Africa-Press – Niger. L’an dernier, la mer Méditerranée a battu de nouveaux records de chaleur: 29,4 °C dans la rade de Villefranche-sur-Mer (Alpes-Maritimes) à la mi-août, plus de 30 °C au large de la Grèce, de la Sicile ou de la Corse. La fréquence et l’intensité de ces canicules marines – qui se caractérisent par des températures de surface médianes supérieures de cinq degrés aux normales climatiques pendant au moins cinq jours consécutifs, et affectent tous les océans – ont doublé depuis les années 1980, selon le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec).
Et si les mers sont soumises à de multiples facteurs de stress qu’il est difficile de hiérarchiser, en Méditerranée, « cet emballement des vagues de chaleur extrêmes est probablement la principale menace qui pèse sur les écosystèmes marins », alerte Jean-Pierre Gattuso, directeur de recherches au Laboratoire d’océanographie de Villefranche-sur-Mer (CNRS- Sorbonne Université). « Elles provoquent des mortalités massives d’espèces végétales et animales, comme les gorgones, les oursins, les étoiles de mer et certains mollusques » , poursuit le chercheur. Les forêts de posidonies, ces longues herbes vertes qui tapissent les fonds sableux, protègent les poissons juvéniles des prédateurs et séquestrent le carbone, figurent, elles aussi, parmi les victimes de ces « incendies » sous-marins.
Cette température marine qui augmente plus vite qu’ailleurs dans le monde provoque une mutation profonde – climatique, biologique et paysagère: la « tropicalisation » transforme en effet les écosystèmes marins, et a déjà des effets durables sur le climat, l’économie et l’habitabilité du bassin méditerranéen. « Même les hivers sont devenus très doux », souligne Guillaume Marchessaux, chercheur à l’Institut pour la recherche et le développement (IRD) au sein de l’Institut méditerranéen d’océanologie (MIO) de Marseille. Dans cette mer semi-fermée et peu profonde, on observe « une forte accélération des phénomènes liés à l’impact humain et aux espèces invasives », poursuit l’océanographe. De sorte qu’on peut voir en elle une sentinelle du changement climatique dans les océans.
Représentant seulement 1 % des eaux marines de la planète, la Grande Bleue abrite plus de 8 % de la biodiversité mondiale – 17.000 espèces, dont un quart sont endémiques, comme la posidonie, le mérou brun et la grande nacre. Chaque année, plus de 50.000 navires la parcourent, soit autant de vecteurs d’introduction d’espèces non natives via les eaux de ballast ou les coques. Connecteur artificiel avec la mer Rouge, le canal de Suez offre un corridor aux espèces tropicales, qui trouvent désormais en Méditerranée des conditions favorables à leur expansion et peuvent supplanter les espèces autochtones.
Sur plus de mille espèces animales et végétales non natives recensées à ce jour, « seules 10 % sont considérées comme invasives », indique Guillaume Marchessaux. Soit une centaine – aux effets pourtant massifs car ces espèces sont dotées de « capacités biologiques assurant leur expansion et leur domination: un taux de reproduction extrêmement élevé, un taux de croissance larvaire important, une grande capacité de colonisation de nouvelles zones, ainsi qu’un régime omnivore ou avec peu de préférences alimentaires ».
Parmi ces voraces, le poisson-lion (Pterois volitans) – ou rascasse volante – venimeux et urticant, gobe poissons et crustacés. Redoutable envahisseur lui aussi, le poisson-ballon (Lagocephalus sceleratus) – ainsi nommé car il peut, en cas de menace, se gonfler par ingestion rapide d’eau – avale aussi bien des oursins que des coquillages ou des poissons. Sa chair est toxique, et son bec si puissant qu’il déchire les filets de pêche et sectionne les doigts des pêcheurs et nageurs. Herbivore, le poisson-lapin (Siganus rivulatus) est quant à lui une vraie calamité pour les herbiers et algues de Méditerranée, tondus par ces brouteurs insatiables qui se déplacent en bancs de centaines ou milliers d’individus.
