Africa-Press – Cameroun. Il y a quelques années – on ne sait combien, mais avant 2019 – dans des grottes du Yunnan, région sud de la Chine aux frontières du Vietnam, du Laos et de la Birmanie, vivaient des chauves-souris infectées par un coronavirus aujourd’hui encore inconnu. Plus tard, dès décembre 2019, les hôpitaux de Wuhan recevaient les 174 premiers cas de Covid-19 sévère, maladie causée par un nouveau coronavirus descendant de celui des chauves-souris.
Entre les grottes du Yunnan à un moment indéterminé et Wuhan en 2019, le virus a parcouru 1500 km que seule l’intervention humaine peut expliquer. Mais ces humains étaient-ils des trafiquants d’animaux sauvages qui s’avèreront infectés, ou des scientifiques récoltant des échantillons pour les étudier voire les modifier en laboratoire? Les experts sont encore partagés sur le sujet, bien que l’hypothèse du laboratoire prenne de l’ampleur, tandis que le gouvernement chinois propose de son côté un scénario tout à fait différent.
L’émergence par zoonose, le premier réflexe
Le lieu: le marché de Huanan à Wuhan, un lieu fermé de 50.000 m2 où se vendent notamment des animaux vivants.
La source: un animal sauvage encore non identifié qui y aurait été proposé à la vente et qui aurait infecté les humains alentours, servant d’intermédiaire avec la chauve-souris.
Crédits: MARTIN BERTRAND / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP
Plusieurs arguments scientifiques sont en faveur de cette hypothèse. D’abord, l’historique des épidémies précédentes. « L’hypothèse de l’émergence par zoonose (contamination par l’animal, ndlr), c’est le premier réflexe, qui fait référence à l’histoire naturelle des maladies émergentes similaires comme le SARS de 2003, probablement transmis par la civette, et le MERS de 2011 transmis par le chameau », explique Marc Eloit, virologue et ex-directeur du laboratoire « Découverte des Pathogènes » à l’Institut Pasteur. Ensuite, la convergence géographique des cas autour de la zone du marché semble le pointer comme épicentre de l’épidémie, ce que les chercheurs s’attendent à observer si c’est l’endroit où le virus a émergé. La zone du marché ressort en effet de l’analyse localisation des domiciles et lieux de travail de 155 cas de Covid-19 parmi les 174 premiers cas, d’après une publication de 2022 dans la revue Science. Dans ces mêmes travaux, les échantillons positifs au Covid-19 pointent d’ailleurs un recoin de la zone ouest du marché de Huanan où étaient vendus des animaux sauvages.
Mais l’hypothèse de la zoonose a aussi ses failles. Pour commencer, alors que le MERS par exemple réémerge régulièrement à petite échelle dans son réservoir naturel (les chameaux), le Covid-19 n’a jamais fait d’apparition chez aucun animal. D’ailleurs, « on n’a jamais trouvé SARS-CoV-2 chez les animaux autrement que via une contamination par l’Homme. Et ça c’est vraiment très en défaveur de l’hypothèse d’une émergence par zoonose », précise l’épidémiologiste Renaud Piarroux, chef de service à l’hôpital de la Pitié Salpêtrière (AP-HP) et auteur de Sapiens et les microbes – les épidémies d’autrefois (CNRS Editions). Quant à la convergence des cas autour du marché, elle est également compatible avec la contamination par un humain infecté – et pas seulement un animal. « Les données pointent vers un événement de contamination très important au marché de Huanan, mais il est extrêmement difficile de déterminer comment le virus est arrivé sur ce marché », pointe l’épidémiologiste belge Marius Gilbert, qui a siégé au conseil scientifique du pays pendant la crise Covid-19. D’autant que le coin du marché pointé par les échantillons positifs au Covid-19 comprend certes de probables emplacements d’animaux sauvages potentiellement infectés, mais aussi une salle de Mahjong non ventilée et des toilettes, deux lieux de potentielle contamination entre humains.
L’apparition dans le génome viral du site de clivage par la furine, qui a donné au virus son potentiel pandémique et qu’aucun autre virus de la même famille des sarbécovirus ne possède, resterait également inexpliquée, alors que les expériences menées pour en mimer la réémergence n’ont rien donné. Et si cette séquence n’a pas émergé par mutations successives, il faut qu’elle ait été acquise d’un seul tenant par hasard, au gré d’une infection en même temps qu’un autre virus: ce phénomène rare se nomme recombinaison. Mais là non plus aucun organisme donneur potentiel n’est identifié. « La nature dispose de nombreuses tentatives et points de départ. Des milliers d’animaux (et parfois des êtres humains) impliqués dans le commerce d’animaux sauvages sont infectés par des virus, créant ainsi des milliers d’occasions pour un virus d’acquérir les mutations nécessaires pour devenir un virus pandémique », objecte le chercheur pro zoonose Alex Crits-Christophe. C’est effectivement ce qu’il se passe usuellement, mais aucune trace de ces nombreux animaux infectés ni de ces multiples tentatives d’émergence virale n’ont été mises en évidence pour l’instant.
