
Africa-Press – Cameroun. Retour en 2014. Serge Hercberg et son équipe de l’Eren (Equipe de recherche en épidémiologie nutritionnelle) travaillent à l’élaboration du Nutri-Score quand le téléphone sonne. A l’appareil, Stéphane Gigandet. Il se présente: après des études d’informaticien, il a créé en 2012 Open Food Facts, une base de données accessible à tous, recensant les informations nutritionnelles présentes sur les emballages des produits alimentaires. Son souhait est d’intégrer le futur Nutri-Score à ces données.
Le courant passe entre le chercheur et le jeune centralien. « J’ai été séduit par ce projet indépendant, citoyen, collaboratif », se souvient Serge Hercberg. Une association s’instaure: Open Food Facts obtient l’accès à l’algorithme du Nutri-Score et affiche ce dernier, pour les consommateurs, dès 2015 sur son site Internet et son application, bien avant son officialisation en 2017.
Parallèlement, l’équipe de l’Eren utilise les informations nutritionnelles récoltées par Open Food Facts pour évaluer la qualité de l’algorithme du Nutri-Score.
Des centaines de milliers de références alimentaires sur Open Food Facts
Ce travail de transparence sur les aliments emballés n’aurait pas pu voir le jour sans un règlement européen adopté en 2011. Afin de mieux informer les consommateurs, il rendait obligatoires 12 mentions, dont la liste des ingrédients, la déclaration des allergènes, le tableau nutritionnel, c’est-à-dire la composition en nutriments de l’aliment (glucides, protéines, lipides…), sur les produits sous emballage. Cette obligation s’appliquait aux 27 pays de l’Union.
Les concepteurs d’Open Food Facts ont su s’ emparer intelligemment de ces obligations. Ainsi, fin 2016, ce n’est pas moins de 450.000 références alimentaires pour lesquelles le consommateur peut trouver toutes sortes d’informations — la présence d’additifs, le Nutri-Score, les allergènes… — sur le site Internet ou sur l’application Open Food Facts.
Derrière ce travail, une armée de généreux contributeurs et contributrices qui photographient les emballages et alimentent la base de données. En France, un million de personnes ont mis la main, au moins une fois, à ce projet. Actuellement, ils sont plus d’une trentaine à recevoir un mail tous les jours pour mettre à jour trois « fiches produits » dans lesquelles les programmes d’intelligence artificielle ont détecté une anomalie. « J’ai commencé à être bénévole en 2017, raconte Marie Fache, contributrice très engagée de l’association. Dès que je rentre des courses, je regarde si, dans mes achats alimentaires, des données peuvent enrichir la base. Ce ne sont pas tant de nouveaux produits que j’ajoute aujourd’hui, mais des corrections de fiches existantes que je fais. Depuis le début de mon engagement, j’ai signalé 137 fiches non existantes, mais corrigé plus de 15.325 fiches. A présent, nous travaillons essentiellement à assurer la fiabilité de nos données. »
Comment utiliser Open Food Facts sur votre smartphone:
– Téléchargez l’application.
– Scannez le code-barres du produit dont vous souhaitez connaître la composition en utilisant l’appareil photo de votre smartphone.
– Vous obtiendrez trois types d’informations essentielles:
• Le Nutri-Score et les informations nutritionnelles qui ont permis son calcul.
• Le degré de transformation du produit et les additifs présents.
• L’Éco-Score de l’aliment: un indicateur qui mesure l’impact environnemental.
– En cliquant sur « comparer », vous vérifierez si l’aliment que vous avez scanné existe dans une version meilleure ou plus mauvaise du point de vue de sa qualité nutritive, de son degré de transformation et de son impact environnemental.
– Pour personnaliser davantage l’application, paramétrez votre profil en précisant vos préférences alimentaires telles qu’un régime végétarien, un régime sans sel, ou encore des allergènes à éviter, etc. L’application vous alerte alors si le produit scanné n’est pas adapté à votre régime alimentaire.
Un budget annuel… de moins de 1000 euros !
Sans cette communauté, la base de données qui compte aujourd’hui, pour les produits français, presque un million de références alimentaires, n’aurait jamais vu le jour. En effet, le projet Open Food Facts, géré par une association loi 1901, a longtemps fonctionné avec un budget annuel de moins de 1000 euros.