« Dans leur écosystème d’origine, précise Guillaume Marchessaux, ces populations sont limitées par des parasites et des prédateurs qui ont coévolué avec elles sur des milliers d’années. Mais en Méditerranée, elles n’ont pas de prédateurs car les espèces endémiques ne mangent pas une espèce inconnue. »
Une seule espèce peut déséquilibrer tout un écosystème
Ainsi, le crabe bleu (Callinectes sapidus), originaire de la côte est de l’Amérique et surnommé « Terminator » tant il est agressif, a un prédateur naturel – le poulpe – dans son milieu d’origine. En Méditerranée, où il a été repéré dans les années 1950, il prospère sans ennemi. Sa population a explosé au large de la Tunisie et de la Sicile en 2017-2019, puis en France en 2021, et l’année suivante dans l’Adriatique. Cet excellent nageur, qui a une extraordinaire capacité de reproduction – jusqu’à 2 millions d’œufs par ponte ! -, dévore tout ce qui passe à sa portée… même ses congénères ! Avec ses pinces puissantes, il sectionne les filets des pêcheurs. « Comme la plupart des espèces invasives, il est capable de tolérer de larges gammes de températures: 24 °C est son optimum, mais il ne meurt qu’à 40 °C », explique le chercheur du MIO.
Confrontées à cette « machine de guerre », les espèces natives – comme le petit crabe vert (Carcinus maenas) – n’ont aucune chance… « Le crabe bleu nous prouve qu’une seule espèce peut déséquilibrer tout un écosystème, constate Guillaume Marchessaux. On ne pourra jamais l’éradiquer. À terre, on peut confiner une espèce invasive avec des clôtures, procéder à des arrachages. En mer, c’est impossible. »
Pourtant, un jour devrait venir où les populations se feront beaucoup moins denses. C’est ce qui s’est produit avec Caulerpa taxifolia, algue tropicale apparue au large de Monaco dans les années 1980. Elle a asphyxié la Méditerranée avant de régresser naturellement depuis dix ans. En attendant, prévient l’océanographe, « nous devons agir pour éviter les pertes irréversibles pour la biodiversité et limiter l’impact socio-économique, notamment sur la pêche artisanale ».
Seule option aujourd’hui, selon lui: passer le crustacé à la casserole. « La chair du crabe bleu se rapproche de celle du tourteau ou de la langouste. On pourrait prélever des centaines de kilos d’individus, ce qui permettrait de réduire la population tout en compensant les pertes subies par les pêcheurs. » Reste à développer « un circuit court local, limité dans le temps, pour une pêche de contrôle et non d’exploitation », propose Guillaume Marchessaux. Une solution transposable à d’autres espèces invasives… à condition qu’elles soient comestibles et aussi savoureuses.
L’algue brune qui ravage la Grande Bleue
Rugulopteryx okamurae, une algue brune venue d’Asie, colonise le littoral marseillais depuis une dizaine d’années. Elle a été introduite dans l’étang de Thau (Hérault) au début des années 2000, via des naissains d’huîtres importés du Japon, avant d’atteindre la calanque de Callelongue (Bouches-du-Rhône) en 2016, probablement collée à un oursin consommé puis rejeté à la mer. On la retrouve ensuite en Espagne, au Maroc, aux Açores, au Cap-Vert, en Sicile ou encore en Algérie… Son emprise est ravageuse.
Elle est d’ailleurs qualifiée d’espèce « transformeuse », car elle modifie radicalement son milieu: une fois installée, elle tapisse les récifs sous-marins jusqu’à 40 mètres de profondeur, étouffant toute autre forme de vie. Des fragments, détachés par les vagues et les courants, sédimentent sur le fond marin et peuvent obstruer les filets de pêche, ou s’échouer sur les plages. Ils s’y décomposent en formant des amas qui, en pourrissant, dégagent du sulfure d’hydrogène nocif.
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