Des robots experts dans la conception de nouveaux matériaux

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Des robots experts dans la conception de nouveaux matériaux
Des robots experts dans la conception de nouveaux matériaux

Africa-Press – CentrAfricaine. Dans un coin de la salle, un bras articulé collecte, pèse et mélange un ensemble d’ingrédients parmi 200 substances chimiques disponibles, comme du carbonate de lithium et des oxydes métalliques contenant du cuivre, du fer, du nickel ou du manganèse. Une ligne robotisée achemine ces mixtures dans des fours où la température, le temps de chauffe et l’injection de gaz sont contrôlés par ordinateur. Une troisième machine récupère ensuite les produits de réaction qu’elle réduit en poudre et analyse avec un faisceau de rayons X. Si ceux-ci se sont évaporés, forment une bouillie ou ne sont pas conformes aux prédictions, un nouveau cycle est automatiquement enclenché. Le dispositif ajuste la recette et établit de lui-même un autre protocole de synthèse, autant qu’il le faudra et sans interruption jusqu’à obtenir le solide cristallin attendu !

Présenté il y a un an à la communauté scientifique, l’A-Lab du Laboratoire national Lawrence-Berkeley, qui dépend du département de l’Énergie des États-Unis, est le premier laboratoire entièrement automatisé à utiliser des composés inorganiques solides pour fabriquer de nouveaux matériaux, afin d’accroître l’autonomie et la sécurité des batteries au lithium notamment.

Grâce à des IA analysant de gigantesques bases de données et apprenant de leurs propres erreurs, il a ainsi pu tester une centaine d’échantillons par jour et générer 41 matériaux jusqu’ici inconnus. Le tout en un peu plus de deux semaines, alors que la mise au point d’un seul spécimen aurait nécessité des mois de travail à un ingénieur ! Ces matériaux avaient été théorisés eux-mêmes par une autre IA: le logiciel Gnome (Graph networks for materials exploration) de l’entreprise américaine Google DeepMind. Il avait d’abord prédit 2,2 millions de structures cristallines possibles, avant d’en sélectionner 380.000 pour leur stabilité et retenir les plus prometteuses.

Ce type d’approche pourrait révolutionner dans les années à venir la manière de concevoir des matériaux. Elle est expérimentée actuellement un peu partout dans le monde dans des installations de pointe: aux États-Unis, au Canada, en Allemagne, en Suisse ou encore au Japon – et depuis quelques années en France, où a été créé notamment le Programme et équipement prioritaire de recherche Diadem (Dispositif intégré pour l’accélération du déploiement de matériaux émergents) en 2021.

« Les techniques d’IA devraient permettre d’accélérer considérablement la découverte de matériaux pour une variété d’applications comme les panneaux solaires, les polymères biosourcés ou la production d’hydrogène « , s’émerveille Mario Maglione, chercheur à l’Institut de chimie de la matière condensée de Bordeaux (ICMCB), qui codirige Diadem. « Les financements étatiques et privés affluent « , se réjouit Marco Saitta, directeur du groupement de recherche Intelligence artificielle en sciences des matériaux fondé en 2022 par le CNRS. « Dans notre communauté, tout le monde se rend compte que l’IA joue un rôle de plus en plus important, observe le physicien. Il est devenu inimaginable, aujourd’hui, de lancer un projet de recherche sans intégrer ces techniques.  »

Rattraper le retard de la France

Financé à hauteur de 85 millions d’euros par le plan gouvernemental France 2030, le programme Diadem entend accélérer « la conception et l’arrivée sur le marché de matériaux plus performants et durables  » grâce à l’IA et rattraper en la matière « le retard de la France « , précise son codirecteur Mario Maglione.

Piloté par le CNRS et le CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives), il développe un réseau de plateformes sur tout le territoire. Avec pour ambition de combiner, de façon intégrée, des bases de données, des infrastructures d’IA et des installations robotiques permettant de modéliser, caractériser et synthétiser à haut débit des matériaux innovants. « Ces équipements seront pleinement opérationnels en septembre 2025 « , annonce Mario Maglione. Ils seront accessibles à 4000 chercheurs grâce à une trentaine de projets. Parmi les objectifs visés: des composés plus efficaces pour piéger les polluants atmosphériques, accélérer une variété de réactions chimiques ou protéger les métaux de la corrosion.

Le rôle clé des progrès de l’IA en biologie moléculaire

Les succès spectaculaires de l’IA en biochimie moléculaire ont joué un rôle clé. Ils ont montré, dès le début des années 2000, que des algorithmes d’apprentissage automatique pouvaient prédire de plus en plus fidèlement la structure tridimensionnelle de myriades de protéines à partir de séquences d’acides aminés. « Ces résultats ont suscité un fort enthousiasme et des espoirs similaires à l’égard d’un domaine voisin: la chimie inorganique, et plus généralement les sciences des matériaux « , relève Mathieu Galtier, informaticien qui a travaillé pendant plus de dix ans pour la recherche biomédicale avant de cofonder au printemps 2024 Entalpic, une start-up développant des outils d’IA pour l’industrie chimique.

