Africa-Press – Congo Brazzaville. La surveillance des maladies virales saisonnières via les eaux usées est un outil de détection révélé au grand public par la pandémie de Covid-19, une longue séquence tragique qui a renforcé la légitimité de ce qu’il faut à présent considérer comme un nouvel outil de surveillance épidémiologique. Grâce à ces eaux issues de nos toilettes, appelées eaux vannes, scrutées quotidiennement, il a été possible d’observer la progression des variants du Covid-19 au sein de la population bien avant l’apparition de variants du coronavirus, et bien avant l’éruption de symptômes chez les habitants de quartiers et/ou de villes entières. Cette surveillance a rendu des résultats bien plus précoces et plus pertinents que l’agrégation des données issues des tests de dépistage. Elle permettait de contourner un angle mort, celui des malades asymptomatiques. Les eaux usées ont donc permis de suivre les tendances et anticiper l’incidence de la maladie dans les communautés.
L’outil, pourtant, n’est pas nouveau. Il a permis dans le passé de pister d’autres pathogènes responsables de la fièvre typhoïde, de la polyomélite. Des molécules de drogues illicites, comme l’ecstasy, la cocaïne, les amphétamines, le cannabis et les tendances addictives ont été également et régulièrement surveillées dans 128 grandes villes européennes par l’Agence de l’Union européenne sur les drogues (EUDA). En France, en sus de la surveillance des maladies respiratoires, le réseau SUM’EAU systématise depuis 2023 la surveillance de maladies telles que la rougeole, la grippe saisonnière ou la bronchiolite dans les eaux de stations d’épuration de France métropolitaine.
Il y a pourtant un revers de la médaille. La surveillance des eaux usées peut aussi servir des usages qui contreviennent aux libertés individuelles. Le dernier exemple en date est américain: un jeune chercheur canadien dénonçait ce risque d’usage répressif dans une lettre à la prestigieuse revue scientifique américaine Science en septembre 2025. Patrick M. D’Aoust, docteur en génie de l’environnement, s’est penché sur le texte juridique du projet de loi texan TX SB1976 qui se propose de retrouver dans les eaux usées une liste de molécules pharmaceutiques, dont des médicaments abortifs, ou des hormones utilisées par les personnes transgenres: il s’agit de la mifépristone, utilisé pour les interruptions médicamenteuses de grossesse, l’éthinylestradiol, un contraceptif oral, la prégnanediol, un métabolite de la progestérone, présent dans les urines de femmes enceintes, et enfin la testostérone, liée aux hormonothérapies de transition.
L’auteur du projet de loi, le sénateur républicain Bryan Hughes, dit vouloir « »réglementer la qualité des eaux usées » et « assurer la sécurité publique et la protection de l’environnement ». Guidé par son expérience dans la surveillance épidémiologique des eaux usées, Patrick M. D’Aoust fait une tout autre lecture du texte, très alarmante. Ce texte législatif, qui n’a finalement pas été adopté par le Texas, est révélateur du climat liberticide en santé reproductive, pour les femmes et les personnes transgenres. La surveillance des eaux usées est un outil extraordinaire de santé publique mais doit être selon lui, initiée dans un cadre éthique, dans le réel intérêt de la santé publique.
Sciences et Avenir: pourriez-vous vous présenter pour nos lecteurs?
Patrick M. D’Aoust: J’ai une double casquette: celle de chercheur, de post-doctorant spécialisé dans la surveillance et le traitement des eaux usées à Polytechnique Montréal. Et je travaille par ailleurs en tant qu’ingénieur junior pour la municipalité d’Ottawa dans la gestion des dépotoirs municipaux et plus particulièrement sur les lixiviats, ces liquides issus de la dégradation des déchets solides, un autre type d’eau usée requérant un traitement avant d’être rejetée dans la nature. J’ai participé aux analyses quotidiennes des eaux-vannes dès le début de la pandémie de Covid-19, avec l’une des toutes premières équipes au Canada à le faire. J’étais à la fin de mon doctorat. Après le suivi du Covid-19, nous avons enchaîné sur la détection de l’influenza (la grippe) et le virus respiratoire syncytial (provoquant entre autres des bronchiolites chez les nourrissons, ndlr), la tuberculose dans les eaux usées.