C’est donc grâce au bénévolat que cette initiative citoyenne a pris son envol, offrant ainsi aux consommateurs l’accès à la transparence de l’information nutritionnelle. Cependant, l’objectif des concepteurs du projet est plus large. « Nos logiciels, nos codes et nos données sont accessibles à tous et nous allons même plus loin: nous créons des outils d’interface qui permettent d’améliorer leur utilisation. Il y a plus de 150 applications qui se sont créées grâce à cet accès libre », indiquait Stéphane Gigandet lors d’une intervention au Collège de France en juin 2023. C’est ainsi qu’ont fleuri sur les smartphones des applications d’aide à la nutrition, comme Foodvisor en 2015 et Yuka en 2017.
Autre caractéristique d’Open Food Facts: la volonté de s’inscrire dans une démarche scientifique, ainsi que l’explique Pierre Slamich, cofondateur du projet: « Nous avons toujours souhaité nous appuyer sur les avancées scientifiques pour caractériser les aliments: dès 2015 nous avons intégré le Nutri-Score, et dès 2018 nous avons signalé si un aliment était ultra-transformé ou non, en nous fondant sur les travaux de l’épidémiologiste brésilien Carlos Monteiro. »
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Contrairement à d’autres applications telles que Yuka, qui attribuent une note globale de 1 à 100 aux produits alimentaires en combinant la qualité nutritionnelle (60% de la note), la présence d’additifs (30%) et le caractère bio (10%), Open Food Facts fournit directement aux consommateurs les informations du Nutri-Score, avec les points attribués par l’algorithme.
De même, en ce qui concerne le degré de transformation des produits, le site et l’application offrent un accès direct à la classification Nova, utilisée par les scientifiques pour déterminer le degré de transformation d’un aliment. Concrètement, alors que Yuka privilégie une approche ludique avec sa note globale, Open Food Facts se rapproche davantage de la réalité scientifique pour définir une denrée alimentaire.
Un accès dès 2024 au nouveau Nutri-Score
Cette année, l’algorithme du Nutri-Score sera mis à jour pour être plus strict à l’égard des produits trop riches en sucre, en sel, etc.
Les fabricants auront deux ans pour afficher ce nouveau Nutri-Score sur l’emballage de leurs produits. Certains, comme la marque Bjorg, ont déjà choisi de ne plus l’afficher, tandis que d’autres pourraient retarder cette transition.
Dès la fin du premier trimestre 2024, les consommateurs auront la possibilité de consulter le nouveau Nutri-Score de leurs produits préférés sur l’application et le site Web d’Open Food Facts.
L’aventure a souvent causé des sueurs froides à l’équipe qui ne dispose pas de budget et s’appuie uniquement sur l’énergie de ses bénévoles et de ses fondateurs. Ce fut le cas le 13 septembre 2018 lors de l’émission « Envoyé Spécial ». Ce jour-là, 2,7 millions de téléspectateurs se sont connectés simultanément à l’application après que Stéphane Gigandet a expliqué à Elise Lucet, la présentatrice du programme, le fonctionnement de l’application, mettant à rude épreuve les deux serveurs donnés gracieusement par la Fondation Free.
« Sur les 10.000 produits les plus consultés par les consommateurs, 80% de l’information provient de nos bénévoles »
Heureusement, les années 2018-2019 marquent l’arrivée de différents financements: OVH, via un mécénat, met à leur disposition de nouveaux serveurs. L’association obtient des financements variés de fonds privés (Ford et Mozilla), de fonds publics (l’université de Paris, Santé publique France) et de la Communauté européenne (via NLnet). Cet argent sert notamment à financer une plateforme permettant aux industriels de l’agroalimentaire de partager leurs données avec Open Food Facts.
Car tout serait plus simple si les données étaient directement transmises par ceux qui préparent les produits alimentaires. Mais rien ne les y oblige. « Aujourd’hui, plus de 200 entreprises françaises ont choisi d’opter pour la transparence en partageant leurs données. Ces entreprises se répartissent en deux catégories principales. D’un côté, il y a de petites et moyennes entreprises ayant une centaine de références, qui se concentrent sur la fabrication de produits de bonne qualité nutritionnelle et qui accordent une grande importance à leur marketing numérique. De l’autre côté du spectre, on retrouve également de grands groupes tels qu’Intermarché, Carrefour, Casino, qui ont décidé de jouer la carte de la transparence pour leurs marques distributeurs », explique Manon Corneille, responsable des relations avec les professionnels chez Open Foods Facts.
