’innovation en Afrique, en interne dans les entreprises ou en externe, par des partenariats avec, par exemple, des universités, des centres de recherche ou des hubs d’innovation.
Agence Ecofin: Votre étude parle de « gains mesurables » en matière d’efficacité, de qualité et de délais. Vous citez des entreprises qui ont réduit leurs cycles de production ou amélioré leur service client, mais vous ne détaillez pas toujours les chiffres. Pouvez-vous partager quelques exemples concrets d’entreprises africaines ayant obtenu des résultats probants grâce à une démarche d’excellence? Quels secteurs apparaissent comme les plus avancés?
TD: Commençons par les exemples concrets. Comme souvent, c’est l’Afrique dite anglophone qui tient le haut du pavé. L’un des grands succès, une révolution proprement africaine, qui s’est généralisé en Afrique au point de désormais « faire partie des meubles » en tant que service standard, robuste et efficace, est le Mobile Money. Les bases ont été posées au milieu des années 2000, au Kenya avec M-Pesa, et en Afrique du Sud avec MTN MoMo. Cette révolution du mobile money a donné naissance à un vaste éventail de nouveaux services (Mobile Banking, Digital Payment, etc.) qui continuent de se développer et où la concurrence fait rage.
Dans le domaine des transports propres en Afrique, marché en pleine croissance, quelques acteurs africains se sont imposés comme des leaders grâce à des solutions innovantes conçues en Afrique pour répondre aux besoins du continent. C’est le cas, par exemple, de ROAM au Kenya. Dans le domaine du transport aérien, la compagnie Ethiopian Airlines domine régulièrement le classement en Afrique depuis de nombreuses années tout en se maintenant parmi les 40 meilleures compagnies aériennes au monde.
En matière de production manufacturière, nous avons l’exemple du Maroc, qui a su s’imposer en moins de 20 ans comme un acteur majeur de la production automobile à destination du marché mondial. Ce qui suppose un alignement sur les standards mondiaux en la matière, permettant l’installation d’entreprises internationales telles que Toyota, Volkswagen, Hyundai, Ford ou encore Renault.
Nous avons l’exemple du Maroc, qui a su s’imposer en moins de 20 ans comme un acteur important de la production automobile à destination du marché mondial
Pour ce qui est de l’avancement des secteurs, je dirais que les prérequis ou les conditions pour réaliser l’excellence opérationnelle sont de nature assez différente selon les secteurs. Les entreprises du secteur tertiaire bénéficient plus directement de la connaissance et de la technologie accessibles au grand public. Toute chose égale par ailleurs (si l’on peut dire), il est plus facile de déployer des initiatives d’excellence opérationnelle dans ce secteur. Dans le secteur secondaire, les transformations présentent des niveaux de complexité, de lourdeur et de criticité plus élevés que dans le secteur tertiaire. Dans le secteur primaire, l’aléa est plus déterminant que dans les autres secteurs et doit donc être spécifiquement intégré à toute démarche d’excellence opérationnelle.
Agence Ecofin: Vous soulignez que, dans de nombreuses entreprises africaines, les dirigeants eux-mêmes deviennent un frein involontaire à la transformation, faute de délégation et de processus clairs. Comment un dirigeant africain peut-il institutionnaliser la culture de l’excellence au-delà du discours? Faut-il créer des directions dédiées, intégrer des KPI spécifiques ou repenser les organes de gouvernance?
TD: Pour qu’elle soit pérenne et réellement féconde, toutes les strates de l’entreprise doivent s’approprier la démarche d’excellence opérationnelle, du top-management aux équipes opérationnelles. C’est moins une question de direction dédiée qu’une démarche volontariste, partagée et objectivable au sein de l’entreprise, à toutes ses différentes strates. Les dirigeants sont bien placés pour comprendre qu’il s’agit d’une démarche itérative et progressive qui permettra à l’entreprise d’atteindre ses différents niveaux d’excellence.
Il est clair que disposer d’un observatoire de l’excellence opérationnelle en Afrique ou d’un indice dédié pourrait constituer un catalyseur sur ce sujet.
Cela passe donc d’abord par une ambition d’entreprise clairement définie avec un horizon cible, ensuite par une stratégie et une trajectoire de réalisation de cette ambition, puis par une déclinaison de cette trajectoire en programmes ou projets avec des plans d’actions associés et des indicateurs spécifique, mais aussi par la mise en place d’une gouvernance qui selon certains cas peut s’appuyer sur les organes existants et selon d’autres cas nécessiter de nouveaux organes.
Agence Ecofin: Le rapport rappelle que de nombreuses entreprises entament des projets d’excellence mais peinent à les maintenir dans le temps, faute de suivi et de moyens. Quelles conditions sont nécessaires pour inscrire ces démarches dans la durée? Comment éviter qu’elles ne s’essoufflent après une première phase d’enthousiasme?
TD: Nous sommes partisans d’une approche holistique, méthodique et progressive pour une démarche d’excellence opérationnelle. Holistique, car elle prend en compte un ensemble de 5 piliers que nous jugeons indispensables et qui doivent être mis en musique (l’inscription à l’agenda stratégique, l’engagement du leadership, l’optimisation des processus, les capacités d’innovation et d’implémentation, l’accompagnement et l’engagement des employés). Méthodique, car elle s’appuie sur une structure clairement définie que nous exprimons par le triptyque « Décrypter – Transformer – Pérenniser ». Progressive par nature, car l’excellence est le résultat d’une montée en grades successifs que nous considérons comme 3 niveaux , qu’on pourrait schématiser pour une entreprise comme: d’abord savoir « faire bien », ensuite savoir « faire mieux » et enfin « être les meilleurs ».
Agence Ecofin: En conclusion, vous appelez à une “feuille de route africaine de la performance” et à la création de synergies régionales afin de mutualiser les bonnes pratiques. Envisagez-vous la création d’un réseau panafricain, d’un observatoire ou même d’un indice continental de l’excellence opérationnelle? Quelle forme pourrait prendre cette coopération entre les acteurs du continent?
TD: C’est encore un peu prématuré de le dire, car les réflexions sont toujours en cours. Elles s’enrichissent notamment grâce aux échanges que nous avons eus entre nous à la suite de l’article. Nous invitons tous vos lecteurs à prendre part à cette réflexion. Mais il est clair que disposer d’un observatoire de l’excellence opérationnelle en Afrique ou d’un indice dédié pourrait constituer un catalyseur sur ce sujet.
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