
Africa-Press – Djibouti. On pensait que l’île de Malte, en Méditerranée, n’avait été peuplée qu’à partir du Néolithique, mais il n’en est rien. Une étude publiée dans la revue Nature nous apprend en effet que des chasseurs-cueilleurs du Mésolithique ont investi une grotte au nord de l’île il y a 8500 ans. Or Malte se trouve à une centaine de kilomètres du continent européen, ce qui suppose un long voyage en bateau pour s’y rendre. Une faculté dont on croyait les chasseurs-cueilleurs complètement dépourvus ! Les aurait-on sous-estimés ?
C’est ce que Sciences et Avenir a demandé à la première auteure de l’étude, Eleanor Scerri, archéologue à l’université de Malte et à l’Institut Max-Planck de géoanthropologie de Iéna, en Allemagne. Car, mine de rien, en apportant la première preuve concrète des capacités précoces de navigation des populations de la Méditerranée, cet article nous oblige à reconsidérer ce territoire maritime comme un lieu majeur de circulation entre continents européen et africain depuis plus longtemps qu’on a bien voulu l’imaginer.
Il y a 8500 ans, les derniers chasseurs-cueilleurs européens étaient capables de naviguer sur la Méditerranée
Jusqu’à présent, les premières preuves d’habitat recueillies sur l’île de Malte remontaient à 7400 ans. Elles ont été laissées par des agriculteurs du Néolithique dont on supposait qu’ils avaient introduit cultures et animaux domestiqués sur un territoire encore vierge de toute occupation humaine. Mais des données recueillies dans la grotte de Latnija, dans le nord de l’île, démontrent aujourd’hui que des humains y ont séjourné un millénaire plus tôt, il y a 8500 ans. Des fouilles menées entre 2021 et 2023 ont en effet révélé des vestiges de foyers, d’outils lithiques, et des restes de faune et de flore sauvages dans les sédiments correspondant à une période comprise entre 8600 ans et 7500 ans.
Une multitude d’espèces ont été consommées sur place
Les outils en pierre taillée ont principalement été réalisés à partir de galets et la technologie employée pour les fabriquer est relativement simple, les auteurs la comparant dans Nature à « une technologie lithique mésolithique relativement expéditive de Sardaigne ». Nulle fioriture donc dans ces outils qui ont sans doute servi à préparer des repas, car les restes d’animaux, en partie brûlés ou carbonisés, sont nombreux. Les habitants de la grotte se sont surtout nourris de cerf élaphe, mais aussi de grands oiseaux marins, sans oublier des gastéropodes marins comme la gibbule toupie (Phorcus turbinatus) et la patelle (Patella vulgata). La faune était abondante, car les archéologues ont trouvé des traces de bien d’autres espèces: tortues, poissons, crabes, oursins et même phoques.
25 heures de navigation
Cette occupation précoce implique que des chasseurs-cueilleurs du Mésolithique ont réussi à gagner l’île alors qu’il fallait naviguer au moins 100 km en mer. D’après des calculs réalisés avec une réplique d’une pirogue du Néolithique trouvée sur le site de La Marmotta en Italie, la vitesse de ce type d’embarcation oscille autour de 4 km/h. Les chercheurs calculent ainsi que le voyage depuis le continent vers Malte « aurait nécessité vers l’été toutes les heures de clarté et 8 heures d’obscurité supplémentaires ».
Et ce, sans voile, car à l’époque elle n’a pas encore été inventée ! « Ces découvertes témoignent donc de voyages en mer sur de longues distances, en eaux libres, bien plus longs que tous ceux qui ont été documentés jusqu’à présent en Méditerranée, au Néolithique et à l’âge du bronze », concluent les chercheurs. Comment ces chasseurs-cueilleurs ont-ils réalisé cet exploit ? C’est ce que nous avons demandé à Eleanor Scerri.
Sciences et Avenir : Les chasseurs-cueilleurs dont vous avez trouvé les traces dans la grotte de Latnija venaient-ils d’Europe ?
Eleanor Scerri: Nous supposons qu’ils venaient de Sicile, car c’est la masse continentale la plus proche de Malte, l’Afrique du Nord étant éloignée de plus de 200 km. Comme nous avons récupéré de l’ADN ancien sur le site, nous espérons pouvoir bientôt répondre à cette question.
Ont-ils occupé le site de Latnija dans la durée ou sont-ils venus sporadiquement ?
Nous sommes encore en train d’examiner les données pour savoir s’ils vivaient sur l’île tout au long de l’année ou s’ils l’exploitaient de manière saisonnière. Ce dont nous sommes sûrs, c’est qu’ils ont visité ce site pendant des siècles. Étant donné la petite taille de Malte, il est probable qu’ils soient venus sur l’île à de multiples reprises de manière soutenue.
Les ressources naturelles de l’île n’ont pas été dilapidées
Qu’est-ce que leur présence a impliqué pour l’économie naturelle de l’île ?
Nous pouvons dire que ces populations mésolithiques avaient un régime alimentaire complètement différent de celui des agriculteurs qui sont venus plus tard, et que de nombreux animaux qu’ils ont exploités, comme certaines espèces de cerfs, n’avaient pas disparu au moment où les premiers agriculteurs sont arrivés. Cela signifie que les chasseurs-cueilleurs ont dû veiller à ne pas surexploiter les ressources terrestres telles que les cervidés. C’est probablement pour cette raison que l’on constate une forte concentration alimentaire sur les oiseaux et les ressources marines. C’est extrêmement intéressant, car cela montre qu’ils étaient conscients de la nécessité de conserver les ressources.
