Africa-Press – Cameroun. C’est l’article scientifique le plus influent de 2020, et le 4e plus influent de l’Histoire d’après les données Altmetric. Avec plus de 6 millions d’accès en cinq ans et plus de 32.000 citations en ligne dans les médias sociaux et d’information, « The proximal origins of SARS-CoV-2 », souvent appelé simplement « Proximal origins » a orienté le débat scientifique autour des origines du Covid-19 dès le début de la pandémie, lors de sa publication dans la prestigieuse revue Nature Medicine le 17 mars 2020. « Nos analyses montrent clairement que le SARS-CoV-2 n’est pas une construction de laboratoire ou un virus manipulé à dessein », concluait-il catégoriquement. L’article est aussitôt cité sur X (Twitter) par le rédacteur en chef de Nature Medicine, Joao Monteiro, avec ce commentaire: « Mettons fin aux théories du complot sur l’origine de #SARSCoV2 et contribuons à arrêter la propagation de la désinformation ».
Let’s put conspiracy theories about the origin of #SARSCoV2 to rest and help to stop spread of misinformation – great work from @K_G_Andersen #covid19 https://t.co/ekJNDl9Brx
— Joao Monteiro (@JMinImmunoland) March 17, 2020
Un contexte qui mêle théories scientifiques et complotisme
A l’époque, il faut se rappeler que le manque de données et la peur font émerger en ligne de dangereuses fausses informations telles que l’usage délibéré du Covid-19 comme arme biologique par « l’Etat profond », soutenu ensuite par la diffusion du documenteur « Hold Up » en novembre 2020, l’efficacité de l’hydroxychloroquine contre le Covid-19 ou encore la création du virus du Covid-19 à partir du virus du VIH. Certains avancent même qu’une ancienne Une de Sciences et Avenir titrée « On a créé le virus le plus dangereux du monde » est un élément en faveur de la création du virus du Covid-19 en laboratoire. En réalité, ce numéro daté de 2012 traitait d’expériences de modifications génétiques sur la grippe aviaire H5N1 et qui avait fait polémique. Pourtant, la théorie de la sortie de laboratoire prend plusieurs formes, depuis la création d’une arme biologique jusqu’à un accident de manipulation lors d’expérimentations sur les coronavirus. Seule cette dernière est considérée comme possible, voire, selon les chercheurs, comme probable, par les experts du domaine.
Mais en 2020, dans ce contexte où toute théorie autre que l’émergence naturelle était noyée dans des théories fantasques, la prise de position des cinq experts signataires de « Proximal Origins » décourage toute mention de l’hypothèse de l’émergence du virus du Covid-19 suite à une sortie accidentelle de laboratoire, assimilée alors à du complotisme – une confusion entretenue par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) lui-même.
« C’était la première fois dans ma carrière que je lisais un article d’opinion vendu comme un article de science », rapporte le virologue Etienne Decroly, directeur de recherche au CNRS. Cet article a « fermé la porte au débat », considère avec le recul Alexandre Hassanin, phylogénéticien (l’étude des liens de parenté entre espèces), spécialiste des mammifères à la Sorbonne Université. Peut-être par peur de perdre en crédibilité, les grandes revues comme Nature, Science ou Cell ont depuis publié quasi exclusivement des travaux ne mentionnant que l’hypothèse de l’émergence du virus par zoonose. « Ce n’est pas facile de publier sur le sujet. J’ai toujours fait attention dans les manuscrits de ne même pas faire référence à la fuite de laboratoire, c’est mal vu dans la communauté scientifique », regrette Alexandre Hassanin. « J’ai participé à l’envoi de quelques articles qui visaient simplement à dire qu’il faut explorer cette question avec les outils de la science moderne, mais il faut reconnaître que leur publication a été assez difficile », témoigne de son côté Etienne Decroly.
Les principaux arguments de « Proximal origins »
Le texte de « Proximal origins » s’appuie surtout sur trois arguments scientifiques importants quant à l’analyse du virus. D’abord, son domaine dit « RBM » de liaison à ACE2, porte d’entrée dans la cellule hôte, avait une séquence inédite et notamment très différente du coronavirus SARS-CoV-1 responsable de l’épidémie de 2003. Bien que très efficace dans la réalité, cette séquence était jusque-là considérée comme théoriquement sous optimale, pointent les auteurs, et n’aurait donc pas été choisie pour rendre un virus artificiellement plus infectieux. De plus, cette séquence est retrouvée quasi à l’identique chez un coronavirus de pangolin, démontrant que cette séquence peut émerger naturellement, argumentent-ils. Mais pour d’autres chercheurs, cette proximité forte avec ce virus existant pourrait aussi indiquer un usage en laboratoire: un de ses précurseurs infectant la chauve-souris et dont l’efficacité empirique aurait été constatée aurait été pris pour modèle de base aux modifications génétiques, laissant la séquence RBM en l’état.
Deuxième élément, aucun virus connu n’est suffisamment proche de celui du Covid-19 pour avoir servi de base à une supposée modification en laboratoire. Cependant, le temps de la science et la productivité du WIV rendent probable leur possession d’une base de données virale bien plus importante que ce qui est déjà publié, comme nous l’expliquions dans l’épisode 2 de cette série sur les origines du Covid-19.
