Afrique : « Comment inciter les investisseurs à avoir confiance »

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Afrique : « Comment inciter les investisseurs à avoir confiance »
Afrique : « Comment inciter les investisseurs à avoir confiance »

Africa-Press – CentrAfricaine. Pour mieux financer les projets du continent, la Banque africaine de développement a décidé d’innover. Les explications de Hassatou Diop N’Sele, sa vice-présidente chargée des finances.

Assiste-t-on à un tournant dans l’histoire économique et financière de l’Afrique ? Une chose est sûre : à Charm el-Cheikh, en Égypte, à ses assemblées annuelles 2023 autour du thème « Mobiliser les financements du secteur privé en faveur du climat et de la croissance verte en Afrique », la Banque africaine de développement semble vouloir changer de ton et mieux adapter ses outils pour conjuguer de manière efficiente croissance économique et croissance verte, « résister aux chocs financiers et construire des économies résilientes au changement climatique ». Les personnalités et experts de tout premier plan qui sont intervenus ont mis l’accent sur la nécessité d’être plus concret, plus réaliste et plus méthodique. Kevin Chika Urama, chef économiste et vice-président de la BAD en charge de la Gouvernance économique et du Management de la connaissance, a fustigé « les mégawatts de paroles qui ne se transforment pas en mégawatts d’actions ». Moussa Faki Mahamat, président de la Commission de l’Union africaine, a pointé du doigt la nécessité d’évaluer les différentes décisions prises dans les sempiternelles réunions de toutes sortes. « Servez-nous des actes, gardez-nous de vos promesses. » Le président Akinwumi Adesina s’est désolé du fait que « l’Afrique ne reçoit que 3 % du financement climatique mondial, dont 14 % proviennent du secteur privé, ce qui est le taux le plus bas au monde ». Ce à quoi le président égyptien, Abdel Fattah Al-Sissi, a rétorqué qu’il était nécessaire de trouver des « solutions créatives » face aux 144 milliards de dollars par an dont l’Afrique a besoin pour faire face aux répercussions de la pandémie de Covid-19, aux 108 milliards de dollars pour financer des projets d’adaptation et moderniser les infrastructures, et enfin aux 200 milliards de dollars pour atteindre les objectifs de développement durable.

Vice-présidente chargée des finances du groupe de la Banque africaine de développement, Hassatou Diop N’Sele a étendu avec succès les activités de la BAD sur les marchés internationaux de capitaux et fait entrer l’institution panafricaine sur ceux des obligations vertes mais aussi sociales. Comment appréhende-t-elle la nouvelle complexité africaine, économique, écologique et financière, sur fond de tensions géopolitiques et géoéconomiques. Éléments de réponses.

Dans le contexte actuel où l’Afrique travaille à reprendre son destin en main, comment la BAD accompagne-t-elle les pays qui veulent augmenter leur base d’imposition ?

Hassatou Diop N’Sele : Face à un contexte marqué par une aide publique au développement en décélération et à la multiplicité des défis que le continent doit relever, il est essentiel qu’une attention particulière soit apportée à la mobilisation des ressources intérieures par les pays africains. Le Groupe de la Banque africaine de développement, dans sa stratégie mise en place pour la gouvernance en Afrique, lui accorde une place prépondérante pour assurer l’efficacité du secteur public.

Comme vous le savez, la mobilisation des ressources intérieures couvre toutes les sources potentielles de recettes internes, notamment la fiscalité, les recettes non fiscales, l’approfondissement du marché des capitaux et l’offre de services financiers plus inclusifs pour mobiliser l’épargne et endiguer les flux financiers illicites. La Banque fait la promotion des politiques de réforme qui visent la diversification de l’économie en vue d’élargir l’assiette fiscale et œuvre également à promouvoir des politiques fiscales efficientes et efficaces en appuyant les activités de renforcement de capacité des administrations chargées de collecter et de contrôler les ressources publiques internes.

