Africa-Press – Cameroun. L’année 2024 pourrait marquer un tournant pour l’addiction aux stupéfiants en France. Le 13 juin, la justice a mis en évidence en Bretagne le détournement de 2300 boîtes de fentanyl, grâce à des centaines d’ordonnances médicales falsifiées ou volées. Une prise qui n’aurait rien du fait divers: selon le réseau français d’addictovigilance, le fentanyl est un des médicaments le plus souvent trouvés sur les ordonnances falsifiées depuis trois ans.
Cent fois plus fort que la morphine et cinquante fois plus que l’héroïne, cet opioïde fait des ravages en Amérique du Nord et menace le reste de la planète. Créé dans les années 1950 par l’entreprise pharmaceutique Janssen, cet analgésique rapide et puissant est très utilisé en anesthésie ou pour le traitement de douleurs chroniques. Mais, comme d’autres opiacés, il provoque aussi euphorie et bien-être, plus vite et de façon plus intense qu’avec d’autres drogues. Un avantage qui lui a permis de conquérir le marché des stupéfiants aux États-Unis, où il est actuellement à l’origine de plus de 70 % des overdoses.
« Le sevrage qui s’installe est très, très déplaisant »
C’est que le fentanyl est extrêmement addictif. « Contrairement à la morphine qui agit sur tous les récepteurs opiacés, le fentanyl cible uniquement ceux qui sont responsables de la dépendance « , explique Gaspard Montandon, chercheur au département de pharmacologie et toxicologie de l’Université de Toronto (Canada). Ces récepteurs sont impliqués dans la régulation de la douleur: ils détectent les endorphines que notre corps produit lorsqu’on ressent de la douleur afin de l’atténuer. « Malheureusement, ces récepteurs sont aussi exprimés dans d’autres régions du cerveau qui ne sont pas impliquées dans la douleur, ajoute-t-il. Par exemple, dans les circuits de la récompense qui génèrent du plaisir dans le cerveau, comme le font l’alcool et d’autres drogues. »
Une étude publiée dans Nature le 22 mai s’est intéressée aux effets du fentanyl sur le cerveau, montrant qu’il génère une sensation de bonheur, mais pas que… « Il y a un renforcement positif et aussi un renforcement négatif, résume Christian Lüscher, neurologue expert en addiction à l’Université de Genève (Suisse), qui a dirigé cette recherche. La substance crée un sentiment de bien-être et incite la personne à en reprendre. Mais si tout d’un coup la drogue n’est plus là, le sevrage qui s’installe est très, très déplaisant. C’est le deuxième moteur qui pousse quelqu’un à consommer de nouveau. » Ces deux effets empruntent des circuits différents dans le cerveau, celui de la récompense et un autre qui encode tout ce qui est aversif, dont la peur, l’anxiété et la dysphorie. Lors du sevrage, ces systèmes sont sollicités outre mesure et nécessitent une nouvelle prise de fentanyl pour s’apaiser.
« À cela s’ajoute la tolérance qui se développe et pousse à prendre davantage de ces opioïdes, souligne Gaspard Montandon. Car quand on les utilise beaucoup, ces récepteurs commencent à diminuer leur expression dans les neurones. Et donc, on a besoin de plus en plus de drogue pour avoir le même effet. » Autant pour cet effet de bien-être que pour éteindre celui de mal-être lors du sevrage. Au point qu’une personne dépendante peut avoir besoin d’une nouvelle dose toutes les heures. « Typiquement, une personne qui prend un opiacé de façon récréative puis qui succombe à l’addiction doit faire face à des préjugés importants. Le fait que l’on comprenne ce qui se passe dans le cerveau devrait aider à réduire cette stigmatisation, estime Christian Lüscher. Je pense que c’est le résultat principal de notre étude, montrer que cette addiction n’est pas juste une défaillance morale. »
Outre son potentiel addictif, le fentanyl présente un danger majeur en raison du risque d’overdose. « Ces récepteurs agissent aussi sur la région du cerveau impliquée dans la respiration, au niveau du tronc cérébral. Le fentanyl peut ainsi entraîner un ralentissement très fort de la respiration, qui peut même complètement s’arrêter « , prévient Gaspard Montandon, qui étudie ces conséquences sur le système respiratoire.
Pour le moment, la seule arme contre les overdoses est une molécule nommée naloxone, qui cible les mêmes récepteurs opiacés que les opioïdes et parvient ainsi à les décrocher. « Le problème est que cet antidote est éliminé par le foie assez rapidement, tandis que le fentanyl reste dans le corps plus longtemps. Donc, les gens peuvent prendre une ou deux doses de naloxone et ensuite, quand la naloxone va disparaître, ils vont faire une nouvelle overdose avec le fentanyl qui est encore dans leur corps « , alerte Gaspard Montandon. Sans compter que de nouveaux dérivés du fentanyl, tels que le carfentanyl (normalement utilisé pour anesthésier des éléphants), s’accrochent beaucoup mieux à ces récepteurs et ne sont donc pas délogés par la naloxone.