« C’est un projet de loi qui n’a pas de raison d’être d’un point de vue de santé publique »
Dans votre lettre d’alerte, vous expliquez que le projet de loi sénatorial 1976 (TX SB1976) au Texas projette d’imposer des tests de routine des eaux usées pour détecter spécifiquement certains produits pharmaceutiques et leurs métabolites, des contraceptifs, des molécules liés à l’interruption de grossesse ou à la transition de genre. Vous précisez que des quantités de l’ordre du nanogramme par litre sont chimiquement stables et donc détectables dans les eaux usées. Ce qui permettra au gouvernement de tirer des conclusions sur l’utilisation de ces médicaments. Le projet de loi offrirait un cadre légal pour une ingérence excessive dans la vie des femmes et les personnes transgenres. Comment ce texte de loi a-t-il attiré votre attention?
Le Texas tentait de lancer un projet de suivi de certains métabolites urinaires de produits pharmaceutiques dans les eaux usées. J’ai lu le projet de loi qui s’érige en outil de surveillance environnementale. Contrôler les produits pharmaceutiques ou chimiques qui pourraient se diffuser dans les eaux de surface, il n’y a rien à redire.
Depuis sept ans que je travaille sur la question, nous nous sommes toujours obligés à faire une étude éthique préalable avant de nous lancer nous-mêmes dans la recherche des maladies infectieuses dans les eaux usées. En pleine pandémie de Covid-19, nous prenions chaque jour un échantillon composite, c’est-à-dire qu’il combinait les différents prélèvements pris pendant 24 heures. A Ottawa, un seul de ces échantillons représentait 990.000 personnes. Pour un groupe si large, l’aspect éthique ne se pose pas. Mais dans le cas du projet de loi texan, les substances visées renvoient à des choix de vie, à des interventions médicales et concernent certaines catégories de personnes, les femmes et les personnes changeant de genre. Mon réflexe est alors de m’interroger: la surveillance de ce type de molécules améliorera-t-elle la santé publique au Texas? La réponse est non. C’est un projet de loi qui n’a pas de raison d’être d’un point de vue de santé publique, ni d’un point de vue scientifique.
Contrôler des produits pharmaceutiques ou chimiques qui pourraient échapper au traitement d’une station d’épuration et se diffuser dans les cours d’eau, vous le dites vous-même: il n’y a rien à redire…
Il faut comprendre le contexte nord-américain. Aux Etats-Unis, sur les 20 à 30 dernières années, du fait d’une forte pression humaine sur les cours d’eau, bien plus forte qu’au Canada, la législation environnementale sur les eaux usées est plus stricte. La plupart des usines de traitement américaines dans les grands centres urbains, a une capacité de traitement tertiaire, c’est-à-dire qu’elles recourent presque systématiquement à des procédés chimiques et mécaniques pour retirer l’azote, le phosphore, l’ammoniaque, par exemple, de ces eaux et donc une bonne quantité des produits pharmaceutiques. Tous ces effluents d’eaux traités subissent un traitement tertiaire, avant leur restitution dans les eaux de surface. C’est vrai pour les grands centres urbains. Un peu moins pour les régions moins peuplées.
« Un projet de surveillance non éthique »
Et au Texas?
