Africa-Press – Togo. Isabelle Serça est professeur émérite de langue et littérature françaises à l’Université de Toulouse Jean-Jaurès.
Les Dossiers de Sciences et Avenir: Comment la littérature peut-elle aider les neuroscientifiques?
Isabelle Serça: La littérature a un rôle d’avant-coureur, comme si elle mettait en mots à travers la fiction des réalités qui ne sont pas encore modélisées par les scientifiques. Je ne sais pas si l’on peut dire qu’elle aide ces derniers à penser, mais en tout cas, il y a une rencontre. C’est l’idée qui guide mon travail, et c’est pourquoi, comme je m’intéresse à la manière dont les écrivains parlent du temps et de la mémoire, j’ai imaginé le projet ProusTime: demander à des chercheurs, qui tous sont confrontés au temps – physicien, historien, mais aussi philosophe ou économiste, musicien, plasticien… -, comment ils comprennent La Recherche du temps perdu de Marcel Proust, l’écrivain qui a le mieux décrit les phénomènes de mémoire, et si cela résonne avec leur travail.
Par exemple, que se passe-t-il quand on a un trou de mémoire? Cette partie de cache-cache qui se joue pour retrouver le souvenir est presque impossible à mettre en mots. Et pourtant, Proust en fait trois ou quatre pages ! Le Narrateur écrit, parlant d’Albertine qu’il a aimée et à laquelle il ne pense plus: « Ce courant transversal aboutissait, en ce qui concernait ces reliques de souvenirs d’Albertine, à une voie s’arrêtant en pleine friche […] C’était une voie de souvenirs, une ligne que je n’empruntais plus jamais. » Pour le neurobiologiste de l’équipe, ces phrases font écho aux avancées actuelles: les spécialistes distinguent le cas d’un souvenir qui n’existe plus dans le cerveau, à la suite d’une maladie ou d’un accident, par exemple, et celui où la trace mnésique est bien là, mais où le chemin d’accès est devenu inaccessible. De même, ils parlent de « Proustian hypothesis », « Proust phenomenon » ou « syndrome proustien » pour certains phénomènes relevant de la mémoire sensorielle. La fameuse petite madeleine…
« Annie Ernaux tricote de façon frappante mémoire individuelle et mémoire collective »
Les Dossiers de Sciences et Avenir: D’autres écrivains ont bien parlé de la mémoire?
Annie Ernaux tricote de façon frappante mémoire individuelle et mémoire collective dans Les Années, qu’elle conçoit comme une « autobiographie impersonnelle ». Elle montre bien comment ce dans quoi on baigne, la mémoire de notre famille, de notre pays, fait partie de notre mémoire personnelle. Mais aussi la transmission de génération en génération.
Quand la Narratrice est petite, qu’elle joue sous la table lors des repas de famille, de quoi parlent ses parents? De ce qu’ils viennent de vivre, la guerre de 39-45, le marché noir…. Les grands-parents évoquent celle de 14-18, ce que disaient leurs propres parents de la guerre de 1870… Ils en parlent si souvent, montre-t-elle, qu’elle croit avoir vécu ces événements. « La mémoire des autres nous plaçait dans le monde » , selon son expression. Des neuroscientifiques m’ont dit qu’ils n’avaient jamais vu une formulation aussi parlante de ce qu’est la mémoire collective. Et pourtant, ce n’est pas grand-chose, la description d’un repas !
Les Dossiers de Sciences et Avenir: Mais la littérature joue avec la mémoire autrement qu’avec des descriptions exactes?
Tout à fait. Par exemple, lorsqu’on referme Dora Bruder de Patrick Modiano, on n’a toujours pas compris ce qu’est devenue cette femme, alors même que c’est la question qu’il se pose au début du livre. Au contraire de Proust qui « retrouve » le temps, Modiano accentue le côté « perdu » de la mémoire. Ces réminiscences, enveloppées de brouillard, sont aussi une bonne représentation du souvenir.
Les Dossiers de Sciences et Avenir: Vous disiez que la littérature peut être en avance sur les neurosciences. Que va-t-on découvrir?
En ce moment, avec l’IA, nous sentons tous que quelque chose change. On parle d’individu augmenté, de mémoire machine-humain. On pense aussi à 1984… Orwell, lui aussi, était un bon anticipateur !
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