Africa-Press – Djibouti. L’océan, qui occupe plus de 70 % de la surface de notre planète, constitue aussi son plus gros réservoir de carbone, qu’il stocke 50 fois plus efficacement que l’atmosphère. Depuis 1850 et les débuts de la révolution industrielle, il a ainsi absorbé près de 25 % du carbone anthropique (soit 679 milliards de tonnes de CO2), sans mobiliser terres arables, eau douce ou engrais. Si ce rôle dans le cycle du carbone a entraîné son acidification excessive – ce qui a conduit au dépassement récent de la septième limite planétaire -, cet espace offre encore un « potentiel considérable pour le développement de méthodes d’élimination du CO2 « , note l’Académie des sciences.
Ce puits naturel fonctionne grâce à deux processus, physique et biologique. La pompe physique découle de la différence de pression existant entre le CO2 atmosphérique et le marin, qui permet de dissoudre l’excès de CO2 atmosphérique à la surface de l’océan. Celui-ci se transforme ensuite en acide carbonique, bicarbonates et carbonates. Cette dissolution, plus efficace à basse température, fait de l’Atlantique Nord et de l’océan Austral deux acteurs essentiels dans la machine climatique: leurs eaux froides et denses plongent en emportant vers le fond le CO2 qui y reste séquestré pendant des siècles.
La pompe biologique s’appuie, quant à elle, sur la photosynthèse réalisée par le phytoplancton, des algues microscopiques qui captent le carbone de surface et le transforment en matière organique. Une partie de cette matière est exportée vers les profondeurs sous forme de cellules mortes, d’excréments et autres agrégats. Si la majeure partie de cette neige organique est dégradée par les bactéries avant d’atteindre le plancher océanique, une petite fraction atteint les abysses et y demeure stockée dans les sédiments. Ces mécanismes ont pour conséquence des couches de surface globalement déficitaires en CO2 par rapport aux profondeurs, ce qui favorise le transfert de CO2 depuis l’atmosphère vers l’océan.
L’apport de fer stimulerait la photosynthèse dans l’océan
Aujourd’hui, une cinquantaine de projets soutenus par des communautés scientifiques associées au secteur privé, principalement aux États-Unis et en Chine, cherchent à augmenter l’efficacité de ces deux processus. La fertilisation par le fer – essentiel au développement des micro-organismes marins – revient ainsi en force.
« Donnez-moi une demi-citerne de fer, et je vous donnerai une période glaciaire « : cette formule est de John Martin, l’océanographe américain qui a émis, au début des années 1990, l’hypothèse selon laquelle l’apport de ce minerai stimulerait la photosynthèse dans les zones océaniques qui en manquent. Si l’expérimentation à grande échelle a montré que c’est bien le cas, l’efficacité du transfert de carbone vers les profondeurs reste variable et incertaine.
Lorsque des acteurs privés ont proposé d’utiliser la fertilisation en fer en échange de crédits carbone, la convention de Londres de 2008 a restreint la méthode aux seules expériences scientifiques contrôlées. Car les études ont mis en évidence que cette pratique favorise la prolifération de certains types de microalgues au détriment d’autres, entraînant des déséquilibres trophiques et la production de gaz à effet de serre secondaires.
Remonter de l’eau riche en nutriments vers la surface
L’upwelling et le downwelling artificiels, soit le renforcement des échanges ascendants et descendants, est une autre approche de fertilisation de l’océan inspirée du phénomène de remontées verticales, observé sur les côtes très poissonneuses du Pérou ou de la Namibie. Reproduire ce phénomène artificiellement permettrait théoriquement de stimuler la productivité ailleurs. Dans les années 1990, des ingénieurs ont conçu des systèmes de tubes ou de pompes utilisant l’énergie des vagues pour remonter de l’eau froide et riche en nutriments vers la surface. En 2008, des chercheurs de l’université d’Hawaii (États-Unis) ont testé la méthode au nord d’Oahu sans obtenir de réponse biochimique claire, notamment en matière de production de chlorophylle.
Autre stratégie de séquestration de CO2 par photosynthèse: la culture de macroalgues, comme le kelp, les laminaires ou les sargasses, qui ont l’avantage de pousser vite – jusqu’à 30 à 60 cm par jour. Cette biomasse peut être récoltée pour en faire des biocarburants, des aliments, des engrais, ou encore coulée vers les profondeurs pour faire sédimenter le carbone. Une production massive pourrait, en théorie, séquestrer plusieurs milliards de tonnes de CO2 par an. Plusieurs projets pilotes sont aujourd’hui en cours, dont le projet Ocean Rainforest, au large des îles Féroé, soutenu par l’Union européenne.
