Cancers Précoces: EnquêTe sur une Mystérieuse Augmentation

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Cancers Précoces: EnquêTe sur une Mystérieuse Augmentation
Cancers Précoces: EnquêTe sur une Mystérieuse Augmentation

Africa-Press – Congo Brazzaville. « J’ai accepté de l’intégrer à mon quotidien, un peu comme une maladie chronique ». Hélène ne s’attendait pas à vivre sa deuxième récidive de cancer colorectal à 45 ans. Cinq ans auparavant, son médecin généraliste lui prescrit une coloscopie à la suite de troubles digestifs. Il n’est pas inquiet, Hélène est « trop jeune pour avoir un cancer « . Moins d’un mois plus tard, on lui annonce qu’elle est atteinte d’un cancer du côlon. Hélène est pourtant loin d’être un cas isolé.

En 2023, une étude internationale publiée dans le British Medical Journal Oncology fait grand bruit: en s’appuyant sur des données mondiales, des chercheurs observent une hausse de 79,1 % du nombre de cas de cancers diagnostiqués chez les adultes de moins de 50 ans, entre 1990 et 2019. Cette croissance touche une douzaine de localisations, avec des taux particulièrement marqués pour les cancers colorectaux, du pancréas, de l’estomac et, chez les femmes, du sein.

Les cancers « précoces » (early-onset cancer, en anglais) désignent des cancers survenant chez des adultes de moins de 50 ans, une tranche d’âge considérée comme jeune par rapport à l’âge moyen de survenue de la plupart des cancers, souvent supérieur à 70 ans. Si l’étude est sérieuse, son interprétation est néanmoins délicate. Tout d’abord, le chiffre global des cas de cancers n’est pas pondéré par l’augmentation de la population dans cette tranche d’âge. Par ailleurs, durant cette période, le dépistage a progressé. Le chiffre de 79,1 % ne signifie donc pas que le risque effectif de développer un cancer précoce a augmenté d’autant en trente ans.

Comment interpréter les chiffres?

Attention aux chiffres: les facteurs méthodologiques expliquent en partie les variations de l’incidence de certains cancers. « Les tendances dépendent parfois des sources de données, des classifications des tumeurs ou des politiques de dépistage « , souligne Anne-Marie Bouvier, médecin épidémiologiste au Registre bourguignon des cancers digestifs. L’étude du BMJ Oncology, qui conclut à une augmentation de près de 80 % des cancers chez les moins de 50 ans en trente ans, repose sur des données mondiales solides, mais dont la qualité dépend des registres du cancer des différents pays, parfois soumis à la sous-déclaration et au sous-diagnostic.

Le taux d’incidence ajusté sur les facteurs démographiques pour 100.000 habitants reste le meilleur indicateur pour étudier la hausse d’incidence sur une période donnée. En l’utilisant, on remarque que l’augmentation du taux d’incidence décrite par l’étude concerne une grande partie des cancers dépistés. Les auteurs de l’étude le disent eux-mêmes: « La tendance à la hausse du fardeau des cancers à début précoce reste floue, ce qui pourrait être lié au dépistage précoce et aux expositions précoces « , car plus on dépiste tôt, plus on détecte des cancers dans les tranches d’âges plus jeunes. Ce qui ne signifie pas que l’incidence n’augmente pas par ailleurs.

Tous les médecins interrogés par Sciences et Avenir s’accordent à dire que l’augmentation est néanmoins réelle, mais différente selon le sexe et la localisation des tumeurs. Ainsi, en France, l’incidence du cancer colorectal a augmenté de 5,4 % par an entre 1998 et 2017 chez les femmes âgées de 20 à 39 ans, selon le Centre international de recherche sur le cancer (Circ), alors qu’elle est restée stable chez les hommes de moins de 50 ans. En revanche, chez ces derniers, on a enregistré une augmentation annuelle de l’incidence des cancers du pancréas de 5,4 % et du rein de 5,3 %).

