
Africa-Press – Congo Kinshasa. Après plus de 50 ans « d’abstinence », l’année 2024 marque officiellement le retour en force de la France dans la course à la médecine psychédélique. Après l’étude académique pilote démarrée en février 2024 au CHU de Nîmes, l’essai clinique de la firme pharmaceutique COMPASS Pathways a démarré cet été à l’hôpital Sainte-Anne à Paris. C’est ainsi la 2ème étude en France à impliquer l’administration de substances psychédéliques à des humains depuis les années 1960.
Il s’agit d’un essai clinique industriel international, multicentrique (se déroulant dans plusieurs sites, dont d’autres en France qui emboiteront bientôt le pas au site parisien), en phase 3 (dernière phase du processus de développement d’un médicament avant la demande de mise sur le marché), visant à tester l’efficacité du médicament COMP360 face à la dépression résistant aux traitements antidépresseurs conventionnels, grâce à son principe actif la psilocybine (substance psychédélique issue des champignons hallucinogènes).
L’ensemble de cet essai clinique randomisé en double aveugle (les participants reçoivent aléatoirement des dosages différents: 25 mg, 10 mg, ou 1 mg, et ni les patients ni l’équipe de chercheurs ne connaissent les doses administrées) vise à inclure 560 patients à travers les différents centres sur une durée d’un an. Quant au site parisien, il cible 10 à 30 participants en fonction des candidatures reçues.
Une séance d’administration qui dure six heures
Dr Lucie Berkovitch, psychiatre et chercheuse en neurosciences à l’institut de neuromodulation de l’hôpital Sainte-Anne, décrit le protocole de cette étude qu’elle dirige: « L’administration de la psilocybine est proposée dans le cadre d’une psychothérapie assistée par psychédéliques (PAP). Ainsi, pour chaque patient, plusieurs séances de préparation sont réalisées avec les psychothérapeutes. Plusieurs mesures de vérifications sont effectuées avant et après la séance d’administration de la substance psychédélique, notamment avant afin de vérifier que tous les critères de participation sont respectés, et après afin de s’assurer de l’absence d’effets secondaires. »
La séance d’administration dure six heures environ. Une séance d’intégration est réalisée le lendemain pour faire le point sur l’expérience de la veille. « Puis, la même procédure avec la même dose de traitement est renouvelée trois semaines plus tard, ajoute-t-elle. Ensuite c’est au cas par cas en fonction de l’évolution de l’état du patient. Si des symptômes de dépression réapparaissent, il peut bénéficier de « retraitement » avec au maximum deux doses supplémentaires: une à la même dose que celle administrée initialement, et à la fin de l’étude à la dose de 25 mg. L’évolution de l’état dépressif est suivie de près chez tous les participants sur une durée d’un an. »
Reconstitution d’une séance de thérapie à la psilocybine COMP360, Crédit: COMPASS Pathways / AFP
« Le risque zéro n’existe pas »
« Malgré la phase avancée de notre étude et le recul dont nous disposons dans ce domaine de recherche grâce aux nombreuses recherches menées en amont, l’administration de substances psychédéliques à des patients n’est pas dénuée de risque, reconnait le Dr Berkovitch. Le risque zéro n’existe pas. »
La psychiatre explique que des effets peuvent apparaitre sur le plan physique pendant la séance d’administration, comme des nausées, des douleurs abdominales, des troubles digestifs, des maux de tête, une augmentation de la tension artérielle et de la fréquence cardiaque… Elle précise toutefois que tous ces signes font l’objet d’une surveillance médicale particulière et sont généralement sans gravité.
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D’autre part, la chercheuse explique que d’autres effets regroupés sous le terme d’ »expérience psychédélique » sont également observés chez de nombreux patients: distorsions visuelles, modification de la perception du temps et de l’espace, états de conscience modifiés… Ils peuvent être agréables ou anxiogènes selon les personnes.