Concrètement, nos activités couvrent, notamment, la numérisation de l’administration fiscale, l’optimisation des incitations et des exonérations fiscales, l’élaboration de politiques, de réglementations et d’instruments pour soutenir une mobilisation accrue de l’épargne intérieure et débloquer cette épargne pour l’investissement. Nos actions s’attaquent également à la corruption et au détournement des fonds par le moyen de la numérisation en réduisant le contact direct entre le contribuable et le collecteur de fonds publics. En 2022, par exemple, nous avons approuvé 16 projets pour un montant total d’environ 1 milliard de dollars. Ces projets – il est important de le signaler – comportaient un volet sur la mobilisation des ressources internes et l’élargissement de l’assiette fiscale.

Au Tchad, nous avons approuvé une opération qui renforcera la résilience économique grâce à la diversification économique et à l’amélioration de la transparence du secteur extractif. Cela va permettre d’augmenter la part des revenus non pétroliers de 7,5 % du produit intérieur brut en 2021 à 9,55 % du PIB d’ici à 2026. À Djibouti également, nous avons financé un projet qui permettra d’augmenter l’audit externe des comptes publics de seulement 30 %, actuellement, à 80 % à l’achèvement du projet en 2025.

La question de la disponibilité des ressources est clairement posée en raison des répercussions des conséquences du Covid-19 et de la guerre russo-ukrainienne. Quels arguments peuvent encore faire mouche auprès des bailleurs internationaux ?

C’est un fait, la perception excessive du risque associé à l’Afrique rend la mobilisation de ressources pour le continent encore plus difficile. Nous avons mis en place des instruments de mitigation des risques pour inciter les investisseurs à avoir confiance dans le continent. Ces instruments incluent notamment les garanties et les prêts syndiqués A/B, un instrument qui permet à nos partenaires de bénéficier du statut de créancier privilégié de la Banque, ce qui est un facteur essentiel dans l’atténuation du risque-pays en cette période de volatilité. Nous constatons d’ailleurs un plus grand intérêt pour ce type de financement depuis le début de la pandémie.

En outre, nos accords classiques de cofinancement permettent à nos bailleurs de bénéficier de notre expérience et de nos procédures rodées en matière d’évaluation et de suivi de projet. À titre d’exemple, dans le cadre de notre partenariat avec le Japon, nous avons déroulé ensemble la 5e phase du programme d’assistance renforcée pour le secteur privé en Afrique (Enhanced Private Sector Assistance, Epsa) pour un montant de cofinancement de 4 milliards de dollars pour la période 2023-2025. Cinq domaines prioritaires clés ont été identifiés pour la mise en œuvre de l’Epsa 5, à savoir : l’énergie, les transports, la santé, la connectivité, l’agriculture et la nutrition.

Parallèlement, nous innovons également et avons su attirer des investisseurs qui n’avaient jamais auparavant investi sur le continent grâce à une opération de titrisation synthétique d’une partie de notre portefeuille de prêts au secteur privé. Cette expérience leur a permis d’avoir une meilleure appréciation, plus juste, du risque africain, de le considérer d’un nouvel œil et de libérer potentiellement des ressources additionnelles à investir sur le continent. Je rappelle quand même cette fameuse étude de Moody’s Analytics qui a démontré que le taux de défaut des projets d’infrastructure était plus bas en Afrique, comparé à l’Amérique du Nord ou du Sud, l’Europe ou l’Asie.

L’Afrique doit ajouter aux défis du développement ceux de la lutte contre le changement climatique. À quoi ressemble le cahier des charges de la Banque dans les projets et plans qu’elle soutient ?