Dernier argument de « Proximal origins », le site de clivage par la furine, décrypté dans un précédent épisode. Cette portion de séquence inédite dans la famille de virus du SARS-CoV-2 (les sarbécovirus) a rendu le Covid-19 très infectieux et généré de nombreux débats. Là encore, les chercheurs jugent cette caractéristique compatible avec une émergence naturelle à la fois parce que d’autres sites de ce type existent dans d’autres familles de coronavirus, mais aussi parce que sa séquence détaillée comporte une lettre supplémentaire (un acide aminé) encore jamais utilisée par des chercheurs ayant intégré un site de clivage par la furine: au lieu de RRAR, on trouve PRRAR. « Il n’y a aucune raison pour que quelqu’un choisisse d’introduire ce site », conclut auprès de Sciences et Avenir le chercheur Alex Crits-Christophe, qui n’a pas co-signé « Proximal origins » mais d’autres publications argumentant en faveur de l’émergence du Covid-19 par zoonose.
Une séquence similaire, PRRVR, a pourtant bien été observée chez un coronavirus de type MERS modifié en laboratoire en 2017 après 30 passages (transmissions virales en laboratoire) dans des cellules de souris humanisées, d’après des données supplémentaires mentionnées dans un recoin d’une publication de 2024. Le virus ainsi modifié était particulièrement létal pour les souris. « La proline (la lettre P, ndlr) n’a pas émergé à la suite de ces expériences, elle existait déjà chez le virus MERS autour du site de clivage », corrige cependant Alex Crits-Christophe. Si cette séquence avait été prise pour modèle en laboratoire, il reste également à éclaircir la raison pour laquelle PRRVR se serait transformé chez SARS-CoV-2 en PRRAR. En revanche, des mutations aléatoires au cours d’infections naturelles chez des espèces hôtes – à ce jour inconnues – n’ont pas besoin de logique pour émerger. Un processus qu’il est cependant très difficile de différencier d’une obtention par passages successifs en laboratoire, rendant ce type de manipulations toujours compatibles avec les données. « Il est aujourd’hui impossible de réfuter l’hypothèse selon laquelle quelqu’un aurait pris un virus qui avait déjà un potentiel pandémique et l’aurait ensuite manipulé par passages », admet Alex Crits-Christophe. « Mais il s’agit là d’une hypothèse invérifiable pour laquelle il n’existe aucune preuve. »
Accusations de méconduite scientifique
Au vu des débats toujours en cours cinq ans après sa publication, la bonne foi des signataires de « Proximal origins » a pu être mise en doute, et même qualifiée de méconduite scientifique appelant à la rétractation de l’article par le collectif de scientifiques et activistes Biosafety Now, très engagé contre les expérimentations virologiques à risque – et notamment celles qui supposent d’ajouter au pouvoir infectieux du virus par modifications génétiques, ce que l’on nomme « gain de fonction ». En cause, la révélation de messages privés entre scientifiques, incluant les auteurs de « Proximal origins », suggérant qu’ils pensaient en réalité toujours plausible que le virus du Covid-19 soit sorti du WIV au moment de la publication de leur article.
D’après l’historique des échanges entre les auteurs et la revue Nature Medicine, la phrase « nous ne pensons pas que la sélection lors du passage, ou tout autre type de scénario en laboratoire, soit nécessaire (pour obtenir la séquence du SARS-CoV-2) » de la version du 3 mars 2020 est devenue, le 4 mars, « nous ne pensons pas qu’un quelconque scénario en laboratoire soit plausible » – sa version définitive. Pourtant, le 17 avril, Kristian Andersen (un des auteurs) écrit sur leur canal de messagerie Slack: « le problème, c’est que je ne suis toujours pas complètement convaincu qu’aucune culture (en laboratoire, ndlr) ne soit impliquée ». Si dans la suite de la conversation le scientifique se laisse convaincre que l’hypothèse d’expérimentations en laboratoire n’est pas la plus probable, cela montre que le débat n’était pas aussi clos que le texte publié dans Nature Medicine le laissait entendre. Les raisons qui auraient poussé ces chercheurs à durcir leurs conclusions ne sont pas connues, certains messages privés rapportant des pressions venant d' »en haut ». Qu’elle soit sociale, politique ou académique, cette pression aurait concouru à la publication d’un texte sans doute trop radical au regard des éléments disponibles – bien qu’aucun de ses signataires ne se soit depuis dédit.
« Comme souvent dans les épidémies, on ne peut pas extraire cette affaire de son contexte géopolitique », réagit Renaud Piarroux, dont les investigations de terrain narrées dans « Choléra – histoire d’un désastre » (Editions CNRS) ont révélé la responsabilité des Casques bleus dans l’épidémie de choléra en Haïti en 2010. « Un potentiel accident de laboratoire à Wuhan, une contamination d’une rivière en Haïti par les Casques bleus ou l’arrivée d’un bateau chargé de tissus avec des puces et la peste à Marseille en 1720 ne sont pas que des accidents, ce sont aussi des évènements mettant en jeu des intérêts politiques. »
Découvrez les autres épisodes de notre grande enquête scientifique aux origines du Covid-19:
– Episode 1: anatomie du virus, ces éléments étranges qui sèment le doute
– Episode 2: comment le projet DEFUSE a nourri la théorie d’un virus sorti de laboratoire
– Episode 3: animaux sauvages ou salle de Mahjong, où le virus aurait-il pu émerger au marché de Huanan à Wuhan?
– Episode 4: est-il trop tard pour identifier un animal responsable de l’émergence du virus?
Lisez bientôt l’épisode 6: Laboratoire, zoonose ou version chinoise, les trois récits de l’émergence du Covid-19
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