Elle précise que ces effets font l’objet d’une préparation lors des séances réalisées en amont de la prise de psilocybine, notamment pour anticiper la conduite à tenir s’il s’agit d’effets anxiogènes, et qu’en général ils sont gérés à travers la « réassurance » (présence des thérapeutes, discussion, exercices de relaxation et au décours intégration de l’expérience…) bien qu’ils nécessitent dans de rares cas le recours à des anxiolytiques.
« S’agissant des substances psychédéliques, l’addiction est un mythe ! »
Le Dr Berkovitch tient toutefois à souligner que selon les études publiées à ce jour, il n’y a pas d’effets secondaires graves associés aux psychédéliques. Elle souligne en particulier l’absence de transitions psychotiques dans le cadre de l’usage thérapeutique de la psilocybine, contrairement à ce qui a pu être observé avec la consommation récréative de cette même substance.
Toutefois, elle décrit une seule exception: une étude a retrouvé chez quelques patients dont la dépression n’avait pas répondu à la psilocybine une augmentation des idées suicidaires. « Difficile de tirer des conclusions avec une seule étude, et sans différence statistique significative entre les groupes de patients selon les doses de psilocybine reçues, commente la psychiatre. De plus, il s’agit de personnes atteintes de dépression et les idées suicidaires font partie des symptômes de cette pathologie mentale indépendamment du traitement. » Elle maintient néanmoins que cela demeure un point de vigilance auquel les chercheurs sont particulièrement attentifs.
La chercheuse insiste par ailleurs sur un autre point: la psilocybine ne présente pas de risque d’addiction. « S’agissant des substances psychédéliques, l’addiction est un mythe ! Il n’y a pas de processus addictif en rapport avec les substances psychédéliques, même si certaines personnes en consomment plusieurs fois dans leur vie, assure-t-elle. Contrairement à d’autres substances, y compris légales comme l’alcool, le tabac ou les opioïdes, aucun syndrome addictif ni signe physique de « manque » n’a jamais été observé suite à la prise de substances psychédéliques. »
Autant de raisons qui ont incité de plus en plus de chercheurs à renouer avec les psychédéliques.
Séance de psychothérapie, illustration. Crédit: MICROGEN IMAGES / SCIENCE PHOTO LI / SMD / Science Photo Library via AFP
« Il y a certains avantages à prendre le train en marche »
Il est vrai que les études se sont multipliées dans différents pays occidentaux au cours des deux dernières décennies, en particulier celles portant sur la dépression résistante. Mais la France était restée jusque-là à l’écart de cette effervescence. « Cela fait des années que je m’intéresse à l’usage thérapeutique des substances psychédéliques, mais au départ nous n’arrivions pas à obtenir les financements, ni à trouver des laboratoires pharmaceutiques disposés à fournir la France, sans parler des autorisations réglementaires », déclare la psychiatre. « Cela s’explique par le fait que ces projets de recherche sont non seulement très coûteux au vu des budgets limités alloués à la recherche, mais aussi considérés à haut risque. Ce deuxième point a évolué avec la publication de plusieurs articles montrant des résultats très prometteurs et un profil de sécurité rassurant. »
En effet, lancer des études cliniques n’a jamais été une entreprise facile en France. Et c’est encore plus vrai dans le domaine de la médecine psychédélique. Cela nécessite de passer par de nombreuses étapes, chacune apportant son lot de difficultés et de blocages potentiels. Tout d’abord, il faut des équipes de chercheurs qui s’intéressent à la question, qui ont du temps, et qui développent des projets permettant de répondre à des besoins concrets. Ensuite, il faut obtenir des financements.
Il faut aussi assurer l’approvisionnement en substances psychédéliques auprès de laboratoires pharmaceutiques qui en fabriquent et qui sont actuellement tous basés à l’étranger. Il faut en plus obtenir les autorisations nécessaires auprès des autorités réglementaires compétentes. Enfin, et surtout, il faut disposer de ressources importantes car ce sont des études qui nécessitent beaucoup de temps humain du côté des thérapeutes, ce qui reste assez complexe à obtenir dans le contexte actuel de pénurie de praticiens et de fonctionnement à flux tendu dans les hôpitaux.
