Jean-Paul Demoule Sur La Durée Des Civilisations

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Jean-Paul Demoule Sur La Durée Des Civilisations
Jean-Paul Demoule Sur La Durée Des Civilisations

Africa-Press – Cameroun. Professeur émérite de protohistoire européenne à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, membre honoraire de l’Institut universitaire de France et ancien président de l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap), Jean-Paul Demoule a mené des fouilles en France, Grèce et Bulgarie. Il s’est spécialisé dans l’étude du néolithique et de l’âge du Fer. Il s’intéresse aussi à l’histoire et au rôle social de l’archéologie.

Les Dossiers – Sciences et Avenir: Pourquoi est-on fasciné par ces civilisations oubliées?
Jean-Paul Demoule: C’est d’abord l’archéologie qui fascine ! C’est l’un des métiers que les enfants veulent faire – moi le premier, d’ailleurs. Il y a le côté Indiana Jones, chasse aux trésors… Ensuite, dans les moments de crise, on a tendance à se tourner davantage vers le passé. Pendant les Trente Glorieuses, on a cassé des milliers de sites archéologiques dans la joie et la bonne humeur… Et puis, à partir de la crise économique des années 1970, de la montée des angoisses écologiques, on a commencé à s’interroger: « Comment en est-on arrivé là? » Et pour de mauvaises raisons, l’archéologie est devenue importante. Alors que selon moi, son intérêt est justement de dépassionner le débat, car elle parle du long terme. Les migrations, par exemple, cela ne fait pas dix ans qu’il y en a, mais deux millions d’années !

Les Dossiers – Sciences et Avenir: On peut donc en tirer des leçons?

Oui, bien sûr. Certaines civilisations sont allées dans le mur pour avoir mal géré leur environnement, comme les Mayas. Pour remédier à des crises climatiques, ils ont eu l’idée de s’adresser aux dieux en construisant des pyramides de plus en plus grandes, sur les terres les plus fertiles. Un cycle infernal…

Mais ce sont des choses qui restent discutées: pendant longtemps, on a dit de l’île de Pâques qu’elle était devenue invivable parce que ses habitants avaient abattu tous les arbres pour transporter leurs célèbres statues. D’après les dernières fouilles et des datations plus fines, il semble que ce soient les Européens qui aient causé la perte de cette société.

Les Dossiers – Sciences et Avenir: Civilisation, sociétés, cultures… Tous ces termes ne sont pas synonymes. Comment y voir clair?

Nous, les archéologues, nous utilisons plutôt le terme de société, plus cohérent, car il désigne un groupe humain défini, possédant un certain nombre de traits culturels. On parle aussi de culture, notamment pour les périodes préhistoriques, dans un sens technique précis: dans une région donnée, on observe une uniformité de la culture matérielle – décor des vases, forme des parures, modes funéraires… – sans vraiment savoir qui étaient les populations qui l’ont produite.

Quant au terme de civilisation, tout le monde le comprend. Mais il n’a pas de définition canonique, et il est ambigu. Il y a la culture matérielle et spirituelle d’une société, mais aussi, dans l’acception la plus courante, un aspect censé être positif, par opposition au « sauvage ». La Troisième République entendait « apporter la civilisation » aux peuples colonisés, à l’instar des Romains qui avaient civilisé ces Gaulois hirsutes vivant dans des cabanes au fond des bois…

Les Dossiers – Sciences et Avenir: À partir de quand peut-on parler de civilisation?

Tout dépend de la façon dont on définit le terme. En France, selon un arrêté de 2008, le programme d’histoire du secondaire devait commencer avec les « grandes » civilisations, l’Égypte, la Grèce et Rome: ce qui veut dire écriture et État. Consciemment ou non, cette position n’est pas neutre idéologiquement, car l’émergence dans l’histoire humaine de sociétés complexes, inégalitaires, hiérarchisées est un vrai problème. Si l’on part de l’idée que c’est une donnée, on perd une partie de la réflexion historique.

« L’intérêt de l’archéologie est de dépassionner le débat »
Les Dossiers – Sciences et Avenir: Mais comment les civilisations ont-elles émergé?

Il y a 12.000 ans, il n’y a que deux ou trois millions d’humains, chasseurs-cueilleurs, sur toute la planète. Et alors qu’il faisait froid depuis 100.000 ans, le climat se réchauffe, certains commencent à domestiquer les animaux et les plantes. Grâce à une nourriture plus sécurisée et à la sédentarité, c’est le début du boom démographique. Les sociétés se développent, et c’est à ce moment-là qu’archéologiquement, on observe des différences sociales dans les cimetières.

Alors qu’auparavant, il n’y avait de distinctions qu’entre hommes et femmes, désormais, certains humains sont enterrés avec des objets précieux, en jade, en or, etc. Et après un stade intermédiaire, qu’on appelle en général « chefferies », on arrive aux premières cités-États, en Mésopotamie, Égypte, Iran, Chine, dans la vallée de l’Indus, avec l’apparition de l’écriture pour gérer les greniers ou les impôts de tous ces habitants… C’est d’ailleurs une constante historique, cette tendance à la constitution d’entités politiques de plus en plus grandes.

