Africa-Press – CentrAfricaine. À l’origine de 7,7 millions de décès en 2019, les infections bactériennes constituent la deuxième cause de mortalité dans le monde – juste derrière les troubles cardiaques. Mais avant l’apparition des antibiotiques, elles étaient probablement la principale cause de mortalité de notre espèce. Et pourtant, les bactéries comptent aussi parmi nos plus grandes alliées, de la fermentation utilisée depuis la préhistoire pour fabriquer bière, vin ou fromages jusqu’aux nombreux produits pharmaceutiques qu’elles permettent désormais de produire : insuline, anticancéreux, hormones de croissance, antibiotiques…
La microbiologie a en effet appris à apprivoiser quelques espèces de ces organismes unicellulaires pour les molécules d’intérêt thérapeutique qu’elles produisent. Mais à voir l’augmentation significative des publications scientifiques en ce sens ces derniers mois, cette domestication est peut-être en passe de franchir un cap : administrer non plus des molécules produites en culture, mais des bactéries entières, modifiées pour en faire des “médicaments vivants”.
Une nanomachine sécrétant des nanocorps dans l’intestin
“Ces bactéries modifiées ont du potentiel, car elles pourraient être utilisées pour mieux cibler le traitement et éviter ainsi des effets indésirables. Certaines équipes sont même parvenues à générer des réponses immunitaires contre des tumeurs (lire l’encadré ci-dessous), s’enthousiasme Cammie Lesser, microbiologiste à l’Université Harvard (États-Unis). Sans compter les avantages économiques potentiels : ces bactéries peuvent produire directement dans le corps un médicament ou un anticorps, réduisant ainsi les coûts de fabrication. ”
L’équipe de la chercheuse a pour sa part mis en pratique cette stratégie pour tenter de contrer la réaction auto-immune à l’origine de la rectocolite, une maladie inflammatoire chronique de l’intestin. La bactérie Escherichia coli a ainsi été modifiée pour produire des nano-corps, soit des fragments d’anticorps à domaine unique, ciblant avec une précision d’orfèvre un motif antigénique simple. Les bactéries ont de plus été équipées d’un système de sécrétion provenant d’une autre espèce, Shigella flexneri, pour obtenir une véritable nanomachine en forme d’aiguille qui sécrète les nanocorps dans l’environnement cellulaire, à l’intérieur des intestins. En l’occurrence, ce sont des nanocorps ciblant le facteur de nécrose tumorale alpha (TNF) qui ont été choisis.
Bloquer cette protéine est en effet une approche reconnue contre des maladies auto-immunes, notamment la rectocolite. L’étude des chercheurs de Harvard, publiée en avril, montre que traiter des souris atteintes de rectocolite avec ces bactéries productrices d’anticorps était aussi efficace que le traitement standard d’anticorps monoclonaux. “Notre but est maintenant de trouver une façon pour que ces bactéries ne puissent survivre que dans le système digestif et pas ailleurs, et qu’elles s’activent uniquement lorsqu’il y a inflammation, indique Cammie Lesser. Mais il y a encore beaucoup de chemin à faire. ”
Le rôle protecteur du microbiote cutané contre les mélanomes
En étudiant un type de bactérie qui vit sur la peau saine de chaque être humain, Staphylococcus epidermidis, des chercheurs de l’Université Stanford (États-Unis) ont peut-être trouvé une puissante stratégie anticancer. Cette bactérie induit en effet naturellement une réponse immunitaire adaptative importante, déclenchant la production de lymphocytes T et autres cellules de défense. L’équipe a ainsi exploité cette capacité en modifiant génétiquement Staphylococcus epidermidis pour qu’elle exprime des antigènes spécifiques des mélanomes, des cancers graves de la peau.
L’étude publiée dans Science montre que, lorsque ces micro-organismes modifiés colonisent la peau de souris, ils déclenchent la production de lymphocytes T qui reconnaissent et attaquent spécifiquement les cellules des mélanomes. “Cela semblait presque magique, s’est enthousiasmé Michael Fischbach, professeur agrégé de bio-ingénierie qui a dirigé ces travaux. Ces souris avaient des tumeurs très agressives qui se développaient sur leur flanc, et nous leur avons donné un traitement non invasif, consistant juste à frotter un tampon de bactéries modifiées sur leur tête. Voir ces tumeurs disparaître – en particulier sur un site éloigné de l’endroit où nous avons appliqué la bactérie – était très surprenant. ” Un essai qui doit être désormais transformé chez l’humain.