Enfin, un élément en particulier sème le doute: après cinq ans et malgré les importants moyens scientifiques et financiers chinois, aucun animal ni virus précurseur (proche ancêtre) n’a été retrouvé, là où la civette du premier SARS et le chameau du MERS avaient été identifiés en quelques mois.
L’accident de laboratoire, de la manipulation irréfutable au projet DEFUSE
Le lieu: un des laboratoires de l’Institut de Virologie de Wuhan (WIV), situés en zone urbaine
La source: un employé infecté, un déchet mal éliminé, une culture cellulaire mal maîtrisée, des normes de sécurité insuffisantes, etc.
Attention, en sciences une théorie ou un argument « irréfutable » n’est pas une bonne chose: cela signifie qu’il est impossible de prouver qu’il est faux, et il doit donc reposer sur des preuves solides pour faire consensus. Certaines versions des théories selon lesquelles le virus du Covid-19 serait sorti par accident du laboratoire de l’Institut de Virologie de Wuhan (WIV) sont de cette sorte. La théorie de l’accident de laboratoire recouvre plusieurs scénarios envisageables qui toutes aboutissent à la sortie du virus dans Wuhan, puis son transport jusqu’au marché de Huanan par un humain infecté.
Le virus a pu être modifié génétiquement pour donner le SARS-CoV-2 selon les plans du projet de recherche DEFUSE, émis en 2018 mais jamais financé. Dans ce cas la mystérieuse séquence de site de clivage par la furine aurait été insérée artificiellement.
Reste que pour que la théorie de la modification génétique volontaire tienne, qu’elle suive ou non le projet DEFUSE, il faudrait expliquer pourquoi l’insertion du site de clivage par la furine contient l’inhabituelle séquence d’acides aminés PRRAR, au lieu de la plus classique RRAR ou de la variante PRRVR qui augmentait la létalité d’un virus MERS dans des expériences réalisées en 2017. « Le projet DEFUSE proposait justement d’introduire des sites de clivage sub-optimaux, ce qui peut conduire à une séquence non canonique », suggère Etienne Decroly. En outre, pour obtenir le SARS-CoV-2 à la suite de telles manipulations il faut un support de base, c’est-à-dire un virus connu à modifier génétiquement. Ce virus serait précisément celui – ou un des descendants de celui – qui infectait des chauves-souris dans les grottes du Yunnan au début de cette histoire. Si aucun candidat n’est encore identifié, les banques de données virales du WIV contenaient probablement de nombreuses séquences encore non publiées.
S’il ne s’agit pas de manipulation génétique dirigée, d’autres expériences visant à accélérer l’évolution du virus auraient aussi pu être réalisées en laboratoire. « Cela pourrait être un accident lors d’un échantillonnage, d’une culture virale ou encore au cours d’expériences de passages en série sur des souris transgéniques humanisées », c’est-à-dire modifiées pour exprimer des gènes humains ou possédant des tissus humains, suggère le directeur de recherche au CNRS Etienne Decroly, auteur de Expériences en virologie – Bénéfices et risques (Editions Quæ).
Des hypothèses envisageables, mais difficilement démontrables en l’absence d’enquête. Seuls des documents issus du laboratoire de Wuhan et révélant leurs activités et le statut sanitaire de leurs employés en 2019 pourraient éclaircir l’affaire. L’existence même du projet DEFUSE « devrait suffire à justifier une enquête sérieuse de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) au sein des laboratoires concernés, afin d’évaluer la possibilité d’une manipulation d’un virus progéniteur de l’épidémie », tranche Etienne Decroly. Pour lui comme pour des nombreux chercheurs, aucune hypothèse entre la zoonose et la sortie de laboratoire ne peut être formellement écartée.
