Africa-Press – Djibouti. C’est l’un des deals marquants de ce début d’année. Le groupe Solevo, ancienne filiale de Louis Dreyfus Commodities, change de propriétaire après cinq ans aux mains de Helios Investment Partners et de Temasek. Derrière l’acquisition, on retrouve un autre grand nom du capital-investissement en Afrique, le fonds panafricain Development Partners International (DPI). Fort d’un portefeuille de quelque trois milliards de dollars, le gestionnaire fondé par Runa Alam et Miles Morland s’empare ici d’un acteur central dans le paysage agroalimentaire africain.
Le distributeur, actif depuis sept décennies sur les marchés africains, propose des intrants et des produits chimiques de spécialité aux grands groupes tels OCP mais aussi aux petits exploitants. Un segment sur lequel il revendique plus d’un million de clients aujourd’hui.
Alors que le secteur a été très affecté par la guerre en Ukraine, Solevo, présent dans huit pays – principalement d’Afrique de l’Ouest et centrale – a séduit DPI, qui a structuré un consortium avec South Suez et les institutions européennes de financement DEG et FMO pour reprendre l’intégralité des parts du distributeur.
Stratégie d’expansion, opportunités de marché, sécurité alimentaire en Afrique, intérêts des investisseurs pour le secteur… Le Sénégalais Babacar Ka, partner chez DPI et chargé de l’opération, répond aux questions de Jeune Afrique.
Babacar Ka : Nous avons acquis CMGP au Maroc en 2018, une société aux activités assez similaires de Solevo. L’expérience s’est révélée positive. Et, au vu de l’importance du secteur des produits de spécialité en Afrique, nous avions ciblé plusieurs acteurs pour trouver un partenariat gagnant-gagnant et avons ensuite longuement discuté avec les managers de Solevo au track record très intéressant. Cela nous a motivé à pousser pour obtenir l’exclusivité avec les vendeurs et sécuriser la transaction.
Le premier avantage a été la vision claire des dirigeants de Solevo quant à leur business model ainsi qu’une bonne maîtrise d’exécution. Le second a été le potentiel de croissance très important en Afrique. En termes de runway, comparé à l’Asie et à l’Europe, l’utilisation d’engrais et de produits chimiques reste encore très faible en Afrique.
En termes de « partenariat gagnant » justement… Comment mettre à profit l’expérience et les compétences de DPI pour Solevo?
Une de nos forces est d’accompagner nos sociétés vers de nouveaux marchés. Nous sommes devant en Côte d’Ivoire et au Cameroun et nous voulons nous renforcer au Sahel et ensuite cibler en priorité l’Afrique du Nord et le Nigeria pour nos développements futurs.
Le deuxième objectif est d’accélérer sur le volet digital pour proposer des solutions aux petits exploitants en vue d’une utilisation plus efficiente des produits de Solevo. Grâce à des applications dédiées, l’idée est de renforcer la récolte de données et leur partage à un plus grand nombre, entre autres par le biais des smartphones. L’ambition est de doubler notre clientèle sur ce segment au cours des deux prochaines années pour atteindre deux millions de petits exploitants, voire de la tripler d’ici à cinq ou dix ans.
Vous avez conclu ce deal dans un contexte très particulier avec l’explosion des prix des engrais et intrants liée au Covid et à la guerre ukrainienne. En quoi cela a-t-il affecté vos négociations?
La variation des cours mondiaux n’a pas le même impact sur notre activité que sur celle des traders. Comme distributeur, l’anticipation avec la mise en place rapide de stratégies afin de constituer des stocks reste l’élément le plus important. L’année 2022 a été difficile tout comme le début de 2023, mais la capacité de l’équipe de management, du directeur général Joris Coppye, à gérer les différentes phases des cycles a été primordiale dans ce marché en pleine croissance.
Qu’en est-il d’ailleurs du point de vue de la croissance pour Solevo?
C’est du double digit [une croissance à deux chiffres, NDLR]. Sur l’activité de distribution d’engrais, la croissance se situe entre 10 et 12% par an tandis que sur les produits chimiques, elle est située entre 15 et 20%. Quelle que soit la période, en haut ou en bas du cycle, la croissance est donc là.
Le marché des engrais en Afrique subsaharienne devrait enregistrer une moyenne de croissance de 7-8% au cours de la période de prévision 2022-2027 et celui des produits chimiques à plus de 10%. Avec Solevo, nous espérons atteindre des niveaux similaires voire davantage, car les marchés où nous sommes présents sont très dynamiques.
