Africa-Press – Djibouti. L’universitaire camerounais publie « La Communauté terrestre » (La Découverte), dernier volume d’une trilogie consacrée à la place de l’Afrique dans la pensée globale.
Peu aisé de rencontrer Achille Mbembe ; contraintes d’agenda obligent. L’intellectuel camerounais basé à Johannesburg, en Afrique du Sud, profite de sa venue à Paris une poignée de jours pour multiplier les interventions. Ses engagements sont doubles : promotion de son nouvel ouvrage, La Communauté terrestre (éd. La Découverte, février 2023) d’un côté, développement de la Fondation de l’innovation pour la démocratie qu’il dirige depuis novembre 2022, de l’autre.
En dépit du rythme cadencé de ses rendez-vous, Mbembe prend le temps d’articuler sa pensée. Installé en terrasse d’un café à deux pas de son hôtel dans le 14e arrondissement de la capitale, le voilà déjà dans la peau de l’interviewé : lunettes aux montures transparentes bien ajustées pour mieux planter le regard, accent chantant fait de « r » roulés en forme de berceuse, et, surtout, mots choisis avec infiniment de soin… Lui d’expliciter d’emblée : « Jusque-là, la grande question aura été « Qu’est-ce qui nous sépare ? » Je l’inverse dans mon livre en demandant : “Que partageons-nous ?” »
La Communauté terrestre représente le dernier volet d’une trilogie entamée en 2016 avec Politiques de l’inimitié et poursuivie en 2020 avec Brutalisme (tous deux aux éditions La Découverte). L’intellectuel camerounais y menait une relecture organique des défis sociaux, économiques et politiques contemporains vus depuis le continent africain. Dans ce dernier volume, le voici qui explore les possibilités d’un « en-commun » à l’aune du contexte environnemental global.
« Tout cela s’est fait chemin faisant. On ouvre une fenêtre, on rentre par une porte qui donne sur une autre et petit à petit, s’esquisse un chemin. » Fruit d’un parcours intellectuel entamé dans les années 1980, La Communauté terrestre est le produit d’influences philosophiques empruntées aussi bien au continent africain qu’à l’Europe et l’Amérique.
« Jusqu’alors, je m’étais beaucoup intéressé à la question de l’identité, que j’ai découverte par le biais de la littérature africaine. En particulier à travers la poésie noire véhiculée par le mouvement de la Négritude (Sédar Senghor, Césaire, Damas et les autres…). C’est une littérature qui s’efforce de redonner à l’Afrique son visage – son visage propre. Et sa place dans l’histoire du monde. »
Pour Achille Mbembe, la question de l’identité se pose dans la discipline philosophique au sortir de la Seconde Guerre mondiale, en relation avec celle plus générale de l’universel. « On la retrouve dans les travaux de Levinas, Merleau-Ponty, Sartre… » Or, « la pensée africaine moderne y aura prêté une énorme attention elle aussi. Compte tenu de l’histoire africaine dans la modernité et des phénomènes historiques de domination tels que la traite des esclaves, la colonisation ou la persistance jusqu’au début des années 1990 de régimes racistes. »
Dès les années 2000, son attention de philosophe et de politiste se porte sur « les ressorts de cette pulsion de séparation – toujours dans la perspective de retrouver ce qui nous est commun. » Comme dans le précédent ouvrage, dans La Communauté terrestre, la langue fourmille, cherche, se cherche et emprunte ici et ailleurs. Son auteur n’hésite pas à y introduire la critique et l’analyse politique. Une des leçons que l’universitaire formé auprès de l’influente historienne Catherine Coquery-Vidrovitch tire entre autres de son passage à Sciences Po.
Sa position consciente et assumée – « c’est mon parcours, c’est comme ça » – se nourrit volontiers d’observations géopolitiques. « Les États-Unis apparaissent en troisième lieu dans ma géographie. En relation à la question noire. » Attaché à la circulation des idées, Achille Mbembe est lucide quant à leur possible manipulation. Chercheur à la prestigieuse université du Witwatersrand à Johannesburg, il le constate très directement : « Il existe un trafic de concepts et de catégories entre les États-Unis et l’Afrique du Sud pour tout ce qui touche aux expériences de la race et du racisme, alors que les expériences historiques nord-américaines et sud-africaines sont profondément différentes. »
Cela n’empêche pas l’intellectuel de piocher ici et là aux détours de la pensée, des lectures et des mouvements de la langue – L’Ivrogne dans la brousse d’Amos Tutuola, classique de la littérature nigériane, revient de temps à autre sous la plume de l’auteur. Des emprunts qui témoignent autant d’une véritable ouverture sur le monde que d’une conscience politique aiguë.