Toutefois la chercheuse ne manque pas de rester positive et optimiste: « Aujourd’hui les choses sont en train de bouger en France: plusieurs études démarrent, il y a une prise de conscience du potentiel de ces traitements et une communication désormais positive autour du sujet. Et puis, si on veut regarder le bon côté des choses, il y a certains avantages à prendre le train en marche: celui de bénéficier du recul acquis grâce aux études précédentes pour poser des questions plus précises, et de disposer de plus d’éléments sur le rapport bénéfices/risques, ce qui est plus rassurant pour les patients et pour les autorités. »
D’ailleurs, Dr Berkovitch anime un axe de recherche autour des psychédéliques à l’institut de neuromodulation de l’hôpital Sainte-Anne. Avec ses collègues, ils travaillent déjà sur d’autres projets de recherche, notamment une étude qui a obtenu récemment un financement, et dont le lancement est prévu pour 2025. Selon la psychiatre, le but de ces travaux de recherche est d’élargir le champ d’action français autour des psychédéliques, avec plus de pathologies étudiées, plus de substances testées, plus d’industriels impliqués, et des critères d’inclusion plus en adéquation avec la réalité de la clinique.
Le dilemme français
Dans le cas de la France, le Dr Berkovitch pense que les chercheurs aussi bien que les autorités font face à un dilemme, et pas des moindres. Selon elle, le cœur du problème réside dans la crise actuelle que traverse l’hôpital public, et la priorisation à faire entre d’un côté la gestion des urgences et des besoins immédiats, et d’un autre côté un investissement conséquent en ressources pour répondre à un problème de santé publique aussi lourd que les troubles psychiques, au premier rang desquels la dépression.
D’un côté, mobiliser plusieurs soignants toute une journée pour un seul patient avec plusieurs séances avant et après semble décalé par rapport au contexte actuel de l’hôpital public en France. Cela implique de consacrer beaucoup de temps soignant pour un patient aux dépens d’autres, ce qui pose un problème éthique assez significatif, en plus des problèmes économique (mobilisation des ressources) et social (gestion de la santé publique) évidents.
Flacon du composé COM360 utilisé lors de la phase précédente 2b de la même étude. Crédit: COMPASS Pathways / AFP
D’un autre côté, il faut garder en tête que si l’efficacité des traitements à base de psychédéliques se confirme, une journée de traitement suffirait à soigner correctement au moins une partie des patients de manière immédiate et durable. De plus, ce même traitement semble fonctionner dans plusieurs pathologies mentales (dépression, alcoolodépendance…), avec des risques associés qui restent limités. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce type de traitement n’est pas courant en psychiatrie. Les bénéfices à en tirer seraient alors assez conséquents: moins d’hospitalisations, moins de mises en danger de soi ou d’autrui, moins de consommation chronique de médicaments, moins d’invalidité…
« Est-ce qu’aujourd’hui en France, cela vaut la peine d’investir substantiellement dans l’hôpital public pour permettre à des gens de se soigner de manière durable malgré un coût d’entrée important ? ». La psychiatre résume l’enjeu de l’usage thérapeutique des psychédéliques dans cette question, qui à son tour en amène d’autres, interrogeant jusqu’à la manière dont sont conçues les études dans le domaine de la médecine psychédélique: un protocole lourd avec une PAP intensive impliquant deux thérapeutes est-il vraiment indispensable à l’efficacité et la sécurité des traitements à base de psychédéliques ? Ce protocole ne réduit-il pas la faisabilité et l’accessibilité de ces traitements ? Est-ce raisonnable de conditionner la délivrance de l’autorisation de mise sur le marché au respect de ce type de protocole ? Serait-il possible de réduire les coûts des traitements à base de psychédéliques en les dissociant de la PAP ou en allégeant cette dernière ?
« Il faut trouver la bonne balance entre mettre de l’humain et proposer un accompagnement suffisant d’un côté, et faire en sorte que le protocole proposé puisse être vraiment déployé dans le contexte actuel de l’hôpital public, au moins le temps de traiter suffisamment de patients pour désengorger les hôpitaux », conclut la chercheuse.
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