« L’augmentation est réelle, mais il s’agit plutôt d’un phénomène qui émerge dans le cadre d’une augmentation générale de l’incidence du cancer dans toutes les tranches d’âge « , résume Luís Carlos Lopes Júnior, chercheur associé à l’université fédérale d’Espírito Santo (Brésil). Or, jusqu’ici, les cancers étaient considérés comme des maladies liées au vieillissement, majoritairement attribuées à l’apparition de mutations génétiques, sporadiques ou héréditaires, menant à une prolifération excessive des cellules. « Le premier facteur de risque reste l’âge, rappelle Cyrille Delpierre, épidémiologiste à l’université de Toulouse. Plus on vit longtemps, plus nos cellules ont de risques de subir des mutations qui peuvent dégénérer et devenir des cancers.  » Comment dès lors expliquer l’augmentation de l’incidence chez les moins de 50 ans? Aujourd’hui, cette question n’a pas de réponse définitive.

Des facteurs de risque liés au mode de vie

Des causes dites évitables ont été identifiées à tous les âges: obésité, manque d’activité physique, mauvaise alimentation, consommation d’alcool ou de tabac. « Ces facteurs, liés à nos modes de vie depuis la fin des années 1950, favorisent une déprogrammation épigénétique « , explique Giacomo Cavalli, chercheur à l’Institut de génétique humaine de Montpellier. Les modifications épigénétiques agissent dans l’ADN comme des interrupteurs automatiques dans une maison connectée. Elles décident quand et comment chaque appareil (ici, les gènes) s’allume ou s’éteint, en fonction des conditions: alimentation, température, stress, pollution, activité physique, etc.

En touchant des gènes régulateurs de croissance, ces changements épigénétiques peuvent les rendre silencieux ou trop actifs, comme le ferait une mutation. « Par exemple, si le gène TP53, frein naturel au développement des cellules cancéreuses, est rendu obsolète, l’organisme est amputé d’une défense contre les tumeurs, poursuit le généticien. À l’inverse, s’il est rendu hyperactif, le gène RAS peut entraîner une prolifération anarchique des cellules jusqu’à former une tumeur.  » Il est néanmoins difficile d’attribuer l’augmentation des cancers à ces seuls changements épigénétiques. D’une part, les facteurs de risque sont nombreux et concomitants, d’autre part les cellules touchées peuvent mettre plusieurs décennies à former des tumeurs.

« Quelqu’un diagnostiqué d’un cancer entre 20 et 30 ans peut avoir été exposé [aux facteurs de risque] dès la grossesse, ajoute Giacomo Cavalli. Si la mère est exposée, les cellules du fœtus aussi, dont ses gamètes, qui seront transmis à la génération suivante.  » C’est ce qu’on appelle un « effet de cohorte de naissance »: l’ensemble des facteurs de risque subis par une génération dès la vie fœtale peut influencer à long terme le développement métabolique et le risque de cancer.

D’autres causes restent à débusquer

« Ce qui augmente le risque aujourd’hui, ce n’est pas d’avoir 30 ou 40 ans, mais d’être né il y a trente ou quarante ans, à une époque où ces facteurs de risque liés aux modes de vie postindustriels sont apparus « , poursuit Cyrille Delpierre. Les Américains nés dans les années 1990 ont par exemple deux fois plus de risque de développer un cancer du côlon, et quatre fois plus de risque de développer un cancer du rectum que ceux nés dans les années 1950.

Toutefois, les experts s’accordent sur ce point: ces facteurs liés au mode de vie ainsi que la hausse du dépistage ne peuvent expliquer à eux seuls l’augmentation de l’incidence des cancers précoces. « On s’est rendu compte qu’une grande partie de nos patients de moins de 50 ans ne boivent pas d’alcool, ne fument pas, ont une bonne hygiène de vie. On veut leur apporter une réponse « , lance Cristina Smolenschi, oncologue spécialisée dans les cancers digestifs à l’institut Gustave-Roussy (IGR), à Villejuif. D’autres causes restent donc à débusquer. Parmi les nombreux suspects, la pollution de l’air et l’exposition aux facteurs environnementaux. « Beaucoup de recherches sont en cours à ce sujet, on sait que les polluants affectent l’épigénétique, mais on ne sait pas encore très bien comment « , confirme Giacomo Cavalli.