On pensait pourtant que l’île était un territoire vierge jusqu’au Néolithique.
En Méditerranée, on a longtemps pensé que les petites îles éloignées n’avaient pas été touchées par l’homme jusqu’à une période relativement récente de l’histoire humaine. On supposait qu’une grande partie de la mégafaune miniaturisée emblématique de ces îles s’était éteinte naturellement bien avant l’arrivée des premiers hommes. Maintenant que nous savons que les chasseurs-cueilleurs du Mésolithique étaient capables d’atteindre des îles éloignées, et probablement aussi de s’engager dans des réseaux maritimes à longue distance, nous devons revoir les causes des changements de leur écosystème.
Malte est visible depuis la Sicile
Dans quel but ces chasseurs-cueilleurs sont-ils venus sur l’île ?
Nous ne pouvons qu’émettre des hypothèses. Peut-être voulaient-ils exploiter les ressources saisonnières disponibles ? Si, comme nous le pensons, ils venaient de Sicile, ils auraient également pu voir Malte depuis des points d’observation tels que les collines de Raguse, dans le sud-est de la Sicile. Peut-être voulaient-ils explorer cette terre lointaine et, pour ce faire, utiliser leur technologie maritime ?
Ils savaient donc sans doute que cette île existait ?
Par temps clair, Malte et la Sicile sont visibles l’une de l’autre depuis des points d’observation élevés. Ils devaient donc savoir que Malte existait, mais il fallait qu’ils soient des navigateurs compétents pour la trouver, d’autant qu’ils devaient traverser des heures d’obscurité en mer, probablement en utilisant les étoiles pour se repérer.
Un exploit majeur dans l’histoire de l’humanité
Naviguer en mer sur d’aussi fragiles embarcations, c’est une grande prise de risque. Finalement, n’a-t-on pas tendance à envisager les anciens humains comme moins qualifiés et moins confiants qu’ils ne l’étaient ?
Oui, le fait que des hommes aient effectué ces voyages incroyables, probablement à bord de pirogues, constitue sans aucun doute un exploit majeur dans l’histoire de l’humanité. Il est difficile d’évaluer le degré de risque, car nous ne possédons aucune de ces embarcations. Quelle était leur taille ? Avaient-elles des balanciers, ou étaient-elles attachées les unes aux autres ? Quoi qu’il en soit, ils n’auraient pas pu faire ce voyage s’ils n’avaient pas été des marins et des navigateurs confiants et compétents. Il est donc fort probable que nous ayons sous-estimé les capacités des derniers chasseurs-cueilleurs d’Europe.
Cette maîtrise technique précoce de la navigation semble se retrouver dans diverses régions: vous évoquez l’Asie, et, plus près de Malte, les pirogues de La Marmotta qui datent du Néolithique. Le phénomène serait-il donc plus global qu’on a pu le croire ?
L’attention portée à la navigation semble se manifester à différents moments et à différents endroits, probablement pour des raisons différentes. En Méditerranée, l’élévation du niveau de la mer après le dernier maximum glaciaire s’est produite rapidement. Les chasseurs-cueilleurs se trouvaient déjà près des côtes méridionales, car c’étaient les meilleurs endroits pour vivre après la période de froid extrême. Ils ont dû s’adapter rapidement à cette élévation, ce qui a probablement favorisé l’engagement maritime dans cette région. Il n’est pas non plus improbable que les bateaux de La Marmotta aient été basés sur des prototypes mésolithiques plus anciens que les agriculteurs en expansion ont récupérés auprès des communautés mésolithiques.
Des échanges entre Europe et Maghreb dès le Mésolithique
Dans votre étude, vous parlez du sud de la Méditerranée et du Maghreb comme d’ »une plaque tournante de la navigation ». Dans la mesure où Malte se trouve entre la Sicile et le Maghreb, un réseau d’échanges et de migrations entre ces régions est-il donc envisageable dès le Mésolithique ?
Oui, des recherches récentes ont établi que les premiers agriculteurs d’Afrique du Nord avaient des ancêtres chasseurs-cueilleurs européens. Cela signifie qu’ils sont arrivés d’une manière ou d’une autre en Afrique du Nord. Il est possible qu’ils aient emprunté une route terrestre ou un trajet plus court depuis un autre endroit, mais la géographie suggère une traversée de la Méditerranée centrale. Cette découverte d’ADN ancien et notre découverte de chasseurs-cueilleurs à Malte font de cette hypothèse une hypothèse raisonnable, alors qu’elle était considérée comme impossible par le passé.
Quel autre type de preuves manque-t-il ? Par exemple, la découverte d’une embarcation de l’époque est-elle possible sur l’île ?
Ce serait merveilleux de trouver un bateau de cette époque, mais cela revient à chercher une aiguille dans une botte de foin, car il faut certaines conditions de conservation, qu’il soit enfoui dans la boue par exemple. Mais ce n’est pas impossible et, dans ce cas, ce serait vraiment formidable !
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