Anouar CHENNOUFI
Africa-Press – CentrAfricaine. De manière générale, il semble que les changements dans les stratégies occidentales, notamment américaines et françaises, au Sahel ne dissuaderont pas les Africains de se rapprocher de Moscou dans la période à venir, d’autant plus que les nouvelles élites dirigeantes ont pris conscience de l’échec de ces stratégies à trouver des solutions efficaces aux défis auxquels sont confrontés les pays africains, notamment le terrorisme et les crises économiques.
Alors que la voie semble ouverte à l’expansion de l’influence russe et au contrôle du groupe paramilitaire privé russe Wagner dans la région du Sahel, sur fond de spéculations selon lesquelles la scène africaine connaîtra un plus grand déploiement de ses forces si le conflit ukrainien est contenu dans un avenir proche, en particulier avec le déclin de l’influence française et occidentale dans la région, qui réalise que la chute du Niger peut représenter le début de la chute d’autres régimes dans la région, et tomber ensuite dans la sphère de l’influence russe, menaçant les intérêts occidentaux et américains dans la région, ce qui pourrait nous placer face à une nouvelle arène de conflit au Sahel, similaire au conflit russo-occidental/américain en Ukraine.
Comment la Russie exploite-t-elle les crises occidentales au Sahel ?
Sans le moindre doute, la région du Sahel est devenue un théâtre vital que la Russie exploite pour étendre et affirmer son influence en Afrique afin d’équilibrer l’influence occidentale et américaine, confrontées à de nombreux défis clairement exprimés par la vague de coups d’État militaires survenus ces dernières années dans certains pays du Sahel et la montée concomitante d’une nouvelle élite militaire qui s’oppose à la présence occidentale dans leur pays, en particulier la France, soutenue par un mouvement populaire qui rejette fermement son maintien, en échange de l’accueil favorable d’un rôle russe comme alternative à l’Occident, notamment dans le domaine de la lutte contre le terrorisme, qui s’est clairement manifesté dans une série de manifestations populaires dans la plupart des pays de la région ces dernières années.
Dans ce contexte, le discours d’Ibrahim Traoré, président par intérim du Burkina Faso, avant le deuxième sommet Russie-Afrique organisé par la ville russe de Saint-Pétersbourg en juillet 2023, s’est étalé sur ce qui pourrait signifier que Moscou est habile à jouer sur les contradictions internationales et régionales au Sahel, et en exploitant le fossé qui se creuse entre l’Occident et les pays du Sahel, en se présentant comme un allié alternatif à l’Occident, dont l’influence y est clairement en déclin ces derniers temps.
Sur quoi reposent les changements stratégiques dans la région sahélienne
Il faut se rendre à l’évidence que la région du Sahel est confrontée à une longue série de crises accumulées qui ont contribué à accroître la complexité de la scène régionale au cours de plus de dix ans, alors que les pays du Sahel souffrent d’une fragilité continue à tous les niveaux politique, économique, sécuritaire et social, ce qui a conduit davantage de puissances actives internationales et régionales à affluer dans la région pour atteindre « objectifs et intérêts stratégiques » aux dépens des pays africains.
De même, que La région a connu des transformations qualitatives ces dernières années, dont les plus marquantes peuvent être répertoriées comme suit:
1- Le dilemme de la construction d’un État national
La région du Sahel souffre d’une longue histoire d’instabilité politique et de fragilité de la gouvernance dans la plupart de ses pays, malgré sa possession d’énormes richesses et ressources naturelles. Néanmoins, la plupart des pays du Sahel se sont retirés de l’exercice de leurs fonctions, ce qui a conduit à un mécontentement populaire croissant contre les gouvernements en place. L’absence de contrôle sur certaines régions a également conduit à l’émergence de certains acteurs non étatiques, tels que des mouvements rebelles et des groupes armés, qui constituent une menace pour l’unité et la cohésion de ces pays. La poursuite de phases de transition pendant de longues périodes dans certains pays à la suite du déclenchement de coups d’État militaires, constitue une atteinte à la démocratie et à la consolidation du régime militaire, ce qui peut menacer la stabilité de ces pays.
2- La série de coups d’État militaires
Le Sahel africain a connu sept coups d’État militaires, au Mali et au Burkina Faso (deux coups d’État), au Tchad, en Guinée et au Niger (un coup d’État), en plus de quelques tentatives avortées au cours des trois dernières années. Toutefois, avec l’échec du bloc de la CEDEAO à mettre fin à la série de coups d’État, un effet domino est apparu clairement dans la région, menaçant sa stabilité et sa sécurité, renforcé par ce qui s’est passé au Niger après le renversement du régime de l’ancien président nigérien Mohamed Bazoum, où les putschistes ont justifié cette mesure par l’échec du développement économique et social et l’absence de l’autorité de l’État. De facto, la région est devenue un terrain fertile pour le crime organisé, le trafic de drogue et d’armes, en plus des certaines tensions ethniques.
