Africa-Press – Tchad. Le Guruna, une pratique de la communauté Massa, a été récemment inscrit sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Organisation des Nations unies pour l’Education, la Science et la Culture (UNESCO). Dans cette interview accordée à Tchadinfos, l’ancien ministre Routouang Mohamed Ndonga Christian, Coordonnateur national du Tokna Massana Tchad, explique ce qu’est le Guruna. Il revient également sur les raisons du report de la 10ème édition du festival Tokna Massana.
Le 10 décembre dernier, le Guruna a été inscrit sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’UNESCO. Comment avez-vous accueilli cette nouvelle?
C’est avec une très grande joie, un sentiment d’accomplissement que nous avons accueilli cette nouvelle qui réjouit plus d’un. Elle réjouit le peuple tchadien d’abord, et le peuple Massa après. Parce que l’inscription est une œuvre qui prend du temps, qui nécessite rigueur, qui nécessite abnégation. Accomplir cela au bout de ce périple ne peut qu’engendrer un sentiment de devoir accompli pour la nation et pour la communauté.
Comment a débuté le processus qui a abouti à l’inscription du Guruna sur cette prestigieuse liste?
Le processus a débuté depuis quasiment trois ans. Nous avons raté l’édition de 2023, la 19ème édition. Nous n’avons pas pu soumettre à temps le dossier en 2023, parce qu’il faut le faire au moins six mois avant la session. Avec l’aide du gouvernement, nous avons repris les choses. Nous avons organisé plusieurs ateliers d’élaboration des textes autour du Guruna: comment faire le récit, faire des recherches autour de son origine, autour de sa particularité et comment mieux passer le message. Plusieurs ateliers se sont donc tenus à Yaoundé et à N’Djaména pour consolider d’abord le formulaire. Ensuite, nous avons recueilli l’avis favorable, l’adhésion totale de toute la communauté, de toutes les parties prenantes du Guruna, que ce soit du Tchad ou du Cameroun, les chefs de canton concernés sans distinction ont été consultés et ont donné leur avis favorable.
Le dossier a donc été soumis. Plusieurs remarques nous ont été faites. On a dû retravailler autour du formulaire, ce qui a pris deux ans avant qu’on ne puisse participer à la session de New Delhi où le dossier a été validé.
C’est quoi le Guruna? Quelle est l’histoire derrière cette pratique?
Le Guruna est une pratique ancestrale, millénaire même, qui est dévolue à la communauté Massa qui jonche la vallée du Logone, de part et d’autre, au Cameroun dans le Mayo Danay et au Tchad dans le Mayo Boneye.
Cette pratique Massa, communauté assez hétéroclite, a pour habitude de permettre aux jeunes adolescents de sortir dans un campement autour d’un point d’eau avec des bétails pour non seulement apprendre l’école de la vie. C’est une école de la vie qui permet à ces jeunes adolescents et jeunes adolescentes, au-delà de garder les bétails, d’apprendre l’histoire de la communauté, les valeurs de la communauté, les danses, les rites…Ils apprennent également la lutte mais s’engraissent aussi autour de ce campement et engraissent également les bétails. La particularité du Guruna est autour de la relation entre hommes et bétails, parce qu’il faut savoir protéger ses bétails et les engraisser pour qu’ils puissent grandir. L’homme Massa, par essence, est, pour celui qui se sent riche, éleveur d’abord, agriculteur pour la subsistance, pêcheur et chasseur pour le complément alimentaire.
Les jeunes adolescents se retirent dans un campement où avant son installation, des rituels spirituels se font pour la faisabilité du camp, de la protection autour du camp. Après cela, le campement est installé et les jeunes commencent à apprendre l’histoire.
Le Guruna n’est pas dédié qu’aux jeunes adolescents mais aussi aux jeunes adolescentes parce que ça leur apprend la vie en foyer: comment préserver sa virginité pour son homme, comment préserver sa dignité féminine pour son homme, comment mieux protéger son foyer et ses enfants, comment être une femme modèle dans son foyer selon les coutumes Massa.
Cette pratique dure de 15 à 20 jours tout au plus autour d’un point d’eau. Elle permet non seulement de forger la personne mais aussi de renforcer le vivre-ensemble. Parce que ce sont des jeunes de divers horizons qui viennent, ils savent comment vivre ensemble, ils savent comment protéger leurs bétails, ils savent comment protéger leur agriculture: où passer avec ces bétails pour ne pas empiéter sur le confort de l’agriculteur, où mieux caserner son bétail, comment mieux suivre son bétail en cas de perte…Toutes ces valeurs ancestrales forgent l’homme et la femme Massa.