L’Afrique est le continent le plus vulnérable aux effets néfastes du changement climatique et reçoit la plus faible part du financement climatique au niveau mondial. Selon le rapport publié par la Banque africaine de développement sur les perspectives économiques en Afrique en 2022, l’Afrique n’a reçu entre 2016 et 2019 que 18 milliards de dollars en moyenne par an sous forme de financement climatique (environ 3 % du financement climatique mondial). Dans l’édition 2023 du même rapport, il est noté que « seul un tiers environ des financements privés mobilisés par les Banques multilatérales de développement (BMD) et les institutions financières de développement (IFD) ont ciblé l’action climatique sur le continent sur la période 2018-2020 ». Par ailleurs, le continent est également aux prises avec des besoins élevés, un faible accès au financement pour les infrastructures tandis que près de 600 millions de personnes demeurent sans accès à l’électricité. Il est à noter que près de 600 milliards de dollars seront nécessaires jusqu’en 2030 pour combler le déficit de financement pour l’adaptation climatique alors que les coûts du changement climatique continuent d’augmenter.

Dans le nouveau cadre stratégique du Groupe de la Banque sur le changement climatique et la croissance verte adopté en 2021, l’institution s’est fixé comme objectif, notamment, d’aider l’Afrique à augmenter son financement pour le climat des 3 % actuels à 10 % d’ici à 2030. Nous continuerons également à mobiliser davantage de financements à travers le secteur privé pour les projets d’adaptation et d’atténuation. Nous veillons également à ce que les projets soient alignés sur les accords de Paris – c’est-à-dire des projets à faible émission de carbone et résilients au changement climatique.

Nous nous sommes d’ailleurs engagés à allouer 40 % de nos investissements annuels au financement climatique et à assurer la parité entre l’adaptation et l’atténuation. Depuis 2018, le Groupe de la Banque a engagé plus de fonds pour l’adaptation que pour l’atténuation, devenant ainsi la première banque multilatérale de développement à atteindre et dépasser la parité. Cet effort a été soutenu et renforcé avec 67 % des financements climatiques du Groupe de la Banque alloués à l’adaptation en 2021. L’initiative Desert to Power est ainsi dirigée par le Groupe de la Banque dans le but d’exploiter le potentiel solaire des pays du Sahel grâce au développement de 10 GW de capacité de production solaire. L’objectif est de fournir de l’électricité à près de 250 millions de personnes dans 11 pays du Sahel à travers des solutions réseau et hors réseau.

À travers le Programme africain d’accélération de l’adaptation, un partenariat du Groupe de la Banque avec le Centre mondial sur l’adaptation, nous avons renforcé l’adaptation et la résilience au changement climatique dans la conception de nouveaux investissements d’une valeur de plus de 1,6 milliard de dollars. Le soutien de 6,5 milliards de dollars de la Banque à l’initiative de la Grande Muraille verte quant à elle accélérera la mise en œuvre du programme à l’échelle du continent. C’est sans doute la plus grande initiative de développement durable en Afrique. Celle-ci vise à reboiser le Sahel qui est déjà affecté par de multiples défis de vulnérabilité climatique, de désertification, de perte de biodiversité et d’insécurité alimentaire.

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Pour l’Afrique, l’heure est à la mise en œuvre de politiques permettant la constitution de chaînes de valeur locale susceptibles de créer les emplois dont les jeunes Africains ont de plus en plus besoin. Comment les financements de la BAD peuvent-ils aider à nourrir des écosystèmes vertueux ?

De la conception à la production en passant par le marketing, la distribution et les services d’assistance, jusqu’au consommateur au bout de la chaîne – et au-delà de l’économie circulaire –, nous pensons que l’approche de développement de la chaîne de valeur offre plus d’opportunités de création d’emplois et de meilleure qualité à tous les niveaux d’activité de l’entreprise. Le Groupe de la Banque africaine de développement, par le biais de sa stratégie Emplois pour les jeunes en Afrique, aide les pays africains à investir dans le développement de la chaîne de valeur comme un moyen de maximiser l’impact de nos opérations et de nos initiatives spéciales sur l’emploi.