Dans un secteur occupé par des géants mondiaux tels OCP ou Export Trading Group, comment aller conquérir de nouveaux territoires ou des parts de marché ?
Solevo jouit d’une longue histoire sur le continent. L’entreprise est active depuis 75 ans et connaît très bien les territoires dans lesquels elle opère. Elle a bâti un solide réseau de distribution comme aucun de ses concurrents n’en dispose aujourd’hui, avec des marques de grande notoriété (comme la Cigogne) et des agents de distribution de qualité ; c’est là que nous puisons notre différence, notre secret sauce.
Vous évoquiez le Nigeria comme pays prioritaire pour l’expansion de Solevo. En mars dernier, Aliko Dangote y a justement démarré les activités de son usine de production d’urée… En quoi cela peut vous être bénéfique ?
Il faut d’abord préciser que lorsque nous parlons d’expansion et d’acquisition, cela concerne surtout la partie produits chimiques de spécialité. Au niveau des engrais au Nigeria, il y a déjà des acteurs de taille importante. Par contre, il existe un avantage indéniable à avoir une production locale car notre ambition est de continuer d’africaniser notre chaîne d’approvisionnement.
En conséquence de la pandémie et de la mise au ban de la Russie, certains pays africains se sont retrouvés dans une situation critique avec des pénuries d’engrais, notamment en Afrique de l’Ouest. Quel rôle peut jouer un distributeur comme Solevo pour renforcer la sécurité alimentaire du continent ?
Solevo peut accompagner les États à sécuriser leur fourniture d’engrais en comprenant et en anticipant les besoins pour constituer les stocks nécessaires, car les engrais et produits chimiques sont essentiels pour l’agriculture mais également pour d’autres secteurs comme l’industrie alimentaire et cosmétiques, et les mines.
Pourtant, les experts jugent que les acheteurs africains sont encore trop petits pour obtenir de meilleurs tarifs sur le marché international…
En effet, il faut se rappeler que dans ce secteur, la taille compte. Solevo par son chiffre d’affaires – autour du demi-milliard d’euros – et par son expérience sur le continent, permet de mieux négocier ces achats. Nous souhaitons encore aller plus loin avec une capacité d’investir et de lever de nouveaux fonds pour doubler la taille de la société, notamment le chiffre d’affaires.
Au sommet de Dakar 2 en janvier dernier, le président de la BAD, Akinwumi Adesina, a appelé une nouvelle fois à libérer le potentiel de l’Afrique dans le domaine agricole. Les investisseurs internationaux semblent toutefois encore frileux… Comment l’expliquer ?
Tout d’abord, la perception des risques en Afrique diffère souvent de la réalité, il y a une perception négative de l’Afrique en tant que destination d’investissement en raison de l’instabilité politique de certains pays. Les investisseurs préfèrent des environnements plus prévisibles et stables. De plus, le manque d’infrastructures adéquates et l’absence d’entreprises de taille importante peuvent rendre le secteur agricole moins attractif pour les investisseurs, car cela augmente les coûts de production et de transport.
Mais il y a des raisons d’être optimiste car de plus en plus de gouvernements et d’organisations régionales mettent en place des programmes pour stimuler les investissements. Et les fonds de private equity peuvent apporter une expertise en matière de gestion et de développement d’entreprises à leurs investissements pour les aider à se développer, à innover et à devenir plus rentables.
Vous avez racheté Solevo à Helios, l’un des plus importants capital-investisseurs du continent, ne craignez-vous pas des difficultés pour trouver un acheteur assez solide au moment de votre propre sortie ?
C’est un actif de qualité donc nous ne sommes pas inquiets. D’autant qu’on a le savoir-faire. En 2018, à titre d’exemple, nous avons vendu Eaton Towers à American Tower pour un montant très important. Nous étions prêts à introduire la société à la Bourse de Londres, mais l’offre de reprise, à plus de 1,4 milliard de dollars, a été encore meilleure.
Il vous reste encore deux ou trois opérations pour déployer totalement votre « méga fonds » de 900 millions de dollars… N’est-il pas difficile d’identifier de bons actifs étant donné la taille de vos tickets ?
On sous-estime souvent la taille des économies africaines et nous regardons des deals qui font 300 millions de dollars mais également d’autres de 50 à 70 millions de dollars. La taille des actifs n’est pas vraiment un problème, c’est surtout leur qualité qui compte et notre capacité à bien les développer et à les positionner pour intéresser les futurs acquéreurs, africains comme internationaux.
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