Africa-Press – Congo Kinshasa. Bip… bip… “Ça y est, ils mettent le sous-marin à l’eau !” L’équipage s’agite sur le pont de L’Europe. Amarré la veille sur le port d’Héraklion (Crète), le navire côtier de la flotte océanique française, opéré par l’Ifremer, repart le soir même pour une nouvelle semaine de campagne scientifique au large des Cyclades. En Grèce, Sciences et Avenir a pu rencontrer ces scientifiques qui tentent de résoudre le mystère des séismes de Santorin.
À bord de L’Europe, Frédérique Leclerc, enseignante-chercheuse à l’Université Côte d’Azur et au laboratoire GéoAzur. Avec son équipe (GéoAzur et Institut de Physique du Globe de Paris), ils reviennent d’une campagne en mer inédite ayant duré cinq jours. Du 5 au 10 avril, le navire océanographique a parcouru la zone de la crise sismique qui a eu lieu au large d’Amorgos et de Santorin, entre janvier et février 2025. Leur objectif: tenter de confirmer l’origine magmatique de cette activité inhabituelle.
Des dizaines de milliers de séismes
Depuis la nuit du 26 janvier, plusieurs dizaines de milliers de séismes ont été enregistrés au large d’Amorgos et de Santorin, deux îles de l’archipel des Cyclades. L’épicentre situé en pleine mer, loin des lieux de vie, n’a pas empêché de fortes secousses au niveau de Santorin et Amorgos. Les séismes les plus forts ont atteint une magnitude maximale de 5.3 dans la nuit du 10 au 11 février.
Le phénomène, d’une intensité exceptionnelle dans cette région régulièrement secouée de séismes de faibles magnitudes, questionne les scientifiques sur son origine.
Frédérique Leclerc le rappelait à Sciences et Avenir dans une précédente interview: « En général, quand on a une crise sismique d’origine tectonique, il y a un premier séisme, dont la magnitude est la plus forte, et ensuite toutes les répliques sont, en termes de magnitude, moins fortes que le choc principal. La crise actuelle nous montre un schéma différent.”
Les chercheurs grecs et internationaux ont alors émis l’hypothèse que cette sismicité serait liée à la propagation d’un « dike », c’est-à-dire d’une intrusion magmatique dans la croûte terrestre. Sous l’archipel localisé à l’aplomb d’une zone de subduction (où la plaque africaine plonge sous la plaque européenne), le magma s’accumule et stagne dans différents réservoirs profonds. De temps à autre, ce liquide chaud et moins dense que les roches qui l’entourent migre naturellement vers la surface. Pour cela, il doit s’infiltrer dans des fissures et des failles existantes qui s’ouvrent sous la pression et laissent le magma remonter.
Mais parfois, il n’y a pas de fissures, alors le magma se retrouve coincé à plusieurs kilomètres de profondeur. “Il s’accumule et la pression augmente localement, cassant et fracturant la roche environnante pour se créer un passage, décrit la chercheuse. C’est probablement ce cheminement difficile du magma en profondeur qui a généré une grande partie de la multitude de séismes de magnitude moyenne ayant secoué l’archipel.”
Le magma a-t-il réussi à atteindre la surface de la Terre? Et si oui, a-t-il utilisé les failles connues dans la zone pour y parvenir? Pour répondre à ces questions, les chercheurs doivent encore sonder les fonds marins. Une tâche à laquelle cette expédition s’est attelée.
TSUNAMI DE 1956. Cette région, l’archipel des Cyclades, au large de la Grèce, résulte de la convergence des plaques tectoniques africaine, eurasienne et anatolienne dont les mouvements induisent une activité sismique et volcanique importante. Le 9 juillet 1956, un séisme de magnitude 7.7 frappe l’île d’Amorgos. Il génère un tsunami dont les hauteurs de vagues ont pu dépasser 20 mètres. Le séisme est largement ressenti, faisant 53 morts et une centaine de blessés. Des chercheurs du projet ANR-AMORGOS, menés par Frédérique Leclerc, travaillent aujourd’hui à identifier et étudier les traces de ces séismes sous-marins, plus de 60 ans plus tard. En 2023, leurs mesures montrent que les tremblements de 1956 ont provoqué un déplacement du fond marin de plus de 9 mètres, une amplitude comparable aux déplacements des séismes de même magnitude localisés à terre. Ce mouvement tectonique pourrait être suffisant pour générer les vagues gigantesques, remettant en question l’hypothèse privilégiée d’un glissement de terrain sous-marin.
