Anouar CHENNOUFI
Africa-Press – Mali. Dans une initiative un peu trop préoccupante, une délégation émiratie de haut niveau, conduite par le ministre d’État aux Affaires étrangères, Cheikh Chakhbout ben Nahyane Al Nahyane, a effectué en moins d’une semaine, notamment durant la troisième semaine du mois de mai 2025, une tournée dans les pays du Sahel africain, au cours de laquelle il a rencontré les dirigeants des trois pays et plusieurs responsables.
Cette tournée, a été qualifiée par des sources algériennes de tentative d’« exploiter les tensions géopolitiques et d’attiser les conflits », dans une région traversant une phase de transition très fragile.
La presse algérienne a toutefois perçu cette visite sous un angle totalement différent « les Émirats arabes unis n’agissent dans cette région qu’avec des motivations subversives ».
Selon le côté marocain, « l’accusation des médias algériens contre le Maroc est une façon de fuir la vérité, qui est l’aveu d’un échec diplomatique algérien, et les Algériens et les Marocains raisonnables devraient comprendre que les deux pays sont essentiels et forts. Par conséquent, les intérêts des deux peuples exigent de trouver des solutions aux différends qui servent les intérêts des deux peuples et de la région dans son ensemble ».
Il semble tout de même que les Emirats arabes unis soient en train d’accélérer leur présence diplomatique, économique et sécuritaire dans le Sahel, et le ministre d’Etat émirati aux Affaires étrangères s’est rendu en express à Bamako, Ouagadougou et Niamey, capitales des trois pays fondateurs de l’Alliance des Etats du Sahel.
Néanmoins, derrière les poignées de mains, les entretiens, et les communiqués publiés en l’occasion, cette offensive diplomatique auraient soulevé des interrogations.
• Des visites « mystérieuses » des Émirats arabes unis au Mali et au Niger qui ont suscité les soupçons algériens
Le ministre des Affaires étrangères émirati Chakhbout ben Nahyane Al-Nahyane
Selon un communiqué officiel, la délégation des Émirats arabes unis a rencontré le colonel Assimi Goïta, chef du Conseil de transition au Mali, pour discuter de « partenariats en matière de sécurité et de développement », avant de se rendre directement au Niger pour rencontrer le général Abdourahmane Tiani, chef de l’autorité militaire du pays.
La tournée du ministre émirati, sa première dans la région depuis une série de coups d’État militaires dans les trois pays visités, est intervenue dans un contexte de tensions persistantes entre le Mali, le Niger, le Burkina Faso et l’Algérie, d’une part, et entre Abou Dhabi et l’Algérie, d’autre part. Plusieurs questions ont été posées à ce propos:
1. Sécurité et développement, ou intervention politique?
Officiellement, la visite vise, selon la partie émiratie, à « renforcer la sécurité et la coopération économique ». Toutefois, le calendrier de la visite et son contexte régional, selon les médias algériens, soulèvent plusieurs questions quant aux objectifs non déclarés d’Abou Dhabi, notamment au vu des tensions croissantes entre les autorités de transition maliennes et l’Algérie, suite au déclin de l’influence de cette dernière au Sahel dû aux coups d’État et aux changements de position des nouvelles capitales Bamako et Niamey, en particulier.
2. Soutien aux politiques répressives et à la militarisation?
Cependant, le terme « coopération sécuritaire » a été perçu par ces médias comme un prétexte pour soutenir la répression interne, d’autant plus que ces visites interviennent dans un contexte d’escalade des tensions dans le nord du Mali avec les mouvements de l’Azawad, et d’accusations selon lesquelles les autorités au pouvoir entravent le processus démocratique et excluent les forces politiques d’opposition.
Dans ce contexte, des observateurs ont fait savoir que cela fait d’Abou Dhabi « un complice direct de la reproduction de dictatures militaires sous couvert économique ».
3. Une crise voilée entre l’Algérie et Abou Dhabi?
Plusieurs observateurs pensent que ces initiatives émiraties s’inscrivent dans un contexte de tensions non déclarées mais croissantes dans les relations algéro-émiraties, visibles dans les positions officielles et semi-officielles algériennes.
Parmi celles-ci figurent les déclarations d’Abdelkader Bengrina (homme politique algérien, membre de la mouvance islamiste, et ancien ministre du Tourisme et de l’Artisanat de 1997 à 1999) qui a mis en garde contre « l’intrusion d’agendas régionaux au Maghreb », ainsi que les critiques de Louisa Hanoune (Secrétaire générale du Parti des travailleurs, candidate à l’élection présidentielle de 2004, et première femme algérienne candidate à la magistrature suprême), concernant ce qu’elle a qualifié d’« ingérence flagrante des Émirats arabes unis dans les affaires souveraines des pays de la région ».