Il faut reconnaître aussi que ces coups d’État se sont accompagnés d’un soutien populaire relativement large, comme en témoignent les manifestations de soutien aux nouveaux chefs militaires, en plus du déclin de la valeur de la démocratie parmi les Africains, d’autant plus qu’elle produit des gouvernements irresponsables et des dirigeants « corrompus », comme il a été souligné dans une étude menée plus tôt par la « Fondation Afro-Barometer » dans laquelle elle indiquait qu’une minorité d’Africains croient que les élections peuvent produire des dirigeants responsables.
3- Un nouveau centre du terrorisme
A vrai dire, la région du Sahel est l’une des régions d’Afrique (et du monde) se trouvant confrontée à des défis sécuritaires croissants, non seulement en raison d’une série de coups d’État et de l’escalade de l’activité des organisations terroristes, mais aussi à d’autres facteurs et, malgré la multiplication des missions de l’ONU dans certains pays du Sahel, la région souffre toujours d’insécurité, compte tenu de l’incapacité de la plupart de ses gouvernements à assurer la sécurité face à l’escalade des groupes armés et à la multiplicité des organisations terroristes.
La majorité des attaques qui ont été perpétrées dans la région sont liées à l’organisation Daech au Grand Sahara et au Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (JNIM). Les régions les plus touchées par le terrorisme sont le centre-nord du Burkina Faso, le centre-nord du Mali et l’ouest du Niger. Près des deux tiers des régions des pays du Mali, du Niger et du Burkina Faso ont été victimes de violentes attaques terroristes, sachant que le nombre de décès liés à ces attaques dans la région a décuplé entre 2007 et 2022, dépassant les 22 000 personnes, soit 35 % du total des victimes dans le monde.
Il est possible que le terrorisme se développe dans certains pays du Sahel, en particulier dans le golfe de Guinée et ses environs régionaux, comme le Togo, le Sénégal, la Côte d’Ivoire et le Bénin, à la lumière des conditions favorables à l’expansion du terrorisme..
4- Croissance des vagues de rébellion dans les périphéries
Elles sont le résultat naturel d’une scène sécuritaire turbulente dans la région au cours des dernières années, et avec le nombre croissant d’opérations terroristes qui s’y déroule, cela a conduit à l’expansion de l’influence des mouvements rebelles, et des organisations terroristes sur une vaste étendue géographique, avec l’absence des autorités sécuritaires en plus d’une faible capacité de confrontation.
Au Mali, des rapports indiquent que l’organisation Daech pourrait annoncer la création d’un nouvel émirat dans la région de Ménaka, au nord-est du pays, à la frontière avec le Burkina Faso et le Niger, ce qui pourrait signifier une expansion de l’influence de cette organisation dans les pays voisins du Mali, alors que les troubles sécuritaires au Niger et au Mali ont conduit certains groupes touaregs à menacer de mener une nouvelle rébellion contre les gouvernements des deux pays, notamment après que les autorités sécuritaires et militaires de ces deux pays furent accusées d’être impliquées dans leurs attaques, ce qui constitue une pression et une menace sécuritaire qui pèse lourdement sur les nouveaux militaires à Niamey et à Bamako, et menace l’unité des deux pays, compte tenu de la détérioration de la situation sécuritaire dans ces pays.
5- Détérioration des conditions humanitaires
La région est confrontée à des défis humanitaires énormes et sans précédent, en raison de taux de pauvreté élevés, d’autant plus qu’elle compte parmi les pays les plus pauvres du monde. Les conflits armés, associés au changement climatique, à l’insécurité alimentaire et à l’instabilité politique, ont fait de la crise du Sahel l’une des crises qui connaissent la croissance la plus rapide au monde.
En 2022, des rapports internationaux ont documenté le besoin d’assistance et de protection pour plus de 34,6 millions d’habitants du Sahel, soit une augmentation d’environ 6 millions de personnes par rapport à l’année 2021. En outre, la région du Sahel a été clairement touchée par les répercussions de la guerre russo-ukrainienne qui se poursuit encore, et qui a exacerbé l’insécurité alimentaire dans la région, en particulier à la lumière de la dépendance croissante des pays africains à l’égard de l’Occident pour obtenir la majeure partie de leur nourriture, notamment le blé.
