Africa-Press – CentrAfricaine. Sciences et Avenir: Pendant des décennies, la protection du littoral a reposé sur des infrastructures rigides — digues, brise-lames, enrochements — qui s’avèrent coûteuses et souvent néfastes pour les écosystèmes côtiers. Aujourd’hui, les solutions fondées sur la nature gagnent du terrain: comment repenser l’architecture littorale de manière à coexister avec le vivant face à la montée des eaux?
Jacques Rougerie: Je crois qu’il faut partir d’un point de vue ancestral, puisque nous oublions, en Europe, qu’il y a des peuples de la mer, des peuples des estuaires, qui vivent sur l’eau et qui se sont adaptés aux exigences de la mer. Ces peuples ont su s’adapter à ces zones de biodiversité très fortes, de nurserie, que sont les mangroves, mais en même temps, ils l’avaient compris, très propices au changement. Parce que la mer est changeante, cela fait des siècles que la mer monte et descend, mais pas avec la même rapidité. À l’époque, cela variait sur des générations et des générations. Les peuples ancestraux, par exemple les Bajau aux Philippines vivent en autarcie complète avec le monde de la mer. Sur l’eau, sur pilotis, ils savaient s’adapter aux changements. De même, les Moken en Birmanie, ce peuple nomade marin, suivait les migrations des animaux marins pour les pêcher. Ces peuples de pêcheurs trouvaient des solutions qui ne s’opposaient pas à la mer. Car on ne lutte pas avec la mer, c’est impossible. Alors que dans les années 1960, les Japonais construisaient déjà de grandes structures sur le littoral japonais, dans nos pays européens, nous construisions des digues. À l’époque, nous étions convaincus que c’était la solution. Il n’y avait pas cette culture des écosystèmes.
À l’heure actuelle, près de 50% de la population mondiale vit près des côtes. Au début du siècle dernier, moins de 20% de la population mondiale vivait le long des côtes. Il n’y avait pas cette pression. Puis le monde industriel est apparu. Il nous a apporté du bien-être, mais il a fait une erreur fondamentale, il n’avait pas compris ce que Léonard de Vinci avait compris. Léonard de Vinci, 500 ans plus tôt avait compris qu’il fallait bâtir le futur sur le biomimétisme, le génie de la nature. Car la nature s’est adaptée à ces changements climatiques, qui ont toujours existé. C’est ce qui a bâti tout mon parcours.
Il y a un peu plus de 50 ans, très peu de gens partaient à la mer. C’était un luxe réservé aux bourgeois. Aujourd’hui, de plus en plus, nous sommes fascinés par la mer. La mer, qui engloutit à travers Victor Hugo tant de marins et tant d’équipages, continue à nous fasciner. Aujourd’hui, nous sommes près de 7 milliards d’individus sur Terre. Demain, en 2050, nous serons 11 milliards. 70% à 75% de la population devrait vivre le long des côtes, la somme de toute la population actuelle planétaire. C’est une folie totale. Nous devons absolument repenser les cadres de vie littoraux. Il ne faut pas laisser l’anxiété prendre le dessus. Il faut croire au génie humain. Il faut des ingénieurs, des architectes, des biologistes, des écologues, des philosophes, des politiques, des actions fortes à l’ONU et de la technologie, et nous en sommes capables, pour accélérer cette compréhension, et pour trouver des solutions au plus près des populations locales.
« Léonard de Vinci disait à ses élèves: ‘Allez prendre vos leçons dans la nature, c’est là qu’est notre futur' »
Comment vos projets étaient-ils accueillis dans les années 70? Le regard sur vos idées a-t-il évolué avec la prise de conscience écologique et climatique?
Léonard de Vinci disait à ses élèves: « Allez prendre vos leçons dans la nature, c’est là qu’est notre futur ». En me basant sur son œuvre, j’ai pris les leçons de la nature. Lorsque j’ai réalisé ma première maison sous-marine, on me prenait pour un rêveur. Dans les années 1970, tout le monde riait quand je disais que j’étais un « mérien ». Les scientifiques à l’époque n’étaient pas très enclins à ces maisons sous-marines. Avec toute une équipe pluridisciplinaire, j’ai construit trois maisons sous-marines en France dans les années 1980, et progressivement, j’ai eu l’idée de créer un petit centre de recherche privé, le centre d’architecture de la mer et de l’espace, le CAME, en 1974. J’y ai rassemblé des architectes, des biologistes, des sociologues, des philosophes, des économistes, pour commencer à bâtir tout cela. Parallèlement, d’autres personnes ont commencé à travailler sur le sujet. Quand j’en parlais au monde politique et industriel, il y avait un petit sourire et on me disait « Jacques, tu rêves, tout ça ne se réalisera pas ». Puis les jeunes de l’époque ont pris des postes de responsabilité et il y a eu la COP21. Tout cela n’existait pas à l’époque. Nous avons donc lancé avec naïveté cette fondation il y a maintenant 15 ans. Tout le monde me regardait de travers à l’Institut de France. Même l’Académie des sciences se demandait pourquoi les architectes s’intéressaient à ces sujets, persuadés qu’il ne s’agissait que de science. Nous étions très en avance. Bien heureusement, la Commission Intergouvernementale des Océans de l’Unesco a été encline à nous suivre. Et puis très vite ça a pris une ampleur incroyable.