Cartographier la zone des séismes avec précision
L’excitation monte pour Maïder Bloch, doctorante en géophysique au CEA et au laboratoire GéoAzur, alors qu’elle rejoint sa directrice de thèse sur le navire. « Tu vas voir comme ça tangue”, lui glisse Frédérique Leclerc, avant de l’amener à la salle de commande, pour faire un point sur la campagne achevée la veille. « Nous sommes partis avec trois questions de recherche, lui rappelle la chercheuse. Y a-t-il une activité volcanique nouvelle au fond de la mer? Quel a été le rôle des failles connues dans la zone? Ont-elles glissé? Ont-elles laissé s’échapper des fluides (magma ou gaz associé au magma)? ”
Pour y répondre, les scientifiques ont à bord des instruments bien spécifiques. Sur le pont, les tests de mise à l’eau du sous-marin AsterX sont en cours. En forme de torpille jaune, cet engin automatique de moins de cinq mètres de long est capable de plonger jusqu’à 2000 m, et de travailler à 70 m au-dessus du fond de la mer. Durant la campagne, AsterX est équipé d’un sondeur multifaisceaux, un appareil programmé pour cartographier le fond de l’océan à très haute résolution. Situé sous la coque du navire, un deuxième sondeur balaye le fond à mesure que le navire se déplace. “L’intérêt d’utiliser le sous-marin, c’est de pouvoir se rapprocher du relief qui nous intéresse, et de le cartographier avec une plus grande précision” indique Frédérique Leclerc.
“Là on devine, et là on voit”
“Là on devine, et là – avec les lunettes – on voit !”, s’exclame Frédérique Leclerc, en comparant les données acquises avec le sondeur du navire et celles acquises avec le sondeur d’AstérX. “La mer était agitée, donc nous n’avons pu faire plonger que deux fois le sous-marin, sur les quatre plongées prévues”, regrette la chercheuse.
Ces plongées ont permis de calculer la profondeur du fond de la mer, aussi appelée bathymétrie, sur la zone épicentrale de la crise sismique. Le sondeur émet une onde acoustique qui se propage dans l’eau, se réfléchit sur le fond marin et repart vers une antenne de réception. Il enregistre alors le temps que met l’onde acoustique à parcourir l’aller-retour. Connaissant la vitesse de propagation des ondes dans l’eau, il est possible d’en déduire la profondeur du fond marin. Au fil des heures de navigation, ce relief mystérieux se dessine sous les sondeurs.
La mesure bathymétrique sert ensuite à établir des cartes numériques représentant en 3D la topographie du fond marin. “C’est génial, avec cette précision, on voit les failles, les reliefs sous-marins”, se réjouit la chercheuse en pointant des petites failles qui n’apparaissaient pas sur les images produites par le sondeur du navire. Une fois ces données traitées et analysées par les équipes grecques et françaises, les scientifiques pourront mettre en lumière d’éventuels déplacements de failles ou glissements de terrain faisant suite aux séismes.
Pendant sa propagation, l’onde acoustique peut aussi se réfléchir partiellement sur des panaches de bulles de gaz, ou se “cogner” contre des bancs de poissons, lors d’une rencontre fortuite. Au cours de la mission, les chercheurs ont donc scruté la colonne d’eau, jour et nuit, à la recherche de sorties de fluides.
Une origine magmatique
“Ici, on a un doute”, s’arrête la chercheuse. Sur l’image, elle pointe la “flamme” caractéristique d’une sortie de fluide, aussi appelée panache. “Lorsqu’on observe des petits points qui remontent du fond de la mer vers la surface, en forme de panache, c’est potentiellement synonyme de bulles qui émanent du fond de la mer et remontent vers la surface”, explique-t-elle. Mais en modifiant quelques paramètres d’affichage des données, le panache ne s’enracine plus sur le fond marin: “ça pourrait être un banc de poissons, on a plusieurs coupes comme ça qu’il faudra analyser pour pouvoir trancher.”
Les sorties de fluides peuvent se localiser à proximité des failles, et former des trous dans les sédiments qui recouvrent le fond de la mer, qu’on appelle des “pockmarks”. “On voit aussi ces panaches de bulles au-dessus des volcans sous-marins actifs, comme cela a été le cas pour celui de Mayotte” explique Frédérique Leclerc. “Ici, nous n’avons rien vu d’évident, et la présence des pockmarks ne nous indique pas forcément qu’ils se sont formés lors de la crise sismique de janvier-février. Il faudra analyser toutes les données conjointement, et en détail pour réussir à trancher.”
Une fois les données traitées, nettoyées, la chercheuse souhaite les comparer à celles des années précédentes. “J’aimerais voir si la forme du fond de la mer a changé, si les pockmarks ont grandi ou si les failles ont glissé, même de quelques centimètres », ajoute-t-elle. Les résultats de cette campagne permettront d’alimenter les informations déjà collectées dans la région, et ainsi participer à la compréhension de la crise récente, mais aussi de celles passées.
En attendant, Frédérique Leclerc et sa doctorante Maïder Bloch repartent pour une campagne en mer de 5 jours à bord de L’Europe. « Cette campagne-ci, issue d’une collaboration franco-grecque était prévue de longue date et les données acquises seront utilisées dans la thèse de Maïder, explique la chercheuse. C’était une aubaine vis-à-vis de la crise sismique, et nous avons réussi à partir plus tôt, grâce à l’aide de plusieurs instituts*, pour récolter spécifiquement des données nécessaires pour comprendre l’origine de la récente crise ». Leur objectif cette fois-ci: recueillir des données bathymétriques pour continuer d’étudier le tsunami de 1956, et documenter l’activité sismique de la région, sans cesse en évolution.
* Institut des Sciences de l’Univers, Idex de l’Université Côte d’Azur, Observatoire de la Côte d’Azur, Institut de Physique du Globe de Paris, Géoazur, projet AMORGOS.
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