Facilités de synthèse et de distribution, fort pouvoir addictif, haut risque de décès par overdose et résistance aux antidotes disponibles: tous ces facteurs réunis expliquent que le fentanyl et les autres opioïdes soient devenus la cause principale de décès attribuables à la consommation de drogues dans le monde (80 % du total, selon l’Organisation mondiale de la santé). Ils tuent plus de 200 personnes chaque jour aux États-Unis, selon les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies.
Pour lutter contre ce fléau, le gouvernement américain a déployé d’importants moyens de recherche sur les opiacés avec le Heal Initiative des Instituts nationaux de la santé. Grâce à un milliard de dollars de dotation annuelle finançant plus de 1000 projets de recherche, dont celui de Gaspard Montandon, les autorités espèrent trouver des parades rapidement. « Malheureusement, les effets euphoriques des opiacés sont très puissants et donc difficiles à remplacer, déplore-t-il. Puisqu’on ne peut rien faire pour l’addiction, on va essayer de bloquer les effets secondaires pour qu’au moins, les gens ne meurent pas: on cherche comment éviter le ralentissement de la respiration. »
Mais Christian Lüscher espère qu’avec la meilleure compréhension actuelle de la façon dont le fentanyl agit dans le cerveau, on parviendra à améliorer le traitement de substitution. Celui-ci consiste à remplacer le fentanyl par un opiacé moins addictif, tel que la méthadone, mais le taux de rechute reste très élevé. Une autre approche revient à traiter les personnes dépendantes avec un vaccin qui bloque le fentanyl pour l’empêcher d’entrer dans le cerveau. Ce vaccin a été testé avec succès en 2022 chez des rats, mais on ne connaît pas encore son efficacité chez l’humain. Des essais cliniques devraient commencer au plus tard en 2025.
Mélangé à d’autres drogues pour les rendre plus addictives
Après avoir dévasté les États-Unis, le fentanyl et ses dérivés risquent d’envahir l’Europe, comme en témoigne le trafic de fausses ordonnances mis au jour en Bretagne. Ce que confirme le neurologue suisse: « Le marché du fentanyl est très attrayant, car il faut de petites quantités pour toucher un grand public, et le transport de ces petites quantités facilite évidemment le détournement du contrôle des douanes. »
Pour contrer ces ordonnances falsifiées, l’Agence nationale de sécurité du médicament a annoncé en septembre que des médicaments contenant certains opioïdes, comme le tramadol, seraient prescrits uniquement avec des ordonnances sécurisées et infalsifiables. Mais les faussaires d’ordonnances ne sont pas le seul danger. Car le fentanyl illégal commence déjà à se répandre sur le continent, mélangé à d’autres drogues comme la cocaïne ou l’héroïne, afin de les rendre plus addictives. « Un autre problème du fentanyl, c’est qu’il est difficile de le distinguer de l’héroïne, par exemple. Les gens vont acheter de l’héroïne et il y aura un peu de fentanyl dedans, sans qu’ils le sachent, confirme Gaspard Montandon. Vu comment les choses se sont développées en Amérique du Nord, en Europe cela risque d’arriver aussi. »
Le terrible bilan de la crise des opioïdes
La « crise des opioïdes » a commencé aux États-Unis dans les années 1990, avec une hausse excessive de prescriptions d’antidouleurs opioïdes. Après leur régulation – limitation de la dose maximale prescrite à un patient, ainsi que de la durée du traitement -, les Américains rendus dépendants se sont tournés vers l’héroïne. Qui ensuite a été remplacée par le fentanyl et ses dérivés, beaucoup plus puissants et faciles à produire et à trafiquer.
« Le gros déclencheur a été la pandémie de Covid-19, qui a fermé les frontières, rappelle Gaspard Montandon, du département de pharmacologie et toxicologie de l’Université de Toronto (Canada). Les trafiquants ont dû trouver une alternative pour apporter de la drogue sur le marché. Or, le fentanyl est facile à synthétiser, aussi des laboratoires illégaux ont émergé en Amérique du Nord. » L’addiction au fentanyl a causé près de 75.000 décès par overdose en 2023.
En dix ans, le nombre de décès dus à des overdoses d’opioïdes a explosé en raison de l’accroissement des overdoses mortelles liées aux opioïdes synthétiques. Crédit: BRUNO BOURGEOIS. SOURCE: NATIONAL CENTER FOR HEALTH STATISTICS
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