En réalité, il y a quatre types de Guruna. Il y a le Guru Fatna qui se tient entre mars et juin. C’est la saison sèche et les bœufs n’ont pas assez de pâturage donc il faut aller là où il y a le pâturage pour pouvoir les engraisser. Il y a le Guru Walla qui est la description du pratiquant, parce que le Guru Wala est un engraissage total en lait de la personne. Il y a le Guru Slagamna qui est pour les retardataires entre août et septembre. Il y a aussi le Guru Tchayna qui est plus dédié à l’agriculture, en période de moisson donc entre novembre et décembre. Il est donc conseillé aux jeunes de sortir pendant une de ces périodes pour se renforcer et aussi apprendre.
L’inscription sur la liste de l’UNESCO comporte des privilèges et obligations aussi bien pour le pays que pour la communauté. Quels sont-ils?
En termes d’obligations, c’est d’abord réveiller la conscience de la communauté autour de cette pratique qui est en voie de disparition. D’où la nécessité de son inscription au patrimoine immatériel de l’humanité. Très peu de villages ou très peu de pratiquants le font de nos jours. Avec l’évolution démographique il y a très peu d’espace à exploiter. Il y a aussi l’alcoolisme qui gangrène notre société et qui ne permet pas aux jeunes de se concentrer autour de cette culture. Il y a l’éducation également: à quel moment déconnecter le jeune garçon de son éducation pour qu’il puisse pratiquer cette culture? La question est sur la table. Ça éveille l’esprit de la communauté sur la nécessité de réveiller ces pratiques et pour le pays l’obligation d’appuyer techniquement et financièrement la communauté pour conserver ou sauvegarder ces valeurs.
C’est désormais une pratique mondiale, ça se détache dorénavant d’une communauté. C’est cela la particularité de son inscription sur la liste du patrimoine immatériel de l’humanité.
En dehors de la symbolique, qu’est-ce que ça apporte concrètement?
Ça va naturellement drainer les touristes autour de cette pratique. Mais pour pouvoir tirer le meilleur bénéfice de cet avantage touristique, il faut mettre des mécanismes pour rendre ses pratiquants économiquement viables, comment est-ce qu’ils peuvent tirer avantage de cette pratique avec les visites des touristes. Ça permet également d’ouvrir les voies aux recherches de financements pour sa conservation. Pour cela, il faut des projets fiables et c’est le pays qui doit porter ces projets. Donc au-delà de la symbolique, ça va créer une capacité de développement économique pour la contrée si nous savons bien nous prendre.
Pour le Tchad, il faut savoir tirer le meilleur parti du Guruna. Pour la question de cohésion et la récurrente question de conflit éleveurs-agriculteurs, le Guruna est un vecteur idéal pour éradiquer cette question. C’est une école de vie où on peut mettre éleveurs et agriculteurs autour du même campement pour connaître leurs vraies valeurs et comment mieux tracer le chemin pour le bétail et le chemin pour les agriculteurs.
Vous avez évoqué quelques menaces. Au niveau de la communauté, qu’est-ce que vous faites pour que le Guruna soit transmis de génération en génération?
Nous avons, tant bien que mal, pu conserver cette pratique. Il y a des contrées où on continue à pratiquer le Guruna de temps à autre. Même si ce n’est pas chaque année, au moins de manière biennale, les gens le pratiquent. Maintenant, il est question avec cette inscription que le réveil soit général, que chaque canton ou chaque village puisse organiser son Guruna, organiser ses campements pour que cette pratique ne puisse pas disparaître. Il faut savoir concilier modernité et conservation du patrimoine.
Le festival Tokna Massana est sans doute l’un des moments qui permettent de pérenniser le Guruna. La 10ème édition qui devait avoir lieu en décembre 2025 à Bongor a été reporté à avril 2026. Quelles sont les raisons de ce report?
Fondamentalement, c’est mieux nous préparer. Je peux vous assurer que nous étions prêts. Ce report nous coûte énormément parce que nous perdons beaucoup d’investissements préalables faits. Mais pour question d’une meilleure organisation et coordination entre le gouvernement et la commission de supervision générale, il nous fallait un peu plus de temps, que l’Etat soit plus impliqué. Parce que c’est une chose internationale portée par le pays, c’est vrai qu’il y a l’implication de la communauté mais c’est le Tchad qui le porte et non les Massa. Il faudrait donc que le Tchad s’implique mieux dans l’organisation et la célébration du Guruna. Mais au-delà de ça, puisque ça serait une première, il faudrait qu’on se donne le temps pour mieux nous organiser et mieux célébrer cette fête.
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