« Ces techniques, par définition, modifient très fortement l’écosystème océanique, notamment en apportant plus de matières organiques en profondeur, remarque Laurent Bopp, climatologue et océanographe, membre de l’Académie des sciences. En fertilisant l’écosystème de surface, celui-ci consomme des éléments nutritifs tels l’azote et le phosphore qui vont être soustraits de l’océan de surface et envoyés au fond avec la matière organique, ce qui a des répercussions sur les cycles des nutriments marins. » Dans une publication récente, Laurent Bopp et des scientifiques anglais ont ainsi montré que si on fertilisait l’océan à grande échelle, on augmenterait certes la production du phytoplancton dans les zones limitées par le fer, mais cela affecterait la pompe biologique naturelle dans d’autres régions, parfois distantes de plusieurs milliers de kilomètres, avec des effets sur toute la chaîne alimentaire jusqu’aux poissons !
« Ainsi, si on ‘fertilisait’ l’océan Austral, plus vaste zone océanique limitée en fer, les eaux très poissonneuses du Chili et du Pérou connaîtraient d’importantes baisses de biomasse « , souligne Laurent Bopp. Idem pour la culture à grande échelle de macroalgues en zone côtière, qui soustrait des éléments nutritifs de l’océan de surface au détriment de la production phytoplanctonique.
Des risques de perte d’oxygène dans les profondeurs
De plus, en coulant vers les profondeurs, cette biomasse alimente bactéries et zooplancton. Ce faisant, ils consomment de l’oxygène et émettent du CO2. « Une partie du carbone organique fixé en surface est ainsi recyclée dans la colonne d’eau, note Jean-Pierre Gattuso, océanologue au Laboratoire d’océanographie de Villefranche-sur-Mer. Et, du fait de la consommation d’oxygène par les organismes qui décomposent la matière organique, des zones situées autour de 400 à 600 mètres de profondeur risquent de devenir suboxiques, c’est-à-dire avec peu d’oxygène, ou anoxique, sans oxygène. Avec des conséquences sur les populations de poissons qui ont absolument besoin d’oxygène pour survivre. »
En outre, quand l’oxygène se fait rare, les micro-organismes passent à d’autres processus de respiration qui augmentent la production d’autres gaz à effet de serre, tels le protoxyde d’azote, le méthane ou le sulfure d’hydrogène. « Nous avons aujourd’hui suffisamment d’informations pour ne pas continuer à promouvoir ces méthodes fondées sur la biologie « , conclut Laurent Bopp.
L’extraction directe du carbone, une solution locale
Plus technique, l’extraction directe du CO2 dissous dans l’eau de mer peut se faire selon différents procédés. Pour son troisième pilote démarré en début d’année à Hawaii (États-Unis), la start-up américaine Captura a mis en place un système d’électrodialyse: sous l’effet d’une tension électrique, des membranes dissocient l’eau de mer captée en surface en un flux acidifié et un flux alcalin. Dans le premier, l’eau plus acide convertit une partie des carbonates en CO2 dissous libre, plus facile à extraire. L’eau de mer ainsi « décarbonée » et un peu plus alcaline est rejetée dans l’océan. Captura espère ainsi retirer des eaux hawaiiennes 1000 tonnes de CO2 par an.
À plus longue échéance, l’entreprise envisage de s’appuyer sur des infrastructures existantes – stations de dessalement ou plateformes pétrolières – pour augmenter son efficacité. Le CO2 étant jusqu’à 150 fois plus concentré dans l’océan que dans l’air, ce procédé semble plus rapide et potentiellement moins coûteux que la capture d’air direct. La société américaine Equatic teste de son côté l’électrolyse de l’eau de mer: elle permet de former des minéraux carbonatés qui emprisonnent durablement le CO2 sous forme solide. La société, qui dispose de petits pilotes à Singapour et Los Angeles (États-Unis), annonce coproduire de l’hydrogène utilisable comme carburant vert.
Garantir la fiabilité des méthodes est indispensable
Celles inspirées de la géochimie naturelle semblent a priori plus prometteuses. Il s’agit dans ce cas d’accélérer le processus géologique d’altération des silicates et des carbonates continentaux, qui draine en mer des minéraux alcalins. Ceux-ci compensent en partie l’acidification de l’océan. L’altération naturelle des roches consomme environ un milliard de tonnes de CO2 chaque année, qui sont convertis en carbonates ou bicarbonates, soit des composés stables ensuite stockés pendant des siècles.