Au Texas aussi, dans les zones très urbanisées, le risque que certains composés pharmaceutiques et leurs métabolites s’immiscent dans les eaux de surface est très faible. Ce qui m’a interpellé, c’est que cette proposition de loi examine à la fois ce qui entre et ce qui sort de la station d’épuration. S’il s’agissait de préserver les eaux de surface, alors, en tant qu’ingénieur, je regarderais à l’effluent, à la sortie de l’usine de traitement, ce qui part vers la nature. Le projet de loi texan veut, lui, examiner ce qui entre dans l’usine de traitement et de plus, vu la nature des molécules qui sont scrutées, que va-t-on en faire d’un point de vue de l’intérêt de la santé publique? Quelle est l’intervention de santé publique que l’on peut opérer une fois muni de ces informations? Je me suis dit qu’il y avait « anguille sous roche », que ce n’était pas uniquement un système de surveillance environnementale mais aussi une façon de scruter ce qui arrivait à l’usine de traitement, donc probablement un projet de surveillance non éthique.
Comment relie-t-on des traces de médicaments trouvées dans les eaux usées et un secteur de la ville, voire les individus qui les ont consommés? Cela semble inconcevable.
C’est très facile ! Techniquement, il s’agit de remonter vers la provenance de la trace de molécules ou du virus trouvés dans l’eau. On circonscrit progressivement une zone géographique, on remonte vers la source d’un signal dans un périmètre de plus en plus resserré: des échantillonneurs automatiques effectuent des prélèvements depuis la station de pompage, permettent cette remontée à la source du signal jusqu’à des quartiers, puis à quelques rues, et enfin à une seule. A chaque jonction, on procède à deux ou trois échantillons pour savoir depuis quelle direction arrive le signal.
Il existe de nombreux outils à la disposition des municipalités pour localiser les égouts sanitaires, pluviaux, et connaître la direction de leur débit d’eau. Munis de toutes ces informations, il est possible de déterminer les meilleurs emplacements pour placer des échantillonneurs automatiques pour les prélèvements d’eau. J’avais la charge de la conception de tels outils pour une surveillance des eaux usées sur le terrain pour la municipalité d’Ottawa. Lors de la pandémie de Covid-19, il nous était possible d’identifier clairement avec cette technique les quartiers de la ville où pointaient pour la première fois les variants alpha, delta. Nous ne pouvions publier ces données pour des raisons éthiques parce qu’elles auraient provoqué des réactions d’évitement des quartiers concernés. Mais il était possible de voir émerger les variants !
Dans le cas de composés pharmaceutiques comme la mifépristone, la source du signal est beaucoup plus éphémère dans les eaux usées. Retrouver le domicile d’une personne d’où est émis ce signal sera très difficile. Mais si c’est une clinique, là où les avortements se concentrent, la remontée vers un signal pouvant s’étaler sur deux ou trois jours est beaucoup plus facile. Mais il ne faut pas se le cacher, cette surveillance coûte très cher. Le projet texan requérait plus de 40 millions de dollars américains par an.
« C’est vraiment une manière de mettre la pression sur les femmes au Texas »
Savez-vous où en est le projet de loi TX SB1976 aujourd’hui?
Oui, et c’est une bonne nouvelle: il n’a pas obtenu suffisamment de soutiens pour passer au vote, il a donc été abandonné. Mais ce n’est pas lié à un manque de volonté politique et idéologique, mais à des considérations pécuniaires. C’est ma lecture personnelle. Le projet de loi représentait 48 millions de dollars américains à débourser lors de la première année. Ce sont des coûts qui auraient nécessairement augmenté d’année en année.
Ce projet de loi n’était pas le seul à avoir été proposé au Texas, il y en a un autre, de même nature, intitulé Texas HB3734 et lui aussi est mort-né. Il visait la mifépristone et les estrogènes, cette fois-ci dans l’eau potable et non dans les eaux usées. Je pense que dans le cas d’eaux destinées à la consommation humaine, on peut justifier le projet pour des considérations de santé publique.