Les Dossiers – Sciences et Avenir: Les civilisations finissent-elles toujours par mourir?

Celles du paléolithique durent plusieurs millénaires, cinq ou six mille ans pour le magdalénien, par exemple. Pour les périodes plus récentes, elles subsistent en moyenne – statistiquement – à peu près 500 ans: c’est le cas de l’Empire romain, ou de la domination du monde par l’Europe, en train de s’achever.

Les Dossiers – Sciences et Avenir: Est-ce toujours pour les mêmes raisons?

Cela dépend notamment des formes d’empire. Prenons les deux plus grands qui aient jamais existé. Le premier, celui des Mongols – 33 millions de kilomètres carrés ! – éclate parce qu’il était bien trop vaste et s’était constitué trop rapidement. Les causes sont les mêmes pour le deuxième, l’empire colonial anglais.

Mais il faut regarder au coup par coup. Par exemple, les causes de l’effondrement de l’Empire romain sont toujours en débat. Il y a une vingtaine d’années, on évoquait les canalisations en plomb, qui provoque le saturnisme: seules les élites en possédaient… et il est vrai que les dernières lignées d’empereurs ne semblaient pas toujours en grande forme. Mais il n’y a jamais une seule et unique cause. C’est ce qu’a montré l’historien américain Eric Cline pour le prétendu effondrement des civilisations de Méditerranée orientale, vers 1200 avant notre ère. Au lieu d’une vision catastrophiste, il montre un effet domino, plutôt progressif.

Les Dossiers – Sciences et Avenir: Pour reprendre l’exemple de l’Empire romain, a-t-il disparu ou simplement muté?

Une civilisation n’a pas de raison de disparaître du jour au lendemain, sauf si l’on tue tout le monde… On a dit qu’après la chute de l’Empire, ça avait été la catastrophe. Mais d’une part, la moitié Est, c’est-à-dire l’Empire byzantin, dure encore mille ans. D’autre part, la transition avec le Moyen Âge est très progressive. La preuve qu’il s’agit plutôt d’une mutation, c’est qu’on parle encore aujourd’hui une langue romane, même si on l’appelle français alors qu’elle n’a aucun rapport avec celle que parlaient les Francs.

Les Dossiers – Sciences et Avenir: Pour bien comprendre une civilisation, il faut qu’elle connaisse l’écriture?

Oui, mais les textes sont partiels et partiaux. Quand on a fait les grandes fouilles sous la pyramide du Louvre dans les années 1980, on a retrouvé de nombreuses maisons du 16e au 18e siècle, dont les latrines en particulier donnaient des renseignements sur ce qu’on jetait, l’hygiène, l’alimentation… Par ailleurs, on possédait les archives de ces mêmes maisons, notamment les inventaires après décès.

Les deux sources d’informations ne coïncidaient pas: les inventaires répertoriaient les choses précieuses, meubles en bois, tapisseries, vaisselle en cuivre, qui ont ensuite été vendus, et qu’on n’a donc pas retrouvés. Mais ils ne disaient rien du pourcentage de viande dans l’alimentation… De toute façon, il n’y a de textes qu’à partir du moment où il y a des villes et des États: c’est vraiment une mince pellicule de l’histoire humaine.

« Une civilisation n’a pas de raison de disparaître du jour au lendemain… sauf si l’on tue tout le monde »
Les Dossiers – Sciences et Avenir: Comment fait-on, à partir d’objets matériels, pour déduire des comportements, des croyances?

Je peux identifier ce que les gens ont mangé en analysant le contenu d’une poterie grâce aux pollens, aux ossements des animaux. Je peux dire d’où vient cette lame en obsidienne… Donc, là, tout va bien: on peut connaître l’économie, les échanges, etc. Mais pour les croyances… Ce sont des problèmes d’interprétation.

Il est vrai que si l’on fouillait une civilisation martienne sans rien connaître du fonctionnement psychique des Martiens, voire de leurs performances physiques, on ne pourrait pas dire de bonnes choses ! Pour les sociétés sans écriture, on utilise beaucoup l’ethnologie. Pour des formes humaines encore plus anciennes, on va se servir de l’éthologie des primates. Je dis souvent pour plaisanter que quand on ne comprend pas quelque chose en archéologie, on dit que c’est cultuel: on a peu de chances de se tromper vu l’immensité des pratiques cultuelles !

Les Dossiers – Sciences et Avenir: Vous avez un exemple?

On a retrouvé beaucoup de figurines féminines, exclusivement féminines, pour le paléolithique et le néolithique. Certains y voient un culte de la déesse mère, ou bien des jouets. Comme on les trouve souvent cassées, des collègues bulgares ont avancé l’idée que les femmes les brisaient pour lutter contre la douleur pendant l’accouchement. Pour ma part, comme elles sont très sexualisées, j’ai tendance à dire que ce corps féminin vu par des hommes est plutôt une preuve de la domination masculine. Aller plus loin, c’est difficile.