Il s’avère, entre-autres, que Bengrina a déjà mis en garde à plusieurs reprises contre le rôle des Émirats arabes unis dans la région, après le récent coup d’État au Niger, soulignant l’existence d’un État du Golfe fonctionnel « qui est toujours derrière le jeu de la discorde et de la division dans la région ».
Ces tensions se sont intensifiées depuis qu’Abou Dhabi a annoncé son soutien à l’initiative marocaine d’autonomie au Sahara et l’ouverture d’un consulat émirati à Dakhla (ville située au Sahara occidental, territoire disputé et non autonome selon l’ONU, et sous administration du Maroc), une initiative que l’Algérie a perçue comme « une atteinte aux droits historiques du peuple sahraoui et une violation des positions unificatrices du Maghreb ».
Les observateurs estiment que la situation actuelle au Sahel est le prolongement naturel de ces tensions, les Émirats arabes unis cherchant, selon les analyses algériennes, à redessiner les cartes de l’influence régionale, même au détriment de la stabilité des pays voisins.
4. La Porte de l’Atlantique et les ambitions géopolitiques
Les sources médiatiques algériennes ont suggéré que la visite de la délégation émiratie était indirectement coordonnée avec le Maroc, par le biais d’initiatives visant à ouvrir des « fenêtres maritimes » aux pays du Sahel sur l’océan Atlantique. Il s’agirait d’une violation flagrante des accords géographiques et politiques établis par l’Algérie depuis des décennies, ce qui explique le mécontentement de cette dernière, face à la soudaine initiative émiratie.
5. Ingérence ou pas dans les affaires intérieures?
L’Expert algérien en sécurité, Karim Moulay, ayant fait défection au régime algérien, a confirmé que les inquiétudes des autorités d’Alger concernant les mouvements du régime émirati dans les pays du Sahel sont légitimes, compte tenu du rôle des Émirats arabes unis dans plusieurs pays de la région.
Les initiatives émiraties reflèteraient un changement de stratégie régionale, visant à renforcer sa présence en Afrique subsaharienne, profitant du vide laissé par le déclin du rôle de l’Algérie dans la région. Abou Dhabi semble « miser sur la diplomatie économique et de développement » pour accroître son influence, se positionnant ainsi en position de concurrence avec l’Algérie dans une région que cette dernière considère comme vitale pour sa sécurité nationale.
À la lumière de ces développements, la question de l’avenir des relations entre l’Algérie et les Émirats arabes unis se pose toujours, ainsi que de la capacité des deux parties à surmonter leurs divergences actuelles. En outre, les mouvements émiratis au Sahel pourraient remodeler l’équilibre régional des pouvoirs en Afrique de l’Ouest, ce qui nécessite une surveillance étroite de la part des parties concernées.
• Une visite à trois escales sahéliennes
MALI
Il importe de noter que lors de la première étape de sa tournée, qui a débuté au Mali, Cheikh Chakhbout ben Nahyane Al Nahyane a abordé les questions de sécurité avec le président de transition du Mali, le général Assimi Goïta, et notamment le protocole de défense signé entre les deux pays en 2019.
Les mêmes sources ont souligné que la visite, qui s’est déroulée au palais de Kolouba, a permis d’aborder les perspectives d’élargissement de la coopération à des secteurs vitaux tels que la sécurité, l’engagement commun dans la lutte contre le terrorisme, les finances, l’énergie solaire, le logement, l’agriculture et les infrastructures.
BURKINA FASO
A Ouagadougou, deuxième étape de la tournée du Chef de la diplomatie émiratie, le diplomate a discuté avec le président de transition, le capitaine Ibrahim Traoré, des moyens de revitaliser la coopération bilatérale, que les deux parties ont qualifiée d’« ancienne et exemplaire », sans annoncer de nouveaux projets.
NIGER
Cheikh Chakhbout a conclu sa tournée au Niger, où, reçu par son président de transition, le général Abderrahmane Tiani, il a affirmé la volonté d’Abou Dhabi de renforcer la coopération avec Niamey.
Selon la télévision publique nigérienne, cette visite s’inscrit dans le cadre du renforcement des relations de coopération entre le Niger et les Émirats arabes unis, et de l’examen des moyens de développer le partenariat bilatéral dans divers domaines d’intérêt commun.
• Retour sur l’ampleur de la tension dans les relations « Algérie – EAU »
A noter que ces deux dernières années, les relations entre l’Algérie et les Émirats arabes unis ont été fortement tendues après que l’Algérie ait accusé Abou Dhabi de se livrer à des actes hostiles à son encontre, dans la région, et a exprimé sa profonde inquiétude quant au rôle des Émirats arabes unis dans la pression exercée sur les pays voisins pour la normalisation, que l’Algérie considère comme une menace directe. Cela s’est traduit par des campagnes politiques et médiatiques ciblées mettant en garde contre la menace émiratie.
