entre Douala et Yaoundé, de la rivalité à la fracture

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Cameroun : entre Douala et Yaoundé, de la rivalité à la fracture
Cameroun : entre Douala et Yaoundé, de la rivalité à la fracture

Africa-PressCameroun. Entre la capitale économique et la capitale politique du Cameroun, l’incompréhension vire à l’antagonisme. D’un côté, des entrepreneurs, de l’autre, des fonctionnaires, qui n’ont pas la même vision du pays et se détestent parfois cordialement. Ambiance…

Une escale à Yaoundé ? Rien de tel pour déclencher un concert de « tchips » chez les Camerounais en partance pour l’étranger. Et, lorsque les compagnies aériennes font le trajet inverse, la cabine fait aussi la grimace. Marquer un arrêt à Yaoundé n’enchante pas les Doualais. C’est ainsi, les deux métropoles se détestent cordialement. Capitale économique contre capitale politique, périphérie contre centre… Deux villes et, en quelque sorte, deux pays, qui ne supportent pas leurs différences culturelles, morphologiques, et même météorologiques.

Toujours pas d’autoroute !
À Douala, on moque le mauvais goût de ces fonctionnaires guindés, en costume-cravate, leurs narines exhalant l’omniprésente poussière rouge qui enlaidit la capitale… À l’inverse, pour rien au monde les habitants de la ville aux sept collines n’iraient vivre dans la chaleur poisseuse du littoral.

Cette rivalité n’avait rien de bien méchant tant qu’il ne s’agissait que de clichés. Elle a pris des allures de fracture à mesure que le pays s’enfonce dans un psychodrame existentiel, dû aux tensions politiques et à la crise anglophone.

Distantes de 218 kilomètres seulement, les deux villes n’ont jamais été aussi éloignées. Depuis le déraillement mortel, en octobre 2016, d’un convoi de voyageurs à Eseka (Centre), le train qui relie le port à la capitale ne transporte plus que des marchandises.

Handicapée par une dette colossale et par un management contesté, la compagnie nationale, Camair-Co, elle, ne parvient plus à faire voler ses avions. Pour assurer les liaisons quotidiennes entre les deux villes, elle en est réduite à affréter un Boeing ukrainien.

Reste la route … Pompeusement baptisée « axe lourd », cette départementale sinueuse, à l’asphalte dégradé par un trafic de camions desservant à la fois l’hinterland, le Tchad et la Centrafrique, est une tueuse silencieuse et insatiable. Un cauchemar pour les Camerounais, qui lui paient un tribut annuel de près d’un millier de morts.

Le gouvernement a bien tenté de la remplacer par une autoroute. Il s’est tourné vers la Chine, qui a accepté de financer le projet. Mais, sur les 196 kilomètres de route, seuls 60 ont été réalisés. Les travaux, qui avaient débuté en 2014, étaient censés être achevés en deux ans. Sept ans plus tard, il n’y a toujours pas d’autoroute !

Horizon indépassable
« Tous ces projets sont à l’arrêt en raison de la corruption qui règne à Yaoundé, dénonce un journaliste d’un quotidien sis à Douala. Ces fonctionnaires n’éprouvent aucun sentiment de culpabilité quand ils retardent notre pays en ponctionnant l’argent public ».

Le mot n’est pas prononcé, mais ce sont bien des accusations de corruption qui sont suggérées. « Ceux qui ont fait le serment de protéger le bien commun et de servir l’État ne pensent qu’à s’enrichir au détriment de celui-ci. Dans quel pays sérieux des inspecteurs des impôts sont-ils plus riches que des chefs d’entreprise ? », poursuit le journaliste.

La faute à L’École nationale d’administration et de magistrature (Enam), ce moule de l’élite administrative « conçu pour servir le président au lieu de servir le peuple » selon Joshua Osih, député de Douala sous l’étiquette du Social Democratic Front (SDF), qui jure de supprimer cette école s’il était élu président de la République.

« Avec 35,1% des entreprises du Cameroun, Douala est le principal centre industriel du pays et de la Cemac », précise l’économiste Jean-Roger Essombe Edimo.

On s’y lève tôt pour créer de la richesse. Un boom immobilier transfigure la ville, les grandes enseignes de l’hôtellerie ouvrent des établissements les unes après les autres, la grande distribution inaugure des malls…

Après des études en Europe, Gabriel Fopa est rentré à Douala pour fonder une entreprise de services informatiques. Il l’a développée au point de pouvoir ensuite racheter la filiale d’une multinationale. Ce Doualais ne quitterait pour rien au monde la ville de son cœur : « À Douala, on crée le temps. À Yaoundé, on le subit, on le consomme. Là-bas, on fait croire à la jeunesse que la réussite passe par le concours de l’Enam et que la fonction publique est un horizon indépassable. Or, nous sommes dans une économie capitalistique, il faut créer de la valeur pour véritablement réussir », explique-t-il.

Le centre-ville de Yaoundé, devant la Primature.

