Africa-Press – Congo Kinshasa. Ferris Jabr est journaliste, et a parcouru la planète pour le compte de la presse américaine, les prestigieux New York Times, Wired ou Scientific American.
Son livre paru sous le titre Becoming Earth: how our planet came to life a été traduit en français par les éditions suisses Quanto. Sa lecture invite à changer notre regard sur le vivant: la vie sur Terre est bien plus qu’un événement qui aurait « éclos » à sa surface, notre planète n’est pas un millefeuille sage et statique composé d’une couche de roche, de vivant, et d’une atmosphère gazeuse ! Cette créature qu’on appelle la Terre est une surprise renouvelée, au fur et à mesure que les frontières entre vivant et inanimé, entre biologie, géologie et sciences de la terre en général s’effacent, floutées.
Ferris Jabr nous entraîne dans des écosystèmes terrestres que peu d’entre nous auront la chance de voir, et encore moins de comprendre si nous y sommes invités. Nous nous promenons à près de trois kilomètres sous la surface, au sommet de la canopée amazonienne, sur une plage hawaïenne, une forêt d’algues géantes au large de la Californie, sur les froides steppes sibériennes ou encore… le jardin personnel de l’auteur.
L’exploration de ces écosystèmes de prime abord très différents mène à un seul but: comprendre que la vie est une force démiurgique en soi. Elle s’adapte à son environnement, mais elle adapte aussi celui-ci. Nous, espèce humaine, ne sommes pas les seuls ni les plus actifs, dans la métamorphose du système Terre. D’autres organismes, bien que plus « sommaires », planctons, microbes souterrains, atmosphériques, font aussi leur part dans cette transformation incessante de la planète entière.
Trois matrices visitées pour expliquer ce qu’est le vivant
Dès les premiers paragraphes, nous sommes happés par l’étrangeté du monde que dessine Jabr. La roche, l’eau et l’air, tels sont les trois super-milieux explorés. La science occidentale a ignoré pendant longtemps, explique-t-il, ou oublié de prendre en compte le phénomène d’interdépendance extrême de tout ce qui vit sur Terre. Cette imbrication entre l’animé et de l’inanimé est à l’œuvre sous terre, dans les océans et dans notre atmosphère.
Une vie infraterrestre fabrique la Terre
Ferris Jabr va à la rencontre de chercheurs qui ont découvert à leur plus grande surprise que l’évolution minérale de la terre dépendait directement de l’évolution biologique. Voici ébranlées les barrières entre la biologie et la géologie, établies par la tradition scientifique et notre sens commun. Les géomicrobiologistes opèrent dans le « vestibule de l’enfer », des mines désaffectées d’Amérique du Nord ou d’Afrique.
A près de trois kilomètres sous terre, la vie se cache là où on l’attendait le moins. Des micro-organismes digesteurs tirent leur énergie de métaux qu’ils extraient de la pierre elle-même. La vie, microscopique, transforme à très grande échelle la nature de la roche, « à un rythme bien supérieur à ce dont [sont] capables par eux-mêmes les seuls processus géologiques ». Et si la vie avait contribué à la création des continents, avait favorisé la subduction de la croûte et la transformation des sédiments océaniques en granite?
Le vivant capable de modifier son environnement
« Enfant, je me croyais capable de changer le temps », raconte Ferris Jabr. Il ne se trompait pas alors. Devenu adulte, il a intégré les mécanismes de la physique de l’atmosphère, un cycle de l’eau entre nuages et sols, où les organismes vivants ne jouent que le rôle de figurants reconnaissants. Pourtant, « les nuages sont aussi biologiques, constellés de microbes et de spores, parsemés de vie », se formant « dans les anciennes exhalations des êtres vivants ». L’épiphanie de Jabr a lieu quand il entend parler pour la première fois de la danse de la pluie en Amazonie où « l’haleine humide de la forêt crée les conditions idéales pour la pluie ». L’évapotranspiration de 400 milliards d’arbres en Amazonie est capable de créer un fleuve volant et de contribuer aux précipitations du Canada ! Mais les écosystèmes forestiers ne sont pas les seuls à se transformer en force météorologique.