Par ailleurs, la radio algérienne a rapporté il y a un an que, dans la région du Sahel, les Émirats arabes unis avaient accordé 15 millions d’euros au Maroc pour lancer une campagne médiatique et des campagnes sur les forums sociaux visant à compromettre la stabilité des pays du Sahel. Elle a souligné que « cette campagne vise également à diffuser de fausses nouvelles et une propagande malveillante dans le but de créer un climat de tension dans les relations entre l’Algérie et les pays du Sahel ».
Selon la radio, ce budget aurait servi à l’acquisition d’actions dans plusieurs médias en France et en Afrique.
• Retour également sur la crise dans le Sahel
Les relations de l’Algérie avec le Mali, le Niger et le Burkina Faso se sont détériorées suite à l’incident au cours duquel l’armée algérienne a abattu un drone militaire malien après son franchissement de la frontière algérienne fin mars dernier. Ces pays ont adopté une position unifiée en rappelant leurs ambassadeurs d’Algérie, une mesure réciproque de la part de l’Algérie.
Pour beaucoup d’observateurs, en réalité, les relations algéro-maliennes sont tendues depuis bien plus longtemps, en raison de la décision des dirigeants militaires, suite au coup d’État de Bamako, d’adopter une solution militaire à la crise de l’Azawad, une région du nord du Mali composée d’Arabes et de Touaregs, qui réclame depuis des décennies la préservation de son identité culturelle et ethnique.
En janvier dernier, le conseil militaire malien avait annoncé la résiliation immédiate de l’accord de paix d’Alger de 2015, accusant l’Algérie d’« actes hostiles » à son encontre, notamment de soutien à des factions de l’opposition.
Les relations avec le Niger ont également connu des tensions suite au coup d’État contre le président Mohamed Bazoum et aux tentatives persistantes de l’Algérie de pousser les nouveaux dirigeants vers une réconciliation nationale évitant une intervention militaire étrangère.
Cependant, les relations se sont récemment nettement améliorées, suite à l’adoption par l’Algérie de plusieurs projets stratégiques du secteur énergétique en faveur de Niamey, avant cet incident, où Niamey a soutenu son voisin, le Mali.
Quant aux relations entre l’Algérie et le Burkina Faso, elles ont connu une détérioration en 2025, suite à l’incident impliquant un drone malien abattu par l’armée algérienne près de la frontière commune. Une détérioration avec le Burkina Faso en solidarité avec le Mali et le Niger, s’étant soldé par le rappel ses ambassadeurs de l’AES en Algérie, ce qui a provoqué une riposte algérienne similaire, entraînant une crise diplomatique.
• Conclusion stratégique: vers une reconfiguration durable?
La stratégie d’endiguement émiratie au Sahel, amplifiée par sa convergence avec l’Initiative royale marocaine, représente plus qu’une simple rivalité bilatérale: elle illustre la reconfiguration en cours des équilibres géopolitiques africains. L’architecture géopolitique émergente – l’axe Abou Dhabi-AES-Rabat renforcé par l’alliance Haftar – redessine durablement la carte des influences régionales et des flux économiques ouest-africains.
Le financement émirati et le soutien à l’ouverture atlantique de l’AES via le Maroc, créent une nouvelle géographie énergétique et commerciale qui marginalise structurellement l’Algérie. Cette reconfiguration dépasse le cadre sahélien pour toucher l’ensemble de l’espace ouest-africain, transformant le Maroc en hub atlantique et les Émirats en financeurs de cette nouvelle connectivité Sud-Sud.
Cette stratégie présente néanmoins des vulnérabilités. La dépendance des Émirats à des alliés locaux parfois instables (juntes militaires, forces paramilitaires) fragilise la pérennité du dispositif. De plus, la montée en puissance d’autres acteurs régionaux (Russie, Turquie, Chine) pourrait compliquer le jeu émirati.
Pour l’Algérie, le défi consiste désormais à adapter sa diplomatie sahélienne aux nouvelles réalités géopolitiques, en proposant une alternative crédible au modèle émirati-marocain sans compromettre ses propres intérêts stratégiques. L’échec du projet gazier transsaharien constitue un revers majeur qui complique cette adaptation.
La séquence diplomatique de mai 2025 marque ainsi une étape décisive dans l’émergence d’un nouvel ordre géopolitique sahélien, où l’influence traditionnelle de l’Algérie se trouve contestée par une alliance émirati-marocaine méthodique et sophistiquée.
Cette reconfiguration soulève des questions plus larges sur l’avenir des équilibres régionaux dans un Sahel en perpétuelle reconfiguration, désormais connecté à l’Atlantique plutôt qu’à la Méditerranée.
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