Africa-Press – Cameroun. Le Spasfon, ou phloroglucinol, est une petite pilule rose que l’on retrouve dans les trousses à pharmacie d’une majorité de femmes françaises. Familier lorsqu’on a des règles douloureuses, ce médicament est prescrit 7 fois sur 10 comme antispasmodique pour apaiser les crampes menstruelles liées à ces douleurs ou à l’endométriose par exemple.
Pourtant, aucun essai clinique ne soutient son efficacité pour cette indication. Dans son essai Pilules roses, Juliette Ferry-Danini, Maîtresse de conférences en philosophie à l’Université de Namur (Belgique) retourne aux origines du médicament pour tenter de comprendre l’origine de cette carence.
Mais plus que l’histoire spécifique d’un médicament français, l’exemple du Spasfon semble caractéristique de l’oubli des femmes en médecine et dans l’industrie du médicament. Juliette Ferry-Danini répond aux questions de Sciences et Avenir sur ces sujets.
Sciences et Avenir: Pourquoi cette motivation à vous pencher sur le Spasfon et, plus largement, sur la question de l’ignorance en médecine féminine?
Juliette Ferry-Danini: Ma motivation est née d’une expérience personnelle, ce que l’on nomme en philosophie « l’épistémologie du point de vue ». Lors de la pose d’un stérilet, on m’a prescrit du Spasfon pour gérer la douleur. J’avais déjà l’impression depuis des années que ce médicament ne fonctionnait pas, mais je n’avais pas creusé la question.
Cependant, la douleur extrême que j’ai ressentie après la pose, alors que le Spasfon m’avait été présenté comme une solution, a provoqué une profonde colère. Je me suis dit que ce n’était pas possible d’agoniser de la sorte alors qu’on m’avait proposé ce médicament. Cette colère, combinée à mon intuition préalable sur son inefficacité, m’a poussée à consulter la littérature scientifique, notamment en tant que philosophe de la médecine. C’est là que j’ai réalisé l’étendue du problème.
Sciences et Avenir: Votre recherche sur le Spasfon vous a menée à l’agnotologie, l’étude de l’ignorance. Comment ce cadre théorique éclaire-t-il la situation de ce médicament?
Juliette Ferry-Danini: L’agnotologie, ou l’épistémologie de l’ignorance, est un cadre théorique très pertinent ici. En philosophie et histoire des sciences, on étudie généralement comment la connaissance est produite. Or, dans le cas du Spasfon et plus largement de la médecine féminine, il y a un manque criant de connaissances, voire une absence totale dans certains domaines. La question devient alors: pourquoi cette ignorance existe-t-elle?
Sciences et Avenir: Dans votre livre, vous décrivez un manque flagrant de données scientifiques solides concernant l’efficacité du Spasfon. Quelles sont les raisons historiques de cette lacune?
Juliette Ferry-Danini: C’est une question complexe, d’autant plus que l’accès aux archives du laboratoire qui a commercialisé le Spasfon initialement est impossible. Le Spasfon a été commercialisé dans les années 60, une époque où les critères d’évaluation des médicaments étaient beaucoup moins stricts qu’aujourd’hui. Ce qui est problématique, c’est l’absence apparente de réévaluation par les autorités sanitaires françaises lorsque des règles plus rigoureuses ont été mises en place. De plus, un essai clinique mené dans les années 90 sur les règles douloureuses et le Spasfon a été « perdu » par les autorités sanitaires, et ces dernières ne fournissent aucune explication à ce sujet.
On peut aussi émettre l’hypothèse de l’apathie. Je m’inspire ici des travaux de Robert Proctor sur l’industrie du tabac, qui parle d’une « apathie » ou « impotence » des autorités – c’est-à-dire leur absence de réaction. J’ai contacté les autorités sanitaires plusieurs fois au sujet du phloroglucinol. L’agence française du médicament (ANSM) a répondu à mon courrier en se concentrant sur la sécurité du Spasfon, affirmant qu’il n’était pas dangereux. Cependant, ils ont largement éludé la question de l’efficacité, suggérant qu’aucune nouvelle donnée ne contredit celles des années 60, ce qui est absurde car ces critères d’origine sont aujourd’hui obsolètes. C’est une forme d' »ignorance volontaire »: les autorités savent qu’elles ne savent pas, mais ne semblent pas s’en soucier.