Relations orageuses
Dans son acception « doualienne », le capitalisme est une ruche qui bourdonne dès 5 heures du matin. Dans les bureaux du boulevard de la Liberté, dans le quartier des affaires d’Akwa, et au sein des usines de Bonabéri, on crée et on produit avec, pour seul credo, le résultat. Les cadres misent toute leur carrière sur leurs compétences techniques. Tous entonnent l’éloge de la technocratie, qui relève de l’action, par opposition à la politique, qui, elle, relève du verbe et de la communication (entendez : « du vent… »).

Les « technos » de Douala apprécient peu leurs compatriotes du quartier des ministères, à Yaoundé. « Ils vous donnent rendez-vous, puis vous reçoivent avec deux heures de retard », se plaint un prestataire de l’État.

Les premiers reprochent aux seconds d’être incapables de s’adapter aux bouleversements économiques, de ne pas se soucier de la fragilité des entreprises, de ne pas comprendre grand-chose à la marche du monde. « Pour soumissionner à un appel d’offres, il faut une dizaine de signatures. Pourquoi le gouvernement ne fait-il rien pour améliorer le climat des affaires ? », poursuit le prestataire.

Le dénigrement des fonctionnaires et des responsables politiques répond à l’arrogance des agents publics (ou inversement). Les relations orageuses entre dirigeants d’entreprises et administration fiscale tirent en partie leur origine de ce contexte.

« La direction générale des impôts a une conception punitive de la fiscalité », dénonce Célestin Tawamba, président récemment réélu du Groupement interpatronal du Cameroun (le Gicam, sis à Bonanjo, à Douala), qui rassemble plus de 1 000 entreprises du pays.

Au lieu d’être taxés sur le chiffre d’affaires de leurs sociétés, les patrons demandent, en vain, depuis des années à être prélevés sur leurs bénéfices. Personne, à Yaoundé, ne les écoute. Retranché dans sa tour de verre et d’aluminium inaugurée il y a peu dans le centre-ville de Yaoundé, Modeste Mopa Fatoing, le directeur général des Impôts, « limite les contacts pour ne pas se compromettre », expliquent ses proches. « Pour ces fonctionnaires, les entrepreneurs sont tous des fraudeurs en puissance », soupire un patron de PME.

Méfiance et stigmatisation territoriale ont conduit les sphères politiques et économiques à une fracture correspondant à celle qui sépare les deux plus grandes villes du pays. Au cours de la dernière campagne présidentielle, aucun homme d’affaires ou dirigeant d’entreprise n’a pris la parole pour soutenir un candidat, quel qu’il soit. Durant la même période, la Direction générale des impôts a lancé des contrôles fiscaux, sorte d’épée de Damoclès pesant sur la tête des patrons doualais qui auraient pu s’aventurer à financer l’opposition.

Raid au napalm
Depuis la pendaison, en août 1914, du chef Rudolph Douala Manga Bell par le colonisateur allemand, Douala a une réputation de ville rebelle. En avril 1960, Ahmadou Ahidjo, ordonna un raid au napalm qui réduisit le marché Congo en cendres et ses opposants au silence. Dans les années 1990, Paul Biya y fit bastonner ses opposants avant de découvrir les vertus de l’arme fiscale pour « tenir » les patrons récalcitrants.

Ceux-ci n’entendent pourtant pas se taire. Le « Livre Blanc de l’économie camerounaise », publié en novembre 2020, est un « droit d’ingérence que s’octroie le Gicam dans le débat public », estime Francis Sanzouango, un cadre du syndicat patronal.

À LIRE Célestin Tawamba : « Nous souhaitons conclure un nouveau pacte avec l’État »
Que la périphérie s’éloigne à ce point du centre, alors que le pays s’engage dans un processus de décentralisation, est un paradoxe. Héritière du jacobinisme colonial, la capitale veut garder le contrôle, à la fois sur ceux qui font l’opinion et sur ceux qui créent les richesses.

En mars 2020, à la suite de l’élection des conseillers municipaux, Yaoundé a désigné le maire central de Douala, Roger Mbassa Ndine, un politique madré qui ne fera pas de vagues. Les conseillers régionaux, élus eux aussi lors de ce scrutin couplé, attendent le transfert de compétences pour se mettre au travail. Au regard de la résistance que leur opposent les ministères, ils devront se montrer patients…

Jacinthe d’eau
L’ancien système risque de perdurer. Ainsi, la décision de construire un pont à Douala est prise dans un bureau du ministère de la Planification, à Yaoundé. Il faut attendre le bon vouloir des fonctionnaires, même si la très invasive jacinthe d’eau assèche dangereusement le lit du Wouri, le fleuve emblématique de la ville qui est aussi le siège des divinités des peuples autochtones Sawa.

Opposées sur le sens à donner à la conduite des affaires publiques, les élites des deux villes se retrouvent néanmoins au sein d’un entre-soi issu de la bourgeoisie politico-administrative et marchande du pays : lors de funérailles arrosées au champagne, de noces en grande pompe, de vols en classe affaires.

Cette cordialité n’empêche toutefois pas la rivalité entre les deux villes de dégénérer de manière récurrente en émeutes meurtrières, comme ce fut le cas en 2008. Entre Douala et Yaoundé, les différences sont une force, mais leur opposition constitue un danger pour la stabilité du Cameroun.

 

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