Les utiliser contre les infections bactériennes résistantes
Outre les maladies auto-immunes, ces bactéries médicaments pourraient être utilisées plus simplement contre les infections bactériennes. Soigner le mal par le mal. C’est ce qu’a montré l’Institut de science et technologie de Barcelone (Espagne) en modifiant une bactérie normalement pathogène pour qu’elle ne s’attaque plus à l’humain, mais à d’autres bactéries pathogènes. En effet, la minuscule Mycoplasma pneumoniae est, en principe, à l’origine de pneumonies chez l’humain. Mais en ajoutant quatre gènes à son génome, les chercheurs lui ont donné la capacité de produire des toxines mortelles pour les Pseudomonas aeruginosa, une autre espèce bactérienne qui s’avère aujourd’hui résistante à un grand nombre d’antibiotiques.
Ces Pseudomonas sont particulièrement dangereuses pour les patients en réanimation qui ont besoin d’une assistance respiratoire. Elles forment des biofilms bactériens difficiles à nettoyer sur les sondes d’intubation endotrachéale que l’on insère dans les voies respiratoires, causant des pneumonies chez un patient en réanimation sur quatre environ. D’où l’intérêt de ces travaux présentés dans Nature Biotechnology en janvier, montrant que les Mycoplasma pneumoniae modifiées parvenaient effectivement à dissoudre les biofilms de Pseudomonas, ou encore à doubler le taux de survie de souris infectées par cette bactérie, sans aucune toxicité pour les poumons des rongeurs traités.
Si le potentiel semble indéniable, ces bactéries modifiées présentent tout de même des risques qu’il faudra éliminer avant de les utiliser chez l’humain. “Nous devons être sûrs de pouvoir nous en débarrasser quand leur travail est fini et qu’elles ne se propagent pas dans l’environnement “, prévient Cammie Lesser. Une solution pourrait être de rendre ces bactéries dépendantes à une molécule adjuvante, facile à éliminer, et sans laquelle elles ne parviendraient pas à survivre, ni dans le corps humain, ni dans l’environnement.
Une autre approche serait de les rendre incapables de se reproduire. Pour ce faire, Cheemeng Tan, chercheur en génie biomédical à l’université de Californie à Davis (États-Unis), a créé des bactéries “cyborgs”. “Nous voulions transformer les bactéries en micromachines, pour qu’elles ne puissent pas se répliquer de façon autonome, tout en conservant leurs autres fonctions”, explique Cheemeng Tan.
Leur petite taille leur permet de s’introduire presque partout
Avec son équipe, le chercheur a trouvé une façon d’empêcher la réplication des bactéries en injectant un gel fait de polymères dans leur membrane. Ce gel crée une sorte de cytosquelette qui, non seulement entoure la bactérie et l’empêche de se diviser mais, en plus, la protège. Grâce à cette barrière renforcée, ces bactéries cyborgs résistent à des concentrations normalement létales de peroxyde d’hydrogène ou à des pH en principe trop élevés pour les E. coli non modifiées.
“Quand on y pense, les bactéries sont des microdispositifs assez fascinants, s’enthousiasme Cheemeng Tan. Elles ont tant de fonctions élégantes : elles produisent des protéines et des métabolites sur demande, elles se déplacent vers des cibles… Elles ne font qu’un micromètre, et peuvent donc s’introduire presque partout.” Bien sûr, ces bactéries cyborgs peuvent aussi être modifiées génétiquement. Les chercheurs l’ont testé en y ajoutant le gène codant pour la protéine invasine, provenant de la bactérie Yersinia pseudotuberculosis. L’invasine permet à ces bactéries d’adhérer à des cellules et d’y pénétrer. Grâce à ce gène, les bactéries cyborgs ont pu envahir des cellules cancéreuses in vitro, montrant qu’elles pourraient être utilisées pour attaquer des tumeurs de l’intérieur. Par exemple, en produisant du stress oxydatif pour les tuer, tandis que les bactéries cyborgs, elles, résisteraient grâce à la protection de leurs cytosquelettes renforcés et pourraient ainsi poursuivre leur mission sur d’autres cellules cancéreuses.
“Nous travaillons sur des moyens de les utiliser comme traitements thérapeutiques, en combinant par exemple plusieurs espèces pathogènes différentes, ainsi que différents matériaux, ajoute Cheemeng Tan. Le but est de créer de nouvelles fonctions, comme des interrupteurs pour activer ou inactiver ces micromachines et ainsi les contrôler non pas avec des gènes, mais plutôt avec des matériaux. ” Cependant, il reste encore des questions de sécurité à résoudre avant de pouvoir utiliser ces bactéries cyborgs pour des traitements.
“Nous devons analyser leurs interactions avec les cellules immunitaires. Il faudra donc encore au moins cinq ou dix ans avant de pouvoir les tester chez des humains “, reconnaît le chercheur. Modifier les bactéries génétiquement ou en les fusionnant avec des matériaux – ou les deux – devrait visiblement avoir un grand potentiel thérapeutique dans un futur proche.
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