Marième Soumaré
Africa-Press – Senegal. La région la plus à l’est du Sénégal a fait le choix de la majorité depuis 2019. Les réalisations de Macky Sall y laissent pourtant une impression en demi-teinte, et le choix électoral de Kédougou et de ses environs pourrait s’en trouver mitigé.
Et soudain, le voici. Au milieu de nulle part, sur le bas-côté d’une route qui s’enfonce dans la brousse. Le blanc encore immaculé du bâtiment tranche avec la latérite qui l’entoure. L’hôpital régional Amath Dansokho a été construit à cinq kilomètres du centre de Kédougou, sur la route qui mène en Guinée – la frontière est à une vingtaine de kilomètres. On emprunte, pour y accéder, le nouveau pont Kédougou-Fongolemi, réalisation de Macky Sall effectuée peu avant sa réélection en 2019. Auparavant, seul un bac permettait de traverser ici le fleuve Gambie.
Inauguré en mai 2021 par le chef de l’État, en compagnie de son ancien ministre de la Santé, Abdoulaye Diouf Sarr, l’hôpital dispose d’un matériel de pointe, d’un service de cardiologie, de pédiatrie, de radiologie… Dans des couloirs au carrelage rutilant, tout semble neuf, moderne. Un « petit bijou », se félicite un cadre de l’administration régionale. Mais le bâtiment est quasi vide. Il ne disposerait pas de personnel suffisamment qualifié pour faire fonctionner tout son équipement.
Devant l’édifice, quelques taxis patientent paresseusement en attendant les rares patients. Ce « petit bijou » qui tourne au ralenti est à l’image de plusieurs des réalisations de Macky Sall dans la région: il est la preuve d’indéniables efforts de développement, mais détonne dans une zone trop longtemps délaissée.
Promesses électorales
Avec seulement 72 413 électeurs sur les 7 millions que compte le pays, Kédougou ne représente que 1 % des voix au niveau national. Ce qui n’en fait pas une priorité pour les candidats à l’élection du 24 mars. Au cours de la campagne électorale accélérée qui s’est achevée ce vendredi à minuit, seuls deux responsables politiques ont poussé jusqu’aux confins du Sud-Est: Amadou Ba, le candidat de la majorité, et Ousmane Sonko, qui a battu campagne pour son protégé, Bassirou Diomaye Faye. En arrivant à Kédougou, il savait bien qu’il n’était pas en terrain conquis: la région a plébiscité la majorité lors des derniers scrutins.
En novembre 2023, Macky Sall a lancé une « tournée économique » à Kédougou, chef-lieu de la région la plus à l’est du Sénégal. À l’occasion d’un « conseil présidentiel de développement », il a annoncé un programme en quinze axes à hauteur de 600 milliards de francs CFA (915 millions d’euros).
Avant le scrutin de 2019, il avait assuré qu’il comptait « gâter » la région. Les habitant ont pris la promesse au mot: Kédougou a voté à plus de 71 % pour le sortant. En 2016 déjà, il avait mis sur pied le Programme d’urgence de modernisation des axes et territoires frontaliers (Puma), destiné à créer des emplois et à moderniser les infrastructures dans la zone, avec plusieurs dizaines de milliards d’investissements.
« Dans la recherche ‘d’équité territoriale’ de Macky Sall, Kédougou a toujours été une priorité. Il y a réalisé des investissements significatifs », estime une source diplomatique occidentale. « Beaucoup de progrès ont été faits pour améliorer les conditions de vie dans la région, abonde le cadre de l’administration cité précédemment. Tout Kédougou est en chantier ! Les engagements formulés lors du conseil présidentiel devraient permettre la poursuite du pavage des routes. »
En dépit de ces efforts, Kédougou demeure l’une des régions les moins développées du Sénégal: plus de 60 % de pauvreté, un habitant sur quatre au chômage. Pour l’atteindre, comptez une bonne dizaine d’heures de bus depuis Dakar, sur une route récemment refaite dont l’asphalte ferait rougir les avenues dakaroises pleines d’ornières.
La liaison est désormais assurée deux fois par semaine par le service public Sénégal Dem Dikk – signe de la volonté de l’État de désenclaver la région. À l’approche de Kédougou, les collines succèdent à la plaine. Les Kédovins les appellent « montagnes », et les lourds camions à destination du Mali y restent souvent bloqués, incapables de gravir leurs pentes jusqu’au sommet.
« Bilan immatériel négatif »
Le maire de Kédougou, Ousmane Sylla, élu sans difficultés lors des locales de janvier 2022, a été nommé à la tête de l’agence Dakar Dem Dikk quelques mois après sa victoire. C’est son visage sérieux et celui de Macky Sall qui accueillent le visiteur à l’entrée de la ville, sur une large banderole aux couleurs du parti présidentiel installée sur un rond-point: « Le maire de Kédougou en marche vers la grande victoire de Benno Bokk Yakaar. Merci, Président. »
Si l’annonce du report de l’élection prévue le 25 février a entraîné plusieurs manifestations dans les grandes villes du pays, ce ne fut pas le cas à Kédougou, où le tumulte de Dakar semble bien loin. Comme en Casamance, sa voisine occidentale, il y est d’ailleurs d’usage de demander à celui qui rentre de la capitale des nouvelles du Sénégal. Signe que sa population s’est longtemps considérée comme délaissée par l’État central.