Pour reproduire à plus court terme ce processus, des scientifiques proposent d’épandre de l’olivine, de la soude, du carbonate de calcium issus de broyats de coquilles d’huîtres. Ou encore de l’hydroxyde de magnésium provenant de résidus miniers ou industriels. Depuis fin 2024, ce composé minéral est ajouté en continu à l’eau de refroidissement sortant de la centrale électrique du port d’Halifax (Canada) par la société Planetary Technologies.
« L’alcalinisation pourrait permettre de capturer 3 à 30 milliards de tonnes de CO2 par an, ce qui pourrait compenser nos émissions ! « , estime Fabrice Pernet, chercheur à l’Ifremer de Plouzané. Et les silicates et carbonates sont très abondants dans le manteau terrestre. Mais l’augmentation de l’alcalinité modifie la chimie de l’océan. Et les roches terrestres contiennent des métaux tels le nickel, le cobalt, le zinc ou le chrome qui ont une panoplie d’effets sur la chimie marine. L’olivine a par exemple un effet très négatif sur les larves d’huîtres. L’efficacité de ces méthodes doit aussi pouvoir être mesurée.
« L’objectif est de distribuer des crédits carbone, explique Jean-Pierre Gattuso. Or, pour éviter les scandales déjà observés sur terre, il est indispensable de garantir la fiabilité du système. Il faut prouver que le CO2 a bien été stocké pour au minimum 100 ans. » En effet, si les grains d’olivine ou de calcaire chutent directement au fond de l’océan, la masse d’eau alcalinisée ne sera pas en contact avec l’atmosphère et aucune fixation réelle de CO2 n’aura lieu. D’où le choix fait par l’ONG américaine Vesta d’épandre de l’olivine broyée sur une plage d’une île des Caraïbes. En amont de la troisième conférence des Nations unies pour l’océan qui s’est tenue en juin à Nice, plusieurs chercheurs ont pointé le coût de ces méthodes.
« L’extraction des minéraux est très coûteuse, tout autant que leur transport, leur broyage et leur acheminement en mer, note Fabrice Pernet. L’ensemble de ces opérations génère également des émissions de CO2, qui viennent partiellement compenser celui que l’on espère fixer dans l’atmosphère ! »
Des restaurations réussies d’écosystèmes marins
À Nice, les chercheurs ont rappelé le rôle important des écosystèmes marins et côtiers, notamment des mangroves qui stockent le carbone atmosphérique à un rythme de quatre à dix fois supérieur à celui des forêts tropicales. Si, depuis les années 1980 environ, 20 à 35 % des mangroves mondiales ont disparu au profit d’élevages de crevettes et autres infrastructures touristiques, des restaurations réussies se multiplient: dans la baie de Jiquilisco, au Salvador, plus de 70 hectares de mangroves ont ainsi été restaurés par la communauté locale.
Parmi les autres initiatives prometteuses: la restauration des zones humides en régions côtières, des herbiers marins, des marais salants ou encore l’instauration de récifs d’huîtres, qui stabilisent les sédiments riches en carbone et favorisent leur enfouissement. « Préserver et restaurer ces écosystèmes permettrait de les laisser continuer à faire leur travail naturel de stockage du carbone « , conclut Jean-Pierre Gattuso.
Les dangers des canicules marines
Début juillet, une bouée a enregistré une température océanique de surface de près de 31 °C au large de l’archipel des Baléares (Espagne), tandis que la Côte d’Azur affichait des anomalies de +5 °C par rapport à la normale. En Atlantique Nord, l’été 2023 a connu une température record de surface de mer de 25 °C.
Les canicules marines, et plus généralement le réchauffement des eaux de surface, réduisent l’efficacité des deux « pompes » océaniques. Plus chaudes, les eaux dissolvent moins de CO2. Moins denses, elles contribuent à la stratification de l’océan, qui réduit le brassage entre surface et profondeur, et donc le transport du CO2 vers les abysses. Cela limite aussi l’apport d’azote et de phosphore des couches profondes vers la surface, ce qui affecte la productivité phytoplanctonique. Le rôle de l’océan comme puits de carbone en est affecté et cela crée une boucle positive en faveur du réchauffement global.
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