Africa-Press – Djibouti. Quel serait le rêve commun à tous les archéologues, si tant est qu’il en existe un ? Indéniablement, remonter le temps afin d’assister aux scènes qui se sont déroulées des siècles, voire des millénaires auparavant, à l’endroit exact où leur truelle gratte la terre. Bien entendu, pour l’heure, une telle aspiration relève de la science-fiction. Aussi, Anne Lehoërff, archéologue et historienne spécialiste de l’âge du bronze en Europe (2200-800 avant notre ère), qui voudrait croire parfois à “l’existence d’un dispositif extraordinaire qui ouvrirait, à partir des vestiges archéologiques, sur des photographies de vies du passé”, préfère-t-elle entretenir un espoir plus réaliste: celui de retrouver, un jour, un atelier de bronzier intact, abandonné précipitamment.
L’apparition de l’épée conduit à une forme inédite de guerre
Les “bronzes” sont des objets faits d’un alliage contrôlé de cuivre et d’étain (et parfois d’autres métaux), dans des pourcentages variables selon le type de fabrication et l’usage. Ils apparaissent en Europe vers -2000, et concernent des mobiliers très variés: des poignards, des lames de hallebardes, des haches, des épées, des cuirasses ou des casques, mais aussi des bijoux, des éléments de parure destinés aux vêtements, des outils ou encore de la vaisselle. Si nous en avons aujourd’hui collecté des milliers et connaissons de mieux en mieux leurs procédés de fabrication, les questions demeurent nombreuses, en particulier sur les motivations de ces inventions.
Comment et pourquoi est née par exemple l’épée, que l’on retrouve à partir de 1700 avant notre ère dans des tombes et des dépôts ? “Dans l’histoire de l’humanité, les épées sont les premiers objets conçus uniquement pour blesser ou tuer dont on ait un témoignage clair, assure Anne Lehoërff, à qui l’on doit l’ouvrage “Par les armes. Le jour où l’humain inventa la guerre” (Belin, 2018). C’est une histoire complexe de rencontres d’individus et de sociétés. L’artisan n’a pas inventé une épée sans qu’il y ait eu une demande, et le guerrier n’a pas demandé une épée à l’artisan sans que celui-ci l’ait d’abord imaginée et rendue possible techniquement. ”
Pour l’archéométallurgiste, l’apparition de l’épée conduit à une forme inédite de guerre dont nous avons hérité. Entrer dans l’atelier d’un bronzier précurseur de l’une de ces premières épées serait une façon d’entrevoir la manière dont s’est opéré ce tournant social et politique, presque philosophique.
La quête d’un insaisissable artisanat
La métallurgie du cuivre naît en Europe occidentale il y a quelque 6000 ans. Plusieurs foyers ont existé et les chercheurs combattent aujourd’hui l’idée d’une origine unique au Proche-Orient. Cet artisanat du feu se développe dans des sociétés qui travaillent les matériaux, fabriquent des céramiques, font de l’extraction minière pour le lithique.
Et il semble logique que les minerais métalliques aient été extraits et travaillés dans un tel cadre, même si on n’en voit pas immédiatement la trace et si les métaux sont d’abord natifs (sans réduction minière). “L’artisanat est mon sujet de prédilection, il ouvre à une connaissance intime de ces populations. Découvrir les restes complets du lieu de travail d’un maître bronzier une sorte de Pompéi de l’âge du bronze serait une sorte de graal “, confie la chercheuse.
Car si quelques ateliers ont été localisés en France ces dernières années à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), à Montélimar (Drôme) ou plus anciennement au Fort Harrouard (Eure-et-Loir), les traces sont rares. “Tout simplement parce que les artisans ne sont pas partis dans l’urgence en laissant sur place un instantané avec des outils dont on sait que certains étaient en bois, un moule au four de recuit ou encore un objet en cours de martelage à froid. Ces lieux ont été soigneusement nettoyés avant leur abandon. Les métaux qui n’ont pas été utilisés sont retournés dans le creuset [le récipient servant à la fonte] et la plupart des moules ont été jetés. ”
À l’heure actuelle, nous disposons de fragments de moules pas toujours faciles à identifier pour un non-spécialiste, de quelques creusets, de traces de foyers et de fours, et de très peu d’outils. Bien des données nous échappent donc encore. Comment était organisé l’atelier ? Dans quel ordre se succédaient les étapes de production ? Combien de temps les bronziers mettaient-ils pour fabriquer ces différents objets ? Qui étaient-ils ? Quels réseaux existaient ? “Je cherche le geste de l’artisan, qui s’est évanoui dans l’action elle-même, et, au-delà, la société dans laquelle il vivait. ”
Ce geste, Anne Lehoërff tente donc de le visualiser en entrant au cœur de la matière des produits finis, grâce au microscope optique ou à balayage électronique, et toujours au sein de problématiques historiques. En observant des indices, elle tente d’écrire une histoire thermomécanique, de retrouver des chaînes opératoires de fabrication en lien avec des choix d’atelier et des usages. “Mais passer de l’artefact à la société n’est pas simple. Il faut aller d’une matérialité immobile et muette à une réalité en mouvement et bavarde. Sans compter que nous enquêtons en combinant lacunes et excès documentaires. ”
Reproduire les objets pour les comprendre
Une autre voie s’offre à l’archéologue pour assembler le puzzle: la reproduction d’objets dans des conditions similaires d’après les résultats des études menées à celles des artisans de l’époque. C’est un autre volet d’une démarche pleinement interdisciplinaire et associant des expertises complémentaires. On vérifie ainsi des hypothèses, on les teste, on les fait évoluer. Actuellement, Anne Lehoërff s’est lancée, avec un bronzier compagnon du devoir très expérimenté, dans la folle aventure de reproduire une des cuirasses de l’âge du bronze final (1400-800 avant notre ère) qu’elle a étudiées, sur le modèle de celles de Marmesse (Haute-Marne).
“Respecter les matériaux et les gestes d’antan n’est pas une mince affaire ! Les bronziers d’aujourd’hui ont encore largement à apprendre de leurs lointains ancêtres.” Anne Lehoërff aime comparer cet artisanat à celui de la cuisine d’un grand chef attentif aux mélanges qu’il choisit, particulièrement sensible à des indices de couleur, de texture ou d’odeur. Seule différence: il ne peut pas goûter son œuvre à la fin !
Pour plus d’informations et d’analyses sur la Djibouti, suivez Africa-Press