Un paradoxe soulevé par Ousmane Sonko, le 19 mars. L’opposant a rappelé que les régions les plus pauvres du pays avaient tendance à voter pour le pouvoir, et a insisté sur le chômage qui touche les jeunes, les poussant à émigrer faute de perspectives, et la mauvaise répartition des richesses. « Vous avez laissé le pays aux mains de Macky [Sall], et pour quel résultat ? À partir de dimanche, il y aura un changement dans ce pays. Kédougou aura-t-elle participé à ce changement ? » a-t-il demandé, appelant ses partisans à récupérer leur carte d’électeur et à voter le 24 mars.
La région, tournée vers ses voisins maliens et guinéens, est majoritairement portée par l’exploitation de l’or. Ses richesses minières attirent des travailleurs de toute la sous-région et plusieurs compagnies industrielles étrangères. « Tout le monde ne peut pas travailler dans les mines pour autant, prévient le haut fonctionnaire cité précédemment. Il est nécessaire d’orienter les jeunes vers l’agriculture ou l’élevage. » Un défi pour développer la région, confrontée à la présence de groupes jihadistes à sa frontière. La menace est prise au sérieux par les autorités, qui ont renforcé leur présence dans la zone ces dernières années.
Figure locale de l’opposition, l’ancien ministre libéral Moustapha Guirassy critique durement les ambitions de Macky Sall pour sa région, qu’il juge réductrices. « Son bilan immatériel est négatif. Il est en train de passer à côté de la vocation naturelle de la région, qui est agricole et verte. Il est nécessaire de proposer un autre modèle de développement aux Kédovins. » Soutien du candidat de l’opposition Bassirou Diomaye Faye, dont il est le directeur de campagne, l’ancien maire de Kédougou avait reçu Jeune Afrique dans son bio-parc à la fin du mois de janvier. Un espace qui se veut « révolutionnaire », installé au cœur de la forêt magique de Kédougou.
Économie verte
Sur une étendue de 70 hectares, situé en bordure du fleuve Gambie, le parc abrite un écolodge, une salle de réception et de cérémonie, une ferme… Dans un vaste jardin arboré, un paon majestueux se laisse admirer. Ce 23 janvier, des dizaines de jeunes des environs ont afflué vers le site pour regarder le match de la Coupe d’Afrique des Nations Sénégal-Guinée sur les écrans géants installés pour l’occasion. Au milieu des hourras célébrant la victoire, Moustapha Guirassy défend sa vision d’une « économie verte » et tournée vers les traditions ancestrales du Sénégal Oriental.
« Pour le chef de l’État, le potentiel de cette région est juste minier. Il a affaibli Kédougou en l’ouvrant aux multinationales, en tournant le dos aux populations et à ce qu’elles savent faire. Certes, la présence des sociétés minières encourage le travail facile, mais elle ne crée par de valeur, ou de la valeur exportée. » Le chef d’entreprise se désole d’être obligé de recruter ses ouvriers agricoles au Mali ou à Kaolack (à l’ouest du pays), et d’avoir dû faire construire sa cascade artificielle par des artisans venus de Grand Yoff, à Dakar, alors que les Bassaris sont spécialistes du travail de la pierre.
Aucune des actions entreprises par le pouvoir ne trouve grâce aux yeux de l’ancien député. « Oui, l’hôpital est beau, les routes sont belles. Bientôt, nous auront un aéroport, des gratte-ciel, pourquoi pas ! Tout ça pour mieux servir les multinationales, balaie-t-il. La ville va évoluer, mais les populations sont de plus en plus pauvres. » La modernisation des infrastructures ? Des « investissements électoralistes ». Les programmes de développement ? Un « achat des consciences ».
« Un programme structurant aurait conduit Macky Sall à faire un chemin de fer, il a préféré le luxe, poursuit-il. Le projet d’industrie de transformation du fer a d’ailleurs été transféré ailleurs, alors que le fer vient de chez nous ! Et ce n’est pas le seul projet qui nous a échappé. » Pour certains responsables, l’influence du ministre de l’Intérieur Sidiki Kaba (Premier ministre depuis le 6 mars), proche de Macky Sall et originaire de Tambacounda, aurait défavorisé la région de Kédougou.
« La terre des hommes »
Le militant écologiste Oudy Diallo, fondateur de l’association Alerte Kédougou environnement, dresse lui aussi un bilan négatif de l’administration de la région. Lorsque nous le rencontrons, il vient tout juste de sortir de six mois de détention pour « diffamation » et « outrage à un agent public dans l’exercice de ses fonctions » – il a dénoncé des faits de corruption dont il dit avoir été le témoin.
Il n’a pourtant rien perdu de sa verve et dénonce le comportement des industries étrangères – « des entreprises de délinquants et de bandits » – et le « carnage écologique » qui résulte de l’exploitation aurifère. « Kédougou est une région qui n’a pas de force, pourtant elle représente un socle pour ce pays. Ce que Macky Sall y a fait est dérisoire. Nos valeurs culturelles sont en train de disparaître. Nous avons été bénis par Dieu, mais pas par nos régimes », se désole l’activiste.
« Kédougou est une région qui a une histoire de résistance, qui a toujours été un espace de contestation, conclut Seydou Kanté, chercheur en géopolitique. Il ne faut pas oublier que le nom même de la région signifie ‘la terre des hommes’ en mandingue. Ses habitants savent défendre leurs intérêts. »
Source: jeuneafrique
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