Le politicien à l’origine du projet de surveillance des eaux usées est également l’auteur du projet du Texas Heartbeat Act (ou SB8), une loi adoptée dès 2021 interdisant l’avortement dès la détection d’une activité cardiaque embryonnaire ou fœtale. Mais aussi, qui permet à de simples particuliers de poursuivre en justice une femme ayant procédé à un avortement mais aussi toute personne qui l’aurait aidée. C’est une loi très agressive vis-à-vis des femmes au Texas ! Et enfin, j’allais oublier: une nouvelle loi vient d’entrer en vigueur, la Texas HB7, qui interdit la fabrication, la distribution, l’envoi, la prescription et la fourniture de médicaments abortifs.
Ces projets de loi, portés par des Républicains, c’est vraiment une manière de mettre la pression sur les femmes au Texas, ils amènent un climat de peur, chez les femmes, chez les jeunes femmes de 16-17 ans qui commencent à prendre la pilule. Aujourd’hui, la pilule et le stérilet sont autorisés. Demain, ce n’est pas impossible que cela devienne illégal aussi ! Quant au projet de loi TX SB1976, je suis convaincu qu’il sera à nouveau proposé sous une version révisée.
« On ouvre la porte à d’autres types de surveillance »
Avez-vous d’autres exemples de surveillance discutable sur le plan éthique?
Oui, c’était un article scientifique faisant état de la possibilité d’un suivi de composés de molécules illégales dans les eaux usées. L’accent était mis sur trois substances: la cocaïne, l’héroïne et la méthamphétamine. Mais il s’agissait de collecter et d’exploiter ces données pour le compte des forces de l’ordre, pour comprendre l’organisation du trafic de drogues, en complément des enquêtes et des opérations de surveillance policières.
Visiblement, les auteurs contournaient la question éthique et de santé publique, et n’avaient pas soumis préalablement leur projet de recherche au comité d’éthique de la recherche de leur université (ou CER, qui émet un avis éthique consultatif sur des protocoles de recherche impliquant la vie privée ou la santé de personnes, ndlr). Des données de façon agrégées, sur de larges zones géographiques, comme une ville dans son ensemble ou au niveau d’une station de traitement ne posent pas de problème. Mais s’il s’agit de 100 personnes, 25 personnes, c’est problématique. Je comprends, on veut attraper les criminels, mais à quel prix? Une fois qu’on met en place des projets comme celui-ci, on ouvre la porte à d’autres types de surveillance.
Pourrait-on qualifier de non-éthique la surveillance des drogues dans les eaux usées qu’effectuent des Etats européens depuis 2011?
Dans certains contextes, ce suivi de molécules illicites entre dans une pratique éthique, quand il a pour finalité de protéger des populations souffrant d’addictions. Quand l’objectif final, par exemple éviter ou réduire les transmissions de maladies infectieuses dans une communauté vulnérable, s’inscrit dans des considérations de santé publique. Au Canada aussi, le gouvernement fédéral effectue ce suivi de molécules dites illégales dans les eaux usées, de métabolites de cocaïne, de MDMA, d’héroïne, de fentanyl, etc. Promenez-vous dans les centres-villes en Amérique du Nord, au Canada, dans la capitale canadienne, les opioïdes, les addictions au fentanyl sont malheureusement partout, c’est très commun.
Alors imaginez, un organisme de santé publique veut s’attaquer au problème des opioïdes, il peut évaluer ces consommations en allant examiner les eaux usées de 10.000, 20.000, 40.000 personnes transitant par les stations de pompage. Il arriverait à localiser le secteur de la ville où les consommations se concentrent et déciderait de mettre plus de ressources pour éviter l’échange de seringues, prévoir des sites de consommation supervisées (l’équivalent canadien de nos salles de consommation à moindre risque, ndlr). C’est clairement un exemple qui contraste avec la situation texane. Mais j’aimerais ajouter que tout ce qui se passe au Texas n’est probablement pas fait que par malice, mais aussi par ignorance. Une très profonde ignorance.