Elle relativise cependant ce travail de transparence de l’industrie agroalimentaire: « Sur les 10.000 produits les plus consultés par les consommateurs, 80% de l’information provient de nos bénévoles, et si l’on regarde l’ensemble des produits français répertoriés, soit plus d’un million de références, seulement 5% de l’information provient des producteurs. »
De la transparence au-delà de nos frontières
Si les produits vendus en France sont les plus présents sur la base de données, Open Food Facts se développe aussi à l’international, en créant des groupes de bénévoles et en important des bases de données existantes. Ce fut notamment le cas en 2017 avec la base de données du département de l’Agriculture américain (USDA) contenant les données de 175.000 produits vendus aux États-Unis, et celle de l’École polytechnique fédérale de Lausanne, qui contient 12.000 produits du marché suisse.
La transparence a donc encore du chemin à faire. « Il y a de gros enjeux autour de la digitalisation des informations nutritionnelles. Bien qu’elles soient, pour la plupart, publiques et obligatoires, les rassembler, les vérifier, les actualiser est un vrai défi. Un acteur comme GS1, l’organisation internationale qui gère les codes-barres des produits avait tenté de créer une base unique pour ces données, mais y a finalement renoncé, par insuffisance de collaboration des industriels », explique Olivier Allais, directeur de recherche à Inrae (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement).
La maîtrise et le contrôle de ces données sont devenus un enjeu stratégique. Les créateurs de Yuka, application leader dans ce domaine, ont pleinement saisi cette réalité. Ils ont significativement diminué leur collaboration avec le projet Open Food Facts, optant plutôt pour le développement de leur propre système de collecte de données, une démarche dictée par des impératifs commerciaux.
La participation controversée de l’Etat
Parallèlement, l’Ania (Association nationale des industries alimentaires), l’influente association représentant les intérêts de l’industrie agroalimentaire, a également entrepris des démarches pour reprendre le contrôle de ces précieuses informations. En décembre 2021, elle a lancé UniversAlim, un portail open data permettant à tous les industriels d’entrer les données nutritionnelles concernant les denrées qu’ils fabriquent. Cette initiative a reçu le soutien du ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation, ainsi que de celui de l’Industrie, qui ont appelé toutes les entreprises du secteur à rejoindre la démarche. Pour financer le lancement de la base, l’Etat s’était engagé à contribuer, en apportant la moitié des fonds nécessaires à son développement, avec un plafond de 3 millions d’euros.
Certains avaient cependant exprimé des réserves quant à cette initiative (tel l’hebdomadaire satirique Le Canard Enchaîné dans son édition du 5 décembre 2018), trouvant étrange que l’État subventionne un projet élaboré par l’industrie agroalimentaire, projet qui vise à guider les Français dans leurs choix alimentaires.
Jérôme François, directeur délégué de Num-Alim (opérateur d’UniversAlim), expliqua en décembre 2021 dans les colonnes du journal LSA les raisons de ce nouvel investissement. Selon lui, les données des applications, telles qu’Open Food Facts, n’étaient pas fiables: « C’est une très belle initiative de demander aux citoyens de renseigner des fiches produits et de les maintenir à jour, mais ça ne peut pas marcher. »
Les limites de la « start-up nation »
Loin d’être impressionné par l’irruption de ce nouvel acteur, les concepteurs d’Open Food Facts mettent en place, en 2021, l’Éco-Score, afin que les consommateurs puissent connaître l’impact environnemental de leurs achats alimentaires. Ce score, pour l’instant expérimental, repose sur des données de l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie), qui avait déjà réalisé un travail préliminaire sur le cycle de vie de 2500 catégories d’aliments. Les résultats de cet outil, appelé Agribalyse, ont été intégrés à la base de données Open Food Facts. Ensuite, y ont été ajoutés quatre autres critères: le mode de production, l’origine du produit, l’impact sur les espèces menacées et le type d’emballage… quand les données sont disponibles.
En ce début d’année 2024, le projet de l’Ania est à l’arrêt, faute de collaboration de l’industrie agroalimentaire. En revanche, Open Food Facts travaille en partenariat avec l’Ademe pour aider à rendre techniquement possible un Éco-Score officiel. Toutefois, « si Open Food Facts est l’un des acteurs historiques dans la digitalisation des données de l’offre alimentaire, il est difficile de dire, au final, quels seront les acteurs capables de fournir une information digitale fiable, complète et représentative du marché. L’établissement de cette base de données est pourtant une condition nécessaire pour être en capacité de répondre à de nombreuses questions essentielles touchant à la santé, à l’environnement et liées à l’offre alimentaire », conclut le chercheur Olivier Allais.
En attendant, vu l’ampleur des ressources — énergie, argent et temps — investies pour rassembler des informations déjà obligatoires et en accès libre sur les emballages, il est regrettable que dans une « start-up nation » telle que la nôtre, ces données ne soient pas facilement accessibles et partagées sous format électronique.
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