
Kidi Bebey
Africa-Press – Côte d’Ivoire. Avec son recueil Polo Kouman Polo parle, l’auteur ivoirien HenriMichel Yéré pose un acte d’écriture audacieux, en choisissant la poésie à une époque où la fiction romanesque emporte tous les suffrages. Une démarche d’autant plus originale que ses textes, écrits en nouchi, le parler populaire ivoirien, et en français, offrent une double perspective linguistique.
« Ma parole ne tient plus dans son plasma
Elle est tombée dans le piège de lumière L’opaque matin de ma naissance Koumanli est debout dans plasma Lumière a siri panpanli en maga-tapé Harmattan gammait le jour suis né »
Ainsi s’exprime Polo, mystérieux locuteur dont le nom, pour qui sait décrypter, fait allusion à John Pololo, le plus célèbre gangster de Côte d’Ivoire et homme-lige en son temps du président Félix Houphouët-Boigny. A travers ses mots, Henri Michel Yéré exprime le mal-être d’une grande partie des Ivoiriens, en proie au sentiment d’être incompris et mal-aimés dans un monde que leurs aînés ont rendu difficile à vivre.
« J’ai commencé à parler le jour où mon père a dit qu’il n’était pas mon père, alors que ma mère sentait la vie poindre en son sein. A ma première parole, aucun écho ; mes mots ne furent point entendus. La solitude devint très tôt une amie.
Mon tchapali s’est debout le jour le Vieux a parlé que c’est pas lui, alors que je commençais à grouiller dans ventre de la Vieille. Mon premier koumanli est sorti sec ; ça j’ai parlé là : personne n’a sciencé. Moi seul je suis devenu mon gars-sûr. » Procès en absence
Au-delà de cette interpellation des générations précédentes, le recueil met en scène l’enjeu même de la parole, son sens et sa force de persuasion, au cours d’une joute poétique en quatre parties. Au procès en absence et en irresponsabilité des aînés qu’ouvre Polo va répondre un autre discours : celui de Demain, autrement dit le futur transformé en un personnage, qui va à son tour faire entendre ses vérités.
« Tes ancêtres t’ont laissé choir, tels les chefs qui ont bu les libations, achetées comme des colonnes vertébrales souples à la bourse de la pleine conscience (…)
On s’attend à ce que moi, Demain, j’aie pitié de toi (…) Moi, c’est ta sève que je veux, la chaleur de ton sang Les vieux-pères ont damé de toi, même chose que les chefs qui ont chicotté libations. C’était moins cher comme colonne vertébrale on vend au marché. (…)
On dit, moi, Devant, d’avoir pitié de toi (…) Moi Devant, c’est ta sève je cherche à sogbo. C’est chaleur de ton sang qui m’enjaille. » Double plaidoirie
L’affrontement suivra cette double plaidoirie avant une résolution verbale « toutes dagues dehors », comme pour confirmer que le langage poétique peut avoir pour mission de se faire aussi haut et fort que la revendication politique. « Si j’ai choisi d’écrire de la poésie c’est avant tout parce qu’elle m’a choisi et non pour militer, explique cependant Henri Michel Yéré. J’ai toujours lu des poètes – Césaire, Neruda, Victor Hugo, Tchicaya U’Tamsi… – simplement parce que cette forme d’expression me touchait. Mais je n’aurais jamais imaginé écrire de la poésie à mon tour, je plaçais cette forme littéraire trop haut pour m’y mesurer. D’ailleurs, lorsque je me suis mis à mon tour à écrire, j’ai d’abord cherché à composer une nouvelle pour exprimer mon point de vue sur l’actualité d’alors : l’ouverture démocratique post-Houphouët des années 1990. Reprenant ce texte dix ans plus tard, je me suis pris à le recomposer en fragments et en images. Il a pris une allure poétique malgré moi. Avec le temps, encouragé par des personnalités des lettres comme le grand poète ivoirien Josué Guébo ou le critique littéraire Boniface Mongo-Mboussa, j’ai fini par faire confiance aux phrases qui me viennent en tête, aux rythmes et sonorités qui m’ont toujours traversé. »
Trois recueils et quelques distinctions plus tard, Henri Michel Yéré sort le nouchi de la rue et lui donne ses lettres de noblesse, en miroir du français, au fil d’un texte vibrant et émouvant. « Même si je vis en Suisse depuis quelques années, je suis Ivoirien, le nouchi a toujours dit pour moi la réalité d’Abidjan, ma ville natale, où j’ai toujours ressenti une tension entre d’un côté le bling-bling, la réussite, les signes extérieurs de richesse, de l’autre la dureté de granit à laquelle se confrontent quotidiennement des millions de gens qui doivent subsister dans des conditions très difficiles. Ecrit, poétisé, mon nouchi est peut-être un peu figé comparé à celui sans cesse changeant de la rue mais il me permet de dire cette dualité et de faire honneur à l’ensemble de la population. »
C’est ainsi que la voix de Polo réussit à se faire entendre depuis le quartier du Plateau jusqu’au fin fond de Yopougon. « C’est dans la langue là que je vais te soulever Pour faire concours de liberté avec nuages C’est dans le koumanli je vais te sagba ; nous seuls. On va dire on est légers que nuages ».
Source: lemonde
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