C’est qu’au cœur de la pensée de Mbembe se nichent comme des jumeaux la rhétorique et le politique. Ses néologismes, son écriture organique et son attention au vivant nourrissent d’énergiques mises en accusations du capitalisme et de la technologie – ce monde « computationnel ». À ce titre, la notion de passant l’intéresse tout particulièrement : « Elle est au cœur de ce qui nous est commun. » Le philosophe-politiste de procéder en entonnoir pour la qualifier. D’abord son sens philosophique : « Elle prend son origine dans le fait que nous les humains ne sommes là que pour un laps de temps. Nous épuisons notre crédit vital dans l’acte même de la mort. » Et de développer, gestes de la main à l’appui : « À partir de là, la Terre nous ne la possédons pas. C’est elle qui nous possède, dans le sens où elle nous fait place en son sein. C’est cette hospitalité inconditionnelle, extensible et radicale qui constitue le propre de la Terre. »
Lorsque la réflexion se déploie, son sens politique aussitôt émerge. « On peut envisager également passant dans son sens sociohistorique : à travers le grand mouvement des migrations – qu’elles soient forcées ou non. » Mais nul besoin de tirer le fil pour voir le concept prendre dans la bouche de Mbembe sa coloration politique : « Cela implique l’émergence dans ce paysage mondial de toutes sortes de dispositifs d’encampement : camps de réfugiés, qui parsèment notre monde actuel ; murs ; morts aux frontières lors de la traversée d’espaces inhospitaliers. » Car selon le penseur, c’est bien la question du gouvernement des migrations qui occupe notre époque : « Cela renvoie à quoi sinon à la question de savoir à qui appartient la Terre. Qui a droit à l’habiter et de quelle manière ? Qui a le droit d’y séjourner et à quelles conditions ? » Mbembe ne cache pas d’ailleurs son désir de voir abolies les frontières – intracontinentales avant tout. Car l’Afrique reste le point d’ancrage de sa pensée globale, faite d’allers-retours, d’engagements et d’adaptations. « Il est clair que l’Afrique a plus que jamais besoin de s’ouvrir sur elle-même. » D’où cette insistance : « Nul besoin pour les jeunes Africains de risquer leur vie en traversant le Sahara et la Méditerranée où personne ne les attend. L’Afrique est suffisamment immense pour les abriter. À condition qu’elle soit ouverte. »
Cette ouverture, le penseur la cultive à son échelle depuis l’Afrique du Sud et en interactions permanentes avec le monde politique et académique étranger. Un positionnement singulier pour identifier les changements en cours dans l’univers intellectuel globalisé. « Ma position est très différente de celle des néo-panafricanistes, qui estiment que c’est à l’extérieur qu’il faut chercher les causes des malheurs du continent. Il s’agit d’une mauvaise lecture des rapports de force dans le champ international. » Mbembe de préciser sa position : « J’aurai essayé au cours de mon œuvre d’être le plus réaliste possible. Mais un réalisme qui n’ouvre pas sur le nihilisme et le cynisme. D’où la dimension relativement poétique de mon travail. » Cette rhétorique parfois ambivalente renvoie dos à dos plusieurs analyses opposées. Le philosophe discerne en effet deux illusions néfastes dans la compréhension actuelle des enjeux du continent : « une vision libertarienne d’abord, selon laquelle il suffirait de transformer chaque Africain en entrepreneur, de multiplier les start-up, de libérer le marché pour que l’émancipation advienne ; une autre portée par le néo-panafricanisme qui exacerbe la souveraineté sans démocratie, avec le recours à la force (militaire, du fanatisme religieux). » En réponse à ces deux tendances caractéristiques du paysage intellectuel et militant concernant le continent africain, Mbembe avance « une intelligence collective qui repose sur le souci du vivant. C’est le dernier nom de la démocratie, la capacité à mobiliser. »
En une formule, il concentre la portée de son dernier ouvrage : « Je milite pour créer une Afrique ouverte, une Afrique défrontiérisée, une Afrique démocratique. » La fin d’une trilogie écrite programmatique coïnciderait-elle avec le début d’une activité politique en mots et en actions ? La réponse à cette question restera en suspens, un déjeuner suit dans la foulée.
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