Africa-Press – Niger. Sous l’influence du changement climatique, des phénomènes irréversibles sont-ils en cours ? Et si oui, à quelles échéances ? Ces questions sont actuellement de véritables sujets de controverse entre scientifiques. « Ces passages d’un état à un autre qu’on appelle des bifurcations sont abrupts et aucun retour en arrière n’est possible, a résumé Freddy Bouchet, directeur de recherche CNRS, professeur attaché à l’ENS-PSL, et directeur du Laboratoire de météorologie dynamique au sein de l’Institut Pierre-Simon-Laplace (IPSL). La grande difficulté, c’est de définir le seuil à partir duquel il y aura un changement d’état et quand ce seuil sera atteint. ». Freddy Bouchet intervenait le 8 avril dans une session de formation de l’École normale supérieure (ENS) en marge d’une réunion à Paris des chercheurs impliqués dans deux programmes européens sur le sujet, ClimTip et TipESM.
La complexe machinerie climatique est aujourd’hui perturbée par les émissions anthropiques de gaz à effet de serre. Les mesures effectuées partout dans le globe montrent des phénomènes en cours dont il est encore difficile d’imaginer jusqu’où ils vont aller. Certains sont visibles par les humains: la déforestation et la sécheresse en Amazonie, le blanchiment de la grande barrière de corail australienne, la disparition des glaciers continentaux et des calottes glaciaires. D’autres sont plus insidieux: le ralentissement des courants de la circulation océanique profonde, la fonte du permafrost arctique ou les variations de la mousson africaine. Au total, la communauté scientifique a identifié une quinzaine de points de bascule (« tipping points » en anglais) susceptible de changer radicalement les écosystèmes et les conditions de vie des humains.
Le changement climatique pourrait provoquer des ruptures abruptes des conditions de vie
La planète a toujours connu des changements fondamentaux de sa biosphère. « Ainsi, il y a 20000 ans, au maximum de l’ère glaciaire, le niveau de la mer était 130 mètres plus bas qu’aujourd’hui et la température inférieure de 6°C en moyenne, a rappelé Freddy Bouchet. Il y a bien eu un changement fort des conditions de vie, mais il a fallu plusieurs milliers d’années pour atteindre une position très différente de la situation de départ. Aujourd’hui, le changement climatique s’opère en quelques décennies. » Les scientifiques ont donc devant eux un « objet » nouveau: une modification drastique du milieu qui a déjà des conséquences socio-économiques fortes sur l’activité humaine. « Cette question n’est apparue succinctement dans les rapports du Giec qu’au début des années 2000, a rappelé Valérie Masson-Delmotte, coprésidente du groupe 1 du Giec (connaissance du climat) entre 2015 et 2023. Les «tipping points» feront l’objet d’un chapitre à part entière dans le prochain rapport prévu pour 2028 ».
En moins de trois décennies, les connaissances ont en effet fortement progressé à la fois par le déploiement d’instruments de mesures et par le fait que les décennies passant, des tendances à l’instabilité de milieux peuvent commencer à être observées. Ainsi, la dégradation du couvert forestier amazonien est-elle suivie précisément par les images satellitaires et les épisodes de sécheresse sont parfaitement mesurés. Localement, des espaces forestiers se muent en savanes. Des points de bascule très locaux sont ainsi identifiés comme tels par les chercheurs. Mais une telle mutation du couvert végétal à une échelle régionale reste incertaine. Et il n’y a aucun consensus sur le fait qu’avec les tendances actuelles du changement climatique, le massif amazonien devienne à une échéance plus ou moins lointaine une plaine herbeuse. « Une telle modification aurait des conséquences sur le cycle de l’eau, a rappelé Freddy Bouchet. 30% des précipitations qui sont utilisées par les arbres de l’Amazonie repartent dans l’atmosphère par évapotranspiration et redistribuent ainsi l’eau sur d’autres régions. »
Des questions auxquelles il est difficile de répondre
Les incertitudes sont encore plus grandes sur des acteurs plus invisibles du climat comme la circulation méridienne de retournement de l’atlantique, l’Amoc selon l’acronyme anglais. Dès les années 1960, les travaux théoriques d’Henry Stommel montraient que la baisse de salinité des eaux de surface induisait un affaiblissement de la capacité des eaux de l’Amoc à s’enfoncer dans les couches profondes de l’océan arctique pour rejoindre ensuite les tropiques. « L’apport en eau douce de la fonte des glaciers du Groenland peut-il inhiber cette capacité et ralentir ainsi un courant essentiel pour le climat dans tout le bassin de l’Atlantique ? C’est une question à laquelle il est aujourd’hui difficile de répondre », a reconnu Didier Swingedouw, Directeur de recherche CNRS à l’UMR Environnements et paléoenvironnements océaniques et continentaux (Epoc) de Bordeaux.
La réalité du phénomène en cours est peu discutée. Ce qui l’est, c’est le seuil d’irréversibilité et surtout son échéance. Les articles scientifiques se succèdent ainsi pour affirmer ou contredire le fait que l’Amoc pourrait connaître un affaiblissement irréversible d’ici à la fin du siècle. Pour mesurer l’intensité du retournement de la multitude de tourbillons issus du Gulf Stream à la hauteur du cap Hatteras, en Caroline du Nord (États-Unis), et remontant jusqu’en mer Arctique qu’est l’Amoc, il n’y a aujourd’hui qu’une série de bouées mouillées entre la Floride et le Maroc pour mesurer la vitesse des courants en profondeur, et ce depuis une vingtaine d’années seulement. Bien trop insuffisant pour apporter des certitudes. Aussi, le sixième rapport du Giec remis en 2021 est-il très prudent et cache son embarras derrière cette phrase complexe à comprendre. « Il y a une confiance moyenne dans le fait que l’Amoc ne s’effondrera pas brutalement avant 2100, mais si cela devait arriver, cela causerait certainement des changements brutaux de la météo que nous connaissons dans la région arctique, avec de forts impacts sur les écosystèmes et les activités humaines. »
Ces « forts impacts sur les écosystèmes et les activités humaines » dessinent en effet des pays riverains de l’Atlantique bouleversés. Les températures d’Europe de l’Ouest seraient bien plus fraîches tandis que la mousson africaine serait fortement affaiblie. C’est là que la responsabilité des scientifiques devient écrasante. Les impacts sur l’activité économique et sur les modes de vie des sociétés peuvent être d’une telle violence qu’il faudrait pouvoir déjà s’y adapter. « Cependant, nous avons tellement d’incertitudes que nous risquons de verser dans le catastrophisme. Mais ces incertitudes peuvent aussi nous amener à sous-estimer les impacts et à retarder les mesures d’adaptation », résume Robert Vautard, Directeur de recherche CNRS, coprésident du groupe 1 pour le 6e rapport d’évaluation du Giec. Un dilemme que les scientifiques devront trancher dans les années qui viennent.
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