Une autre hypothèse forte est celle du biais sexiste, bien qu’il soit toujours très difficile de prouver une intention. Force est de constater le désintérêt général pour l’efficacité d’un médicament prescrit pour plus de 70% à des femmes. Des phénomènes similaires sont observés dans d’autres domaines, comme les recherches très tardives sur la contraception masculine alors que les effets secondaires de la contraception féminine sont nombreux. Les conséquences sont manifestes: 24 à 26 millions de boîtes de Spasfon sont prescrites chaque année en France, majoritairement à des femmes, avec très peu de données probantes.
Sciences et Avenir: L’absence d’essais cliniques robustes pour le Spasfon soulève la question de la « médecine par les preuves ». Pourquoi ces essais sont-ils cruciaux pour évaluer l’efficacité d’un médicament?
Juliette Ferry-Danini: Les essais cliniques, en particulier les essais contrôlés randomisés, sont fondamentaux car sans eux, l’histoire de la médecine montre que l’on tend à croire que tout fonctionne. Nous sommes tous sujets à des biais cognitifs qui nous poussent à confondre corrélation et causalité. Les méthodes statistiques développées pour ces essais visent précisément à éliminer ces biais, pour établir avec une plus grande certitude que l’amélioration d’un patient est bien due au médicament. Ce qu’on appelle la médecine par les preuves est critiquable, pour différentes raisons, mais son mérite est d’éviter ces biais.
La médecine fondée sur les preuves – ou Evidence-Based Medicine (EBM) – est une approche qui vise à guider les décisions médicales en s’appuyant sur les meilleures données scientifiques disponibles. Elle combine trois éléments: les résultats d’études aux données les plus fiables, l’expérience du médecin et celle du patient. Elle s’appuie sur des essais cliniques appelés essais contrôlés randomisés, qui consistent à comparer les résultats d’un groupe expérimental (recevant l’intervention) et d’un groupe de contrôle (ne la recevant pas), auxquels les individus sont assignés de manière aléatoire. Lorsque l’essai est réalisé en double aveugle, ni le médecin ni le personnel soignant ou encore le patient ne sait si la substance administrée est le médicament à tester ou un placebo, pour éviter toute influence ou biais sur les résultats.
Enfin, les biais sexistes peuvent aussi être présents lors de la pratique clinique. Les médecins peuvent avoir des biais inconscients, croyant que les symptômes d’une femme sont « dans sa tête » ou liés à l’anxiété, ou ne reconnaissant pas les symptômes spécifiques de ces maladies chez les femmes.
Bien qu’il y ait eu des efforts pour inclure plus de femmes dans les essais, ce n’est pas une victoire acquise. Ironiquement, pour le Spasfon, les rares études ont été menées sur des femmes, mais dans un contexte où l’expérimentation humaine n’était pas éthiquement encadrée, voire même violente.
Sciences et Avenir: Quelles sont les conséquences concrètes de cette « ignorance » sur la santé des femmes, et quelles pistes d’amélioration sont à explorer?
Juliette Ferry-Danini: L’ensemble des obstacles et des biais introduits à chaque étape aboutit à des conséquences drastiques sur la santé des femmes. Pour le Spasfon, il s’agit principalement d’une perte de chance au niveau du soin. En l’absence de données solides, les femmes peuvent souffrir inutilement ou ne pas recevoir les traitements les plus efficaces, tels que les anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS) recommandés pour les règles douloureuses. Il est possible que certaines femmes se retrouvent uniquement avec du Spasfon, sans autre option.
Pour surmonter ces défis, il faut agir à tous les niveaux. Bien que de nombreux médecins soulignent l’inefficacité du Spasfon, il est difficile de changer une culture aussi enracinée dans la société française. Mon travail vise à éclairer ces mécanismes d’ignorance pour encourager plus de recherches sur ces questions et une réévaluation rigoureuse des médicaments, en mettant fin aux biais qui pénalisent la santé des femmes.
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