Pionniers en la matière, les États-Unis avaient lancé ainsi dès 2011 le Materials Genome Initiative, ambitieux programme de recherche fédéral visant à réduire le temps et le coût de fabrication de matériaux utilisés dans des secteurs stratégiques comme les semi-conducteurs. L’IA devait faciliter l’identification de matériaux innovants et – par analogie avec le génome des organismes – leur « fiche d’identité »: les atomes qu’ils contiennent, la manière dont ceux-ci sont organisés, les procédés de fabrication et de mise en forme au regard des fonctionnalités visées, etc. « Tous ces paramètres et étapes engendrent toutefois une immense complexité, signale Mario Maglione. Et c’est sans doute pour cette raison que l’IA ne commencera à être utilisée en sciences des matériaux qu’une dizaine d’années après le domaine biomédical.  »

Les promesses n’en sont pas moins vertigineuses. Pour en prendre la mesure, il faut rappeler à quel point l’élaboration d’un matériau constitue un travail long, ingrat et fastidieux. Tout débute parfois par l’intuition d’un chercheur ou une découverte hasardeuse. Mais les scientifiques partent le plus souvent de systèmes existants qu’ils améliorent par petites touches, en substituant un atome par un autre ou en modifiant les proportions.

Chaque candidat fera alors l’objet de modélisations complexes fondées sur la physique quantique et nécessitant des supercalculateurs. « Elles permettent de simuler les interactions entre atomes, leurs agencements et la stabilité thermodynamique du composé, précise Marco Saitta. Et prédire ensuite un ensemble de propriétés, optiques ou magnétiques par exemple, conférant au matériau la fonctionnalité recherchée.  » Celui-ci sera alors synthétisé, mis en forme et analysé par une batterie d’instruments. Mais il faudra souvent revenir à la case départ, tâtonner et ajuster de nombreux paramètres pour obtenir un résultat probant.

L’IA pourrait accélérer cinq fois le rythme des découvertes

Les algorithmes d’apprentissage procèdent aussi par essais et erreurs. Mais de manière extrêmement rapide, non biaisée et systématique. On peut demander à une IA, par exemple, de tester dans un alliage de cuivre, de fer, de titane et d’aluminium toutes les combinaisons possibles – de 0 à 100 % pour chacun des atomes. Ou éprouver toute une famille d’éléments comme les terres rares ou les alcalino-terreux.

« Il faudra certes générer d’abord des bases de données spécifiques, afin que les algorithmes apprennent les lois régissant la structure et la stabilité d’une classe de matériaux « , indique Marco Saitta. Mais ils pourront ensuite les extrapoler et se passer de l’étape très longue du calcul quantique pour prédire l’architecture d’un nombre faramineux de substances. Il en va de même pour les propriétés fonctionnelles, établies sur d’autres jeux de données. « Ce qui est remarquable c’est que différents types d’algorithmes pourront fonctionner en tandem, souligne Mathieu Galtier. Les modèles prédictifs serviront en quelque sorte de lampes torches, d’oracles, à des modèles dits génératifs programmés pour suggérer et sélectionner des structures selon certains critères, comme la capacité à activer une réaction chimique par exemple.  » Ils exploreront ainsi, de façon autonome et itérative, de gigantesques espaces de configurations.

En juillet 2024, une IA de Microsoft a identifié de cette manière un nouvel électrolyte solide qui permettrait aux batteries électriques de consommer 70 % en moins de lithium – élément dont le coût financier et environnemental est considérable. Ses algorithmes ont criblé pour cela 32 millions de composés potentiels avant de les réduire – en seulement 80 heures – à 500.000, puis 800, puis 150, puis 23… et proposer finalement un assemblage de lithium, de sodium, d’yttrium et de chlore.

Ce prototype, qui fait actuellement l’objet d’une série de tests, « pourrait ne pas fonctionner à large échelle « , prévient Microsoft. Car les propriétés d’un matériau, aussi exceptionnelles soient-elles, ne garantissent pas une exploitation industrielle. Quantité de facteurs doivent être pris en compte, comme les conditions de fabrication, la compétitivité, la rareté (ou criticité) des matières premières ou la compatibilité avec d’autres substances utilisées dans la technologie ciblée. « Les matériaux conçus par Google DeepMind et l’A-Lab présentent ainsi différents types de problèmes que les spécialistes des batteries au lithium ont immédiatement relevés « , explique Mario Maglione.

L’expérience et le regard critique des chercheurs demeurent ainsi essentiels: un peu comme un radiologue utilisant un tas de machines et d’images mais qui pose lui-même le diagnostic final ! Il n’en demeure pas moins qu’une IA, en explorant un nombre incommensurable de possibilités, pourra indiquer aux scientifiques « des pistes et zones de composition restreintes qu’ils n’auraient pas trouvées spontanément, comme des relations non évidentes entre des structures atomiques et des propriétés d’intérêt « , pose Mathieu Galtier.

Finalement, l’IA pourrait accélérer « jusqu’à cinq fois le rythme des découvertes « , estime Mario Maglione, et condenser ainsi en cinq ans ce qui en aurait nécessité vingt-cinq par les méthodes habituelles. « Un espoir majeur, insiste l’expert. Car au regard des transitions actuelles, notamment énergétiques et environnementales, nous savons que nous n’avons pas des décennies devant nous. « .

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