À l’IGR, Cristina Smolenschi supervise depuis fin 2024 le programme Yoda (Young onset digestive adenocarcinoma), dont l’un des axes de recherche vise à étudier – pour la première fois – la teneur en microplastiques des graisses viscérales des patients de moins de 50 ans atteints de cancers. D’autres scientifiques s’intéressent au microbiome intestinal, certaines toxines bactériennes pouvant endommager l’ADN et favoriser les tumeurs. C’est le cas de la colibactine, une toxine produite par certaines souches d’ Escherichia coli. Les mutations qu’elle induit sont retrouvées chez environ 10 à 15 % des patients atteints de cancers colorectaux, et dans 50 % des cas chez les malades de moins de 40 ans, selon une étude américaine publiée en 2025 dans Nature.

Il est aujourd’hui urgent de trouver des réponses car l’augmentation de l’incidence chez les moins de 50 ans, qui a d’abord touché les pays les plus riches, s’observe progressivement dans des pays à revenus intermédiaires. Ainsi au Brésil, « une étude sur le cancer du sein chez les femmes de moins de 50 ans a montré que les taux d’incidence dans les grandes villes brésiliennes varient entre 17,9 et 165,5 pour 100.000 personnes dans les groupes d’âge 15-39 ans et 40-49 ans « , précise Luís Carlos Lopes Júnior.

Avancer l’âge du dépistage du cancer colorectal

De plus, les tumeurs d’apparition précoce se révèlent souvent moins sensibles aux traitements standards. Une difficulté qui vient en partie de leur détection tardive. Selon une étude de Molecular Oncology, publiée en 2019, 76 % des cancers colorectaux détectés chez les moins de 30 ans le sont à un stade très avancé. « Chez un trentenaire, des troubles digestifs ne font pas immédiatement penser à un cancer, déplore Cristina Smolenschi. Quand les premiers symptômes visibles apparaissent, comme les saignements dans les selles, le cancer est déjà à un stade avancé, plus difficile à prendre en charge.  » Le programme Yoda intègre des recherches pour analyser les signatures génétiques de ces cancers d’apparition précoce, et tenter d’en comprendre les éventuelles spécificités.

En attendant, certains pays ont réduit l’âge du premier dépistage du cancer colorectal, dorénavant à 40 ans au Japon ou à 45 ans aux États-Unis, même sans antécédents familiaux. En France, comme dans la majorité des pays européens, la question d’avancer l’âge du premier dépistage aujourd’hui fixé à 50 ans se pose également. Mais il faudrait déjà augmenter la participation, qui peine à dépasser 30 % pour la tranche 50-74 ans. « Je vais jusqu’à offrir des kits de dépistage à mes amis, conclut Hélène. C’est gratuit, rapide, indolore, et ça peut sauver des vies.  »

L’énigme du cancer du pancréas

Le cancer du pancréas, ou adénocarcinome pancréatique, est une énigme pour les médecins épidémiologistes. Entre 2010 et 2023, son incidence a augmenté en moyenne de 1,6 % par an chez les hommes et de 2,1 % chez les femmes en France (INCa, 2024). Il progresse ainsi deux à trois fois plus vite en France que dans le reste de l’Europe « Il s’agit d’un cancer rare, associé à une mortalité élevée et dont peu de facteurs de risque ont été identifiés », ajoute Cyrille Delpierre, épidémiologiste à l’université de Toulouse.

Fin 2024, une équipe franco-britannique a pointé le possible rôle des pesticides, dont la France est le septième plus gros utilisateur au monde. Dans une étude inédite, ils ont révélé une forte corrélation entre les régions où ils sont employés et l’incidence du cancer du pancréas. Mais la causalité reste à démontrer.

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