6- Nombreuses critiques envers le bloc de la CEDEAO
La CEDEAO fait l’objet de nombreuses accusations aux niveaux officiel et populaire selon lesquelles l’organisation serait soumise à l’influence française et occidentale, et qu’elle œuvrerait contre les peuples de la région, à la lumière de son alignement et de ses ententes avec Paris vers un certain nombre de pays de la région qui ont été témoins de coups d’État militaires, comme le Mali et le Burkina Faso, qui ont vu l’imposition de sanctions politiques et économiques aux nouvelles autorités militaires des deux pays.
Même si la CEDEAO semble plus stricte à l’égard du Niger suite au récent coup d’État, elle continue de menacer et de se mobiliser pour mener une opération militaire dans le but de restaurer l’ordre constitutionnel dans le pays, surtout après que les sanctions régionales ne sont devenues ni dissuasives ni suffisantes pour faire échouer les coups d’État, à la lumière de la disponibilité du soutien de certains partenaires internationaux comme la Russie, malgré ses souffrances dues à sa guerre en Europe de l’Est. Les désaccords entre les États membres de la CEDEAO laissent présager des répercussions négatives sur l’unité et la cohésion du bloc régional. Ce qui menace sa désintégration si l’affrontement entre les deux parties s’intensifie.
7- Le déclin de l’influence française au Sahel
Cette influence s’est effritée jusqu’à sa disparition à la lumière des tensions dans les relations françaises avec les nouvelles élites militaires au pouvoir dans un certain nombre de pays de la région, comme le Mali, le Burkina Faso, la Guinée, le Niger et Le Centrafrique, qui s’est traduite par le retrait des forces françaises du Mali en août 2022 et leur redéploiement, ainsi que du Niger, vers la fin de 2023.
Cela reflète l’exacerbation du dilemme de l’influence française au Sahel, qui menace ses intérêts vitaux dans la région, en échange d’une concurrence internationale et régionale à son égard et de l’émergence de nouveaux alliés devenus plus proches des nouvelles élites sahéliennes et une alternative à l’Occident, comme la Russie, cela laisse présager une intensification de la compétition géopolitique russo-occidentale/française/américaine dans le futur, ce qui constitue une double menace pour la sécurité et la stabilité de la région, qui est naturellement en jeu.
Confirmation de l’expansion russe dans le Sahel
Malgré le conflit qui fait rage en Ukraine depuis février 2022, la Russie n’a pas renoncé à ses ambitions stratégiques en Afrique, mais a plutôt redoublé d’attention sur la région du Sahel pour devenir sa porte d’entrée pour renforcer son influence en Afrique profonde et un point d’appui pour faire face à l’influence occidentale sur le continent, et d’exporter les crises vers l’Europe et ses adversaires stratégiques. À cette fin, il utilise certains outils qui semblent avoir récemment réussi à atteindre les objectifs de Moscou sur le continent, notamment le groupe paramilitaire privé russe Wagner, dont les bureaux sont répartis dans plus de 22 pays africains et dont les forces sont actuellement présentes dans 10 pays africains, qui devraient augmenter dans un avenir proche.
La politique russe en Afrique en général et au Sahel en particulier repose sur un certain nombre de facteurs qui renforcent son influence et facilitent le processus de sa pénétration sur le continent brun. Moscou adopte une rhétorique s’opposant à ce qu’elle appelle le regain de l’impérialisme occidental en Afrique et au fait qu’elle cherche à libérer les pays africains de son hégémonie, en profitant de son bilan d’absence de périodes coloniales en Afrique, contrairement à l’Occident. Il semble plutôt vouloir raviver le rôle soviétique à l’égard de l’Afrique au siècle dernier, ce qui renforce son degré d’acceptation parmi l’opinion publique africaine, d’autant plus qu’il s’inscrit dans la lignée du sentiment antioccidental croissant représenté par l’escalade de la vague de rejet populaire des puissances occidentales traditionnelles dans un certain nombre de pays du Sahel ces dernières années.
La Russie apporte également un soutien politique fort à ses alliés dans la région du Sahel, tant sur le plan interne en soutenant les régimes au pouvoir contre l’opposition et les mouvements rebelles, qu’à l’extérieur en défendant ses enjeux dans les forums internationaux, notamment au Conseil de sécurité de l’ONU, comme en Afrique centrale, au Mali, Soudan et Burkina Faso.
Cela encourage les pays de la région à considérer Moscou comme un allié alternatif à l’Occident, d’autant plus qu’il n’adopte pas de conditionnalité politique et économique dans ses relations avec l’Afrique, comme c’est le cas avec les puissances occidentales, notamment la France et les États-Unis d’Amérique.