Des espèces ingénieures en veux-tu en voilà
Des animaux aussi humbles que le castor, ou aussi mythique que le loup sont aujourd’hui célébrés comme archétypes des espèces ingénieures, ces mammifères capables par leur action de préserver un écosystème dans un entier. Jabr évoque d’autres espèces animales, qui sculptent un paysage, favorise sa biodiversité et vont jusqu’à modifier son climat ou sa géologie. Les « euarthropodes » du Cambrien, les empreintes de pas laissées par les éléphants, les panaches fécaux des baleines, les cyanobactéries de la « Grande Oxygénation », le plancton et l’humble rumination des vers de terre célébrés par Charles Darwin témoignent tous de cette vie en capacité de transformer leur environnement depuis les temps géologiques et sur de vastes périmètres.
Le récit du journaliste s’attache tout particulièrement à l’histoire folle de Pleistocene Park, conçu dans la Sibérie moderne par une famille russe, les Zimov. Ceux-ci font le pari de recréer une steppe à mammouths… sans mammouths. Pour lutter contre le réchauffement climatique, leur hypothèse se base un évènement ancien: la disparition de la mégafaune du Pléistocène. Ces espèces, avant d’être chassées par l’humain, préservaient un habitat de prairies. Quand ils disparaissent, ces étendues herbeuses sont remplacées par un couvert forestier qui réchauffe le climat. Les Zimov veulent restaurer cette prairie en y introduisant de grands herbivores, à défaut de mammouths, pour fixer le pergélisol, point critique des mécanismes du réchauffement climatique.
Lovelock, Margulis et l’hypothèse Gaïa
Celui qui est à tout jamais associé à l’idée d’une planète dont les écosystèmes sont dans un état d’ajustement constant est James Lovelock. Jabr le rencontre en 2019 lors d’un reportage en Angleterre. Le brillant médecin, géochimiste et concepteur de capteurs pour l’étude de la planète Mars est à l’origine d’une hypothèse baptisée Gaïa. La première ébauche de cette hypothèse date des années 1970. Lynn Margulis, biologiste américaine, a creusé avec le Britannique cette idée d’une symbiose et de planète vivante. Cette biologiste évolutionniste a étudié et popularisé dans les années 1960 une autre notion déroutante, la mitochondrie.
Imaginer que celle-ci avait pour origine une bactérie absorbée par une autre cellule évoluant en une cellule eucaryote était une révolution mettant à mal notre perception cloisonnée de l’individu, des espèces. Gaïa est très vite décriée par le milieu scientifique, et l’hypothèse ne cesse de changer de définitions sous la plume de Lovelock. Jabr vulgarise cette évolution en évoquant la notion d’équilibre – un raccourci -, puis d’un système complexe intégrant un vivant présent à des échelles différentes, de la cellule à l’écosystème planétaire, et en perpétuel mouvement.
Le livre refermé, nos schémas tristement linéaires pour expliquer l’animé et l’inerte ont été bien bousculés. On en ressort avec l’évolution buissonnante et ramifiée, des boucles rétroactives, des processus d’autorégulation et des interdépendances que nous ne soupçonnions pas. Cette créature qu’on appelle la Terre bouscule les disciplines scientifiques étanches. La science doit se penser dans des systèmes plus vastes.
Avec le réchauffement climatique, notre planète reste un habitat propice et confortable pour la vie, mais peut-être plus pour nous, Homo sapiens. Il nous faudra trouver des solutions encore plus rapides, et sur de plus grandes échelles, pour préserver le monde tel que nous le connaissons. « Quand allons-nous comprendre que nous faisons partie d’un processus mutualiste d’adaptation au climat et de résilience? Quand allons-nous admettre que la seule façon de survivre, c’est d’agir ensemble? », confie à Jabr un chercheur écologiste, descendant de la tribu des Karuk du nord de la Californie. Dans ce mot « ensemble », il y a nous, la Terre.
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