Les Dossiers – Sciences et Avenir: Ce métier doit être frustrant…

Non, au contraire, tout est possible !

Les Dossiers – Sciences et Avenir: On parle beaucoup des Yamnayas, qui seraient porteurs de la première civilisation européenne…

En 2015, deux labos européens ont vu qu’une culture – ou civilisation – qu’on appelle la céramique cordée, qui s’est développée dans le nord de l’Europe vers 3000 avant notre ère, avait une certaine composante génétique qui venait des steppes d’Ukraine, celle d’un peuple appelé les Yamnayas. Cette composante est peu à peu devenue dominante en Europe. L’explication qu’on en a donnée, c’était que, forcément, le peuple le plus violent de tous les temps était arrivé et s’était imposé, que les hommes avaient tué les mâles et épousé les femmes, de gré ou de force. Or on n’a qu’un seul massacre qui date de cette époque, en Pologne. Et il s’agit surtout de femmes et d’enfants…

Et puis, les généticiens ont tracé une grande flèche, en disant que comme l’expansion des langues indo-européennes suivait les Yamnayas, ces derniers devaient être à l’origine de la langue proto-indo-européenne, donnant elle-même des langues filles, puis petites-filles… Selon les linguistes sérieux, pourtant, les langues sont toujours le résultat de mélanges.

Les Dossiers – Sciences et Avenir: L’histoire des Yamnayas est un bon exemple d’utilisation de civilisations supposées ou fantasmées pour défendre des idées politiques…

L’archéologie est toujours un enjeu, et parfois une sorte de contre-enjeu. Dans tous les pays d’Europe, on trouve au centre de la capitale un grand musée qui retrace l’archéologie du territoire national. À Paris, le grand musée national s’appelle le Louvre, et il montre l’Orient, la Grèce et Rome. Aucun objet qui vienne du territoire métropolitain ! Le musée d’archéologie nationale est à Saint-Germain-au-Laye, et délaissé des dirigeants politiques…

Les Dossiers – Sciences et Avenir: Quels sont les bouleversements majeurs en archéologie ces dernières années?

Sur les chantiers de fouilles, pour l’instant, on n’a pas trouvé de manière plus simple de travailler qu’à la main, avec un grattoir, une pelle, un pinceau. Le Lidar peut voir à travers le couvert forestier et certains radars peuvent pénétrer dans la terre et identifier des structures, mais c’est tout. Mon rêve serait le radar total, qui permettrait d’analyser à distance, car on sait très bien que fouiller, c’est détruire. Les analyses d’objets, en revanche, ont énormément progressé. Depuis trois ou quatre ans, on sait retrouver les traces d’ADN sur le sol, comme dans les enquêtes policières, et plus seulement dans les ossements.

« Mon rêve serait un radar total offrant la possibilité d’analyser à distance, car on sait très bien que fouiller, c’est détruire »
Les Dossiers – Sciences et Avenir: Et pour les analyses?

J’ai des collègues enthousiastes pour qui les big data et la génétique, c’est la troisième révolution technique. Selon moi, il n’y a pas de rupture, mais une progression. Avec la 3D, on a commencé à avoir des modèles pour reconstruire les monuments de manière virtuelle. Sur le site néolithique que je fouille en Bulgarie, il y a deux millions de morceaux de poterie: je sais qu’un jour on aura les moyens d’analyser chacun d’entre eux et de reconstituer l’ensemble des vases.

Les Dossiers – Sciences et Avenir: Vous avez participé à la création de l’Inrap et l’avez dirigé. Quelles en sont les plus belles réalisations?

L’une des réussites principales, c’est d’avoir réhabilité l’archéologie. Jusque-là, les archéologues étaient considérés comme des empêcheurs de bétonner en rond. Maintenant, les Journées européennes de l’archéologie, en juin, attirent 200.000 personnes sur les chantiers ! L’Inrap a le temps d’étudier, de diffuser, d’expliquer. Ce sont 2000 archéologues, 2000 sondages, 400 ou 500 fouilles.

Malheureusement, la concurrence a été introduite en archéologie préventive. Les entreprises privées cassent les prix, ce qui fait qu’il y a moins de monde sur le terrain, et moins longtemps.

Les Dossiers – Sciences et Avenir: Et vos plus belles trouvailles?

Ma plus grande joie d’archéologue, c’était dans le brouillard de Picardie au petit matin, la pelle mécanique qui retire le sol arable. Et l’on voit apparaître de simples taches marron foncé sur marron clair: des trous de poteaux de maisons, peut-être du néolithique. Comprendre l’organisation d’un village, son implantation dans le territoire, imaginer la vie des personnes qui habitaient là… C’est ce qui me plaît en archéologie, davantage que les découvertes à la Indiana Jones.

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