Fondation. Créée en 2009 par Jacques Rougerie, la Fondation Jacques Rougerie – Académie des beaux-arts à l’Institut de France, placée sous la présidence d’honneur du Prince Albert II de Monaco est une fondation française qui encourage au niveau international l’innovation architecturale liée aux mondes littoral, de la mer et de l’espace. Elle accompagne, à travers son Concours international annuel, une jeune génération engagée pour imaginer des architectures résilientes, durables et inspirées du vivant.
Après toutes ces expériences de maisons sous-marines depuis 40 ans maintenant, il y a encore un scepticisme de la part de certains scientifiques, qui pensent que nous n’avons pas besoin d’envoyer l’humain sous la mer ou dans l’espace. Et pourtant, c’est fondamental pour faire évoluer l’Humanité. Si nous n’y croyons pas, nous n’y arriverons pas.
Aujourd’hui, nous ne pouvons plus construire de maisons sous-marines en France, parce qu’il y a un vide juridique. C’est-à-dire qu’à l’époque, il n’y avait pas encore de réglementation sur les maisons sous-marines. Mais cela ne veut pas dire que c’est définitif, peut-être que nous arriverons à la changer.
Vous avez participé à de nombreuses expériences d’habitats sous-marins de moyenne et longue durée. Que nous apprennent-elles sur la vie humaine en immersion prolongée?
La vie dans un habitat sous la mer a peu de rapports avec la plongée sous-marine. C’est comme si vous compariez un aviateur et un astronaute. Il y a autant de différences. C’est extraordinaire d’être plongeur. Vous entrez dans un monde nouveau, qui vous émerveille, vous êtes suspendu en trois dimensions sous l’eau, vous volez comme un oiseau. Votre imaginaire et votre perception des sens sont complètement différents que sur Terre. Vous rêvez, les perceptions ne sont pas les mêmes et puis vous sentez cette fluidité, ce côté sensoriel, sensuel même. Quand vous avez la chance de vivre dans ce milieu extrême, dans une maison sous-marine, le temps n’est plus le même. Vous réalisez un rêve d’enfance. Vous êtes déconnecté du réel.
A quoi pourrait ressembler la cité marine du futur?
Les cités sous-marines du futur seront flottantes. Elles tiendront compte de tous les écosystèmes, comme ces peuples de la mer qui vivent déjà en autarcie et sont très liés à l’élément aquatique. Elles seront à l’échelle humaine, construites avec de nouveaux matériaux, conçues notamment grâce à l’intelligence artificielle, des systèmes articulés, bioniques et bioinspirés.
Des nouvelles de SeaOrbiter, ce « vaisseau d’exploration des océans » et laboratoire scientifique flottant?
À l’UNOC, nous avons fait un pas de géant: le Président de la République a donné son accord pour qu’il y ait cette collaboration franco-chinoise afin d’offrir au monde cette station dérivante sous la mer. Cela fait sept ans que nous préparons cette collaboration, c’est une très grande réussite pour Seaorbiter. Les Chinois sont très engagés dans l’exploration sous-marine. Ils sont dans la protection des océans beaucoup plus enclins qu’on ne l’imagine. Ils veulent créer un réseau pour les océans pour comprendre les mécanismes océaniques, savoir comment développer cette économie bleue tout en ne sacrifiant pas la biodiversité. Pour cela, il faut comprendre les écosystèmes marins, comprendre les conséquences des changements climatiques sur les courants océaniques, sur la salinité, etc. Ce qui est incroyable, c’est que certains chercheurs ne comprennent pas cette nécessité. Et c’est pour cette raison que SeaOrbiter n’a pas pu être réalisé jusqu’ici. Il fallait qu’à l’époque, les chercheurs acceptent le projet.
Dans les prochains mois, nous allons consolider cet accord et finaliser le financement pour lancer le chantier définitif. Nous pensons qu’au plus tard dans trois ans, nous pourrons démarrer le chantier. Ensuite, il y aura deux ans de chantier, c’est-à-dire qu’en 2030 SeaOrbiter devrait être opérationnel. Cela ne veut pas dire que cela va se faire définitivement, mais avec l’appui du Président de la République, nous avons beaucoup plus de chances qu’avant.
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