Le golf du lac aux requins

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Le golf du lac aux requins
Le golf du lac aux requins

Africa-Press – Cameroun. Dans le formidable recueil de nouvelles “Les Contes noirs du golf”, l’écrivain belge Jean Ray (1887-1964) a imaginé une série d’histoires fantastico-horrorifiques ayant toutes pour cadre un terrain de golf. L’histoire de ce lac aux requins (qui évoque aussi une aventure de Tintin au cinéma) ne dépareillerait pas dans le lot !

Une enquête a posteriori sur la vie des requins dans le lac du club de golf australien

Mais on traite ici d’un fait réel. Il concerne un club de golf australien construit autour d’un grand lac qui a eu, entre 1996 et 2013, six requins-bouledogues (Carcharhinus leucas) comme occupants. L’histoire a déjà été largement médiatisée – en tout cas dans la presse anglo-saxone -, et le Carbrook Golf Club, près de Brisbane, dans le Queensland, en a tiré une appréciable publicité. Voyez son logo arborant d’ailleurs l’aileron emblématique des squales.

Alors pourquoi en parler aujourd’hui ? Parce que l’écologue et zoologiste allemand Peter Gausmann (l’université de la Ruhr, à Bochum, en Allemagne) a eu l’idée de rassembler toutes les données disponibles sur le séjour des requins-bouledogues dans le bassin du golf de Carbrook pour investiguer une question scientifique: comment s’adaptent des requins-bouledogues à des eaux très faiblement salées, à l’instar de celles de ce lac artificiel.

Gausmann a donc travaillé à la façon de policiers enquêtant sur un « cold case », en rassemblant des données passées, articles de presse, vidéos, témoignages… Les discussions avec la direction du club – son directeur général, Scott Wagstaff, est l’auteur de la photo présentée ci-dessus (voir aussi la vidéo plus bas) – lui ont été précieuses pour rédiger cette étude publiée en août 2023 dans la revue Marine and Fisheries Sciences (MAFIS).

Une attaque de requin-bouledogue dans le fleuve Logan en 1903

La présence du requin-bouledogue dans les fleuves Logan et Albert, voisins du golf, est connue depuis des décennies. L’Albert est un affluent du Logan, lequel se déverse dans la baie de Moreton, qui donne sur l’océan Pacifique. Cette ramification n’a pas échappé aux requins-bouledogues qui, venus de la côte australienne, remontent les eaux fluviales. Le cas de juvéniles voyageant loin dans les terres est bien documenté. La propension des jeunes requins-bouledogues à fréquenter ces eaux douces s’explique par le fait que les petits squales se mettent ainsi à l’abri des crocs des gros prédateurs, essentiellement d’autres requins.

Il n’en demeure pas moins que des requins-bouledogues adultes peuvent aussi frayer dans les eaux fluviales. Peter Gausmann relève ainsi que le “Global shark attack file” (la base de données maintenue par le “Shark research institute” de Princeton, aux États-Unis ; elle fait référence sur le sujet) signale une attaque mortelle sur un nageur par un squale d’un peu moins de 3 mètres de long: c’était en 1903, et l’attaque est survenue dans une zone du fleuve Logan à 25 km de l’océan.

C’est cette fréquentation du fleuve qui explique que les requins-bouledogues aient pu se retrouver dans le lac du Carbrook Golf Club. Pourtant, l’un et l’autre se sont pas reliés pas un chenal. Et les requins ne volent que dans Sharknado. Non, tout vient des inondations.

Des inondations qui charrient des requins

En effet, dans ce coin-là de l’Australie, les tempêtes sont fréquentes. De grosses inondations ont ainsi fait déborder le Logan et l’Albert, et des requins qui se trouvaient dans le réseau fluvial ont pu nager jusqu’au terrain de golf. Lorsque les eaux de crue se sont retirées, les squales ont été piégés dans le lac artificiel. De tels déluges ne sont pas rares dans la région. Et des tempêtes peuvent conduire à d’étranges situations. Comme lorsque qu’après le passage du cyclone Debbie, en 2017, un requin-bouledogue a été retrouvé gisant, mort, dans une rue de Ayr, une ville australienne également dans le Queensland.

L’involontaire migration des requins-bouledogues dans le lac du terrain de golf australien s’est donc avérée être l’opportunité unique pour évaluer le temps pendant lequel ces squales peuvent vivre dans un environnement d’une très faible salinité.

A Carbrook, le lac est vaste – environ 700 mètres de long sur 380 de large – et a hébergé les squales pendant 17 ans, période durant laquelle aucune inondation massive n’a “lessivé” le lac aux requins. Les animaux, qui semblent y être arrivés alors qu’ils n’étaient que des juvéniles, estime Peter Gausmann, ont donc vécu pendant ce laps de temps « enfermés » dans le lac d’eau très peu salée. Dix-sept ans totalement isolés de l’extérieur: un record mondial, souligne Peter Gaussmann.

Une demi-tonne de poissons par an pour nourrir les 6 requins-bouledogues

Les requins-boulodogues, opportunistes, se nourrissent de beaucoup de choses, mais essentiellement de poissons, à l’instar du mulet ou du tarpon indo-pacifique, cités par Peter Gaussmann dans son étude. Une pitance présente en quantité suffisante dans le lac, elle aussi transportée par les inondations récurrentes. Peter Gaussmann estime que la quantité de nourriture nécessaire aux six requins est de l’ordre d’une demi-tonne de poissons par an. (La direction du golf a aussi nourri ses squales avec de la viande de porc, ou du poulet, mais cela n’a pu constituer qu’un extra pour les requins ; c’était surtout l’occasion de remontées spectaculaires des squales à la surface, un « numéro » pour impressionner les usagers du golf).

Les observations régulières des animaux suggèrent que les six requins, de près de 2 mètres de long, étaient bien des adultes, en bonne santé. Une démonstration empirique de la grande adaptabilité des requins-bouledogues à des salinités très variables. C’est une prouesse: seulement 5% des élasmobranches, le groupe biologique dans lequel on classe les requins et les raies, sont capables d’évoluer dans un environnement d’eau (quasi) douce.

Comment se finit l’histoire ? En 2013, une nouvelle grosse inondation a balayé le golf. Après cet événement, les observations de squales à Carbrook se sont raréfiées. Et c’est en 2015 qu’un requin y a été vu la toute dernière fois. Où sont-ils désormais ? Les crues ont-elles offert à ces poissons un billet retour vers le fleuve, et par là à l’océan ? L’explication ne semble pas parfaitement satisfaire Peter Gaussmann, qui écrit dans son étude que la totale disparition des animaux demeure “inexpliquée”. Voilà le dernier mystère du lac aux requins.

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