Le facteur sécurité apparaît comme l’une des approches les plus importantes de la politique russe au Sahel, dans un contexte de troubles sur la scène sécuritaire régionale, dus aux menaces sécuritaires croissantes et à l’escalade de l’activité des organisations terroristes, en particulier Daech et Al -Qaïda. Dans ce contexte sécuritaire régional complexe, Moscou trouve un marché promotionnel important pour les industries d’armement russes, d’autant plus qu’elle est le plus grand fournisseur d’armes en Afrique avec environ 38 % de ses exportations totales d’armes, et dans le cadre des efforts russes visant à élargir ses relations avec les Africains, Moscou a signé plus de 30 accords de coopération militaire avec des pays africains depuis 2017, contre environ sept accords entre 2010 et 2017, en plus de ses efforts pour obtenir un accord russe pour l’implantation d’une base militaire dans le port soudanais de Port Soudan.
Il importe de noter que les forces paramilitaires de Wagner soutiennent également les objectifs géopolitiques de Moscou au Sahel et sur le continent, car elles sont considérées comme l’un des outils les plus influents que le Kremlin ait adoptés en Afrique subsaharienne, d’autant plus qu’elles ont pu y créer davantage d’influence, et représentent un canal important par lequel Moscou peut étendre son influence et faire progresser ses intérêts, surtout que son influence s’étend désormais le long de la région orientale du Sahel, depuis la Libye au nord, en passant par le Darfour occidental jusqu’en Centrafrique au sud, et s’étend profondément au Mali et au Burkina Faso.
D’après les spécialistes des affaires africaines, Wagner adopte une stratégie multilatérale sur le théâtre africain:
• Sur le plan politique, le rôle de Wagner dans le soutien de ses alliés africains tels que le Centrafrique, le Mali, le Burkina Faso et l’ancien régime d’Omar al-Bashir au Soudan est évident en recourant à davantage de campagnes médiatiques qui, selon l’Occident, trompent les Africains, en plus de l’ingérence dans les élections présidentielles au nom des dirigeants fidèles à Moscou et en faisant face aux manifestations de l’opposition politique dans certains pays africains partenaires de la Russie.
• Sur le plan économique, Wagner a commencé à constituer un réseau de ses filiales opérant dans des secteurs vitaux comme l’énergie, les mines et l’énergie nucléaire.
• Sur le plan militaire, Wagner fournit ses services militaires à certains gouvernements du Sahel pour lutter contre le terrorisme et affronter les mouvements rebelles armés, comme c’est le cas dans les pays de Centrafrique, du Mali et de Burkina Faso, en plus de la Libye et du Soudan, qui représente une percée dans la sphère d’influence française dans la région, qui est en déclin significatif au cours de la période récente.
A rappeler que les forces Wagner sont stationnées en Centrafrique et sont principalement impliquées dans la lutte contre les organisations terroristes, en plus d’assurer la sécurité du président Faustin Touadera. Plus de 1 000 militaires sont également déployés dans le nord du Mali suite à la signature d’un accord avec le Conseil militaire de transition malien dirigé par Assimi Goïita en septembre 2022, dans le but de faire face à l’escalade des activités terroristes dans le pays. Depuis plus de deux ans, Bamako reçoit une certaine aide militaire russe, notamment des avions, des hélicoptères de combat et des systèmes radar mobiles, sans oublier que Wagner a également proposé son aide et son soutien au Burkina Faso suite au deuxième coup d’État de septembre 2022.
Principal objectif de Moscou
En s’appuyant principalement sur Wagner, Moscou vise à étendre son influence sur un large périmètre géographique pour cibler les pays riches en ressources et richesses minières, et à obtenir les droits et privilèges du secteur minier dans les pays africains, ce qui facilite ainsi sa mainmise sur le secteur et les mines d’or et de diamants, et ouvre également la voie aux entreprises russes pour s’engager dans des zones vitales des pays africains tout en assurant la sécurité pour y protéger leurs intérêts.
Cela contribue à atténuer la sévérité des sanctions occidentales qui ont affecté l’économie russe, en plus de l’isolement international imposé à Moscou. Outre son contrôle de la principale route migratoire vers l’Europe à travers le Sahel et l’Afrique du Nord, elle peut négocier avec l’Occident sur des dossiers enchevêtrés entre les deux parties dans d’autres régions stratégiques comme l’Europe de l’Est.
Ainsi, la politique de Moscou se cristallise à travers Wagner en comblant le vide politique et sécuritaire laissé par la France et ses partenaires européens dans la région du Sahel, et en bloquant à nouveau la voie à son retour, ce qui pourrait intensifier la concurrence internationale dans le contexte d’objectifs et d’intérêts contradictoires des acteurs actifs dans ce pays..
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