La responsabilité des Etats-Unis, le scénario chinois
Le lieu: hors de Wuhan, potentiellement aux Etats-Unis
La source: un accident de laboratoire américain et de la nourriture congelée
En Chine, le peu d’éléments qui font consensus chez les scientifiques sont formellement réfutés. Dans son Livre Blanc publié en avril 2025, le gouvernement chinois réfute toute possibilité que Wuhan soit le point de départ naturel du virus, qui y aurait plutôt été amené via des produits congelés. Ils s’appuient sur plusieurs analyses scientifiques à grande échelle, d’où il ne ressortait aucune trace du SARS-CoV-2 avant le mois de décembre 2019 à Wuhan. D’abord, pas trace du virus dans 80.000 échantillons prélevés sur des animaux sauvages, et d’élevage dans tout le pays. Ensuite, aucun regroupement anormal de cas (clusters) sévères n’a été constaté sur 76.000 dossiers médicaux entre octobre et décembre 2019, c’est-à-dire avant le diagnostic des premiers cas officiels de Covid-19. Pas trace non plus d’anticorps contre le virus du Covid-19 dans près de 44.000 dons de sang provenant de plus de 32.000 donneurs réalisées à Wuhan entre le 1er septembre 2019 et début décembre – soit environ la moitié des dons totaux sur cette période. Un résultat surprenant lorsqu’on sait que la grande majorité des cas de Covid-19 sont asymptomatiques ou modérés et que les hôpitaux de Wuhan ont commencé à recevoir des cas graves début décembre 2019. « Quand on est à l’hôpital, c’est qu’on était infecté 15 jours plus tôt et comme on sait qu’il n’y a que 1 à 2% des gens qui finissent avec des pneumopathies sévères, ça veut dire qu’il y avait déjà plus de 100 patients infectés à la mi-décembre », raisonne Etienne Decroly. Deux études suggèrent d’ailleurs un début d’épidémie entre mi-octobre et mi-novembre 2019, dans les revues PLoS One et Science.
Le gouvernement chinois affirme en revanche avoir identifié des cas de Covid-19 dès le 24 septembre 2020 à Qingdao (Province de Shandong), soit à plus de 1000 km au nord-est de Wuhan, quelques jours après avoir manipulé des paquets de nourriture congelée infectés. « (Cela) démontre que le transport dans la chaîne du froid est une voie de transmission du SARS-CoV-2 », conclut le Livre Blanc. Dans un autre paragraphe, le gouvernement chinois relève en longueur des cas de grippe non identifiée rapportés dans plusieurs Etats américains dès le printemps 2019 et conclut non seulement à la circulation du virus dès décembre 2019 aux Etats-Unis, mais à une potentielle origine d’un accident de laboratoire. « Des incidents de laboratoire se sont produits à plusieurs reprises aux États-Unis et la gestion des laboratoires est une source d’inquiétude », est-il écrit dans le Livre Blanc.
Sur le plan scientifique, aucun expert n’accorde de crédibilité aux scénarios du gouvernement chinois, les études ayant montré une très faible transmission du Covid-19 via les surfaces et sur la nourriture congelée.
La responsabilité humaine
« Si on se base sur des faits scientifiques, on n’a la preuve de rien », résume Marc Eloit. Plus de cinq ans après l’émergence du Covid-19, le débat scientifique est donc loin d’être clos. « Beaucoup de données manquent », regrette la virologue Christine Rouzioux, membre de l’Académie de Médecine et co-signataire d’un rapport tirant des leçons pour éviter de futures zoonoses ou accidents de laboratoire. Elle déplore notamment, à l’instar du groupe d’experts SAGO de l’OMS qui a enquêté sur les origines du Covid-19, un manque de transparence de la Chine.
« On aurait pu avancer si on avait su exactement quels sont les animaux qu’ils ont testés, que ce soit sur le marché de Wuhan ou dans les fermes d’élevage, et leurs résultats exacts, avec les lieux et dates de prélèvements, tout cela reste très flou », confirme de son côté Virginie Courtier, directrice de recherche au CNRS et responsable de l’équipe « Évolution et Génétique » à l’Institut Jacques-Monod. Que de nouvelles données décisives soient révélées ou non, l’état de l’enquête actuelle suffit à soulever la responsabilité des activités humaines dans l’émergence d’épidémies. « Transporter des animaux sur une telle distance ne relève pas plus d’un processus naturel lorsqu’il s’agit de commerce d’animaux que d’activités de laboratoire », pointe Marius Gilbert.
Découvrez les autres épisodes de notre grande enquête scientifique aux origines du Covid-19:
– Episode 1: anatomie du virus, ces éléments étranges qui sèment le doute
– Episode 2: comment le projet DEFUSE a nourri la théorie d’un virus sorti de laboratoire
– Episode 3: animaux sauvages ou salle de Mahjong, où le virus aurait-il pu émerger au marché de Huanan à Wuhan?
– Episode 4: est-il trop tard pour identifier un animal responsable de l’émergence du virus?
– Episode 5 : comment « Proximal origins », une des publications les plus influentes de tous les temps, a pesé sur le débat scientifique
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