Notre programme Enable Youth, par exemple, est conçu pour autonomiser les jeunes à chaque étape de la chaîne de valeur agro-industrielle en tant qu’« agripreneurs ». En offrant des compétences, des technologies et des approches de financement nouvelles aux jeunes, le programme leur permet de créer des entreprises agroalimentaires viables et rentables. Au total, 14 pays sont concernés pour un investissement de 467 millions de dollars. Selon nos estimations, ces projets ont touché 25 000 jeunes et devraient créer environ 80 000 emplois directs.

En plus des chaînes de valeur traditionnelles, telle l’agriculture, nous investissons également dans des chaînes de valeur adaptées aux jeunes afin de maximiser la création d’emplois pour la jeunesse. Je citerai par exemple notre investissement de 170 millions de dollars qui a aidé le gouvernement nigérian à mobiliser 618 millions de dollars pour créer des emplois décents dans l’économie numérique du Nigeria et les chaînes de valeur du secteur créatif.

Nous avons également des programmes phares qui ciblent spécifiquement les jeunes dans des chaînes de valeur spécifiques. Par exemple, le programme Youth Adapt du Groupe de la Banque dans les chaînes de valeur de l’économie verte. Avec un don de 100 000 dollars américains du Youth Adapt Challenge Fund, la Kényane Carolyne Mukuhi Mwangi, 31 ans, a pu adapter ses semis de plantes et sa pépinière en démarrage et attirer la nouvelle clientèle qui s’est mise au jardinage pour se nourrir lors du confinement pendant la pandémie de Covid-19.

Quel apport attendre du Fonds africain de développement dans la mise à l’échelle des sources énergétiques du continent dans le respect des contraintes de la transition imposée par le changement climatique ?

Le potentiel de développement des énergies renouvelables sur le continent est immense. De ce fait, nous continuerons à soutenir l’accès de l’Afrique à une énergie abordable, efficace, résiliente et durable. Grâce à la 16e reconstitution de ses ressources qui s’est conclue avec succès à la fin de l’année dernière, le Fonds africain de développement interviendra dans l’assistance technique en amont, dans les projets d’énergie renouvelable à grande échelle et le stockage de batteries, dans les projets d’accès à l’énergie sur et hors réseau et dans les investissements critiques dans le transport et les interconnexions régionales.

La baisse du coût des technologies d’énergie renouvelable offre une opportunité pour le continent à la lumière de l’énorme potentiel en ressources d’énergie renouvelable. Nous avons soutenu des projets de production d’énergie renouvelable à grande échelle, par exemple le projet de réseau Yeleen de 52 MW au Burkina Faso, le projet hydroélectrique de Nachtigal de 420 MW au Cameroun, et un projet éolien de 310 MW au Kenya. Les interconnexions nationales et régionales seront essentielles pour évacuer une plus grande part de la production d’énergie renouvelable. Nous avons jusqu’à présent soutenu le renforcement et l’extension du réseau avec la construction de plus de 7 700 kilomètres de lignes de transmission, dont 3 700 kilomètres d’interconnexions régionales, et 72 000 kilomètres supplémentaires de lignes de distribution.À LIRE AUSSI Afrique : « Comment financer les infrastructures de manière durable ? »

Qu’attendre des fonds fiduciaires dans ce contexte ?

Malgré le contexte économique et financier actuel, les donateurs ont maintenu leur soutien aux pays du continent. La reconstitution record des ressources du 16e cycle du FAD, tenue le 6 décembre dernier, en est l’illustration la plus claire. À cette reconstitution, il convient d’ajouter les contributions de 316 millions de dollars effectuées en 2021 par ces donateurs à d’autres véhicules fiduciaires du Groupe de la Banque africaine de développement, y compris à travers des instruments innovants. Ceci est la preuve que les fonds fiduciaires sont et demeureront un instrument important pour le soutien des pays bénéficiaires. Ces fonds viennent directement en complément des ressources du groupe pour accompagner les pays bénéficiaires sur des sujets cruciaux actuels, tels que la résilience aux changements climatiques ou encore la sécurité alimentaire.

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