Africa-Press – Djibouti. A force de crier au loup, on finit par ne plus y croire. Pour les physiciens, c’est la matière noire qui incarne la figure du canidé. Introduite pour expliquer les observations du mouvement des étoiles à la périphérie des galaxie, des galaxies entre elles et certains moment clé de l’évolution de l’Univers, cette fameuse matière noire demeure, insolemment, insaisissable.
AQUAL, version de la théorie MOND
Malgré les centaines de chercheurs et de colossaux investissements, les hypothétiques particules censées la composer n’ont jamais été découvertes. Si bien que, pour certains astrophysiciens, le loup/matière noire n’existe finalement pas : ils privilégient des théories alternatives comme la théorie MOND (théorie de la dynamique newtonienne modifiée), énoncée dans les années 1980 par le physicien israélien Mordehai Milgrom. Selon ce dernier, les équations de Newton ne sont plus valables lorsque les accélérations deviennent très faibles. Il introduit alors une subtile modification de ces équations : l’accélération décroît en 1/r et non 1/r2 (1). C’est une des versions de cette théorie, AQUAL qui semble aujourd’hui validée par des résultats obtenus par Kyu-Hyun Chae, de l’université Sejong de Séoul, en Corée du Sud.
Des étoiles qui sont en couple
Kyu-Hyun Chae a analysé les données astrométriques du satellite Gaia, de l’Agence spatiale européenne (ESA), chargé de cataloguer le mouvement de centaines de millions d’étoiles de la Voie lactée. L’astronome s’est plus particulièrement intéressé à la danse à laquelle se livrent les étoiles binaires à longue période entre elles.
Ces couples stellaires, où les deux astres sont suffisamment distants l’un de l’autre, constituent un choix particulièrement judicieux pour tester les théories MOND, explique l’astronome à Sciences et Avenir : « La dynamique des orbites binaires n’est pas affectée par la matière noire (si son existence était prouvée) et la gravité peut donc être testée directement dans la limite des faibles accélérations avec ces étoiles. En effet, l’espace entre les deux étoiles est si petit que la quantité de matière noire qui pourrait s’y trouver est tout à fait négligeable. La version 3 du catalogue Gaia fournit des mesures très précises des vitesses et des distances projetées dans le ciel pour un grand nombre de binaires. Il s’agit d’un ensemble de données sans précédent. C’est pourquoi, avec d’autres chercheurs, nous les utilisons pour tester la gravité. »
Pour son travail, Kyu-Hyun Chae a recensé plus de 20.000 couples d’étoiles situées jusqu’à une distance de 650 années-lumière de la Terre. Verdict : d’après son étude, publiée dans la revue The Astrophysical Journal, lorsque deux étoiles tournent l’une autour de l’autre avec des accélérations inférieures à environ un nanomètre par seconde carré, elles commencent à s’écarter de la prédiction de la loi universelle de la gravitation de Newton et de la relativité générale. L’accélération observée est en effet d’environ 30 à 40 % supérieure aux prédictions. Des mesures solides puisqu’elles se recoupent et correspondent au critère de 5 sigma pour une découverte scientifique. De plus les observations menées, dans la même étude, sur des accélérations supérieures à 10 nanomètres par seconde carré correspondent bien elles aux prédiction d’Einstein.
A gauche : un système d’étoiles doubles. Crédits : Wikipedia. A droite : Anomalies gravitationnelles observées dans 20.000 binaires. Crédit : Kyu-Hyun Chae.
La matière noire oubliée ?
L’amplification de l’accélération mesurée « colle » bien avec les prédictions de la théorie MOND. Plus exactement, elle est en accord avec la théorie AQUAL qui « a été proposée juste après MOND et qui est une théorie lagrangienne spécifique de la gravité modifiée », détaille Kyu-Hyun Chae. Mieux, pour rendre compte correctement du facteur d’amplification de l’accélération, il faut également compter sur l’effet de champ externe (EFE) qui stipule que les mouvements d’un objet dans le cosmos ne doivent pas seulement dépendre de la masse de cet objet mais aussi de l’attraction gravitationnelle de toutes les autres masses de l’Univers. Il s’agit d’une autre prédiction de MOND qui entre en totale contradiction avec le principe d’équivalence d’Einstein, qui affirme que tous les corps soumis à un même champ gravitationnel chutent à la même vitesse dans le vide. Et donc que le mouvement des étoiles dans une galaxie doit être indépendant d’un champ gravitationnel uniforme externe.
Faut-il donc renoncer à expliquer l’Univers à l’aide de la matière noire et envisager une toute nouvelle physique qui mettrait à mal à la fois Newton et Einstein ? Pas tout de suite : on ne s’attaque pas à de tels monuments si facilement. Mais, ces résultats, comme plusieurs autres ces dix dernières années, attestent que décidément il y a bien là une piste à explorer. Avec les théories de la gravité modifiée, en effet, plus besoin de matière noire pour expliquer les mouvements des étoiles et des galaxies dans le ciel. Mais ces hypothèses ne sont pas parfaites, notamment aux vitesses élevées. De plus, les données de Gaia manquent encore d’un peu de précision : « Avec plus de mesures sur les vitesses radiales des étoiles, nous aurons des données encore plus solides. Cependant, pour autant que je sache, les résultats actuels sont déjà suffisamment solides pour qu’ils ne puissent être ignorés » affirme Kyu-Hyun Chae.
Il y a fort longtemps, en 1859, l’astronome français Urbain Le Verrier mettait au jour une anomalie dans l’orbite de Mercure : elle était en contradiction avec les lois de Newton qui prédisaient pourtant correctement le mouvement des autres planètes du système solaire interne. Il faudra attendre 1915 et la relativité générale d’Einstein pour l’expliquer. Aujourd’hui, les anomalies dans ces étoiles binaires permettront peut-être d’élaborer une théorie qui décrira de manière encore plus fine la dynamique de l’Univers.
(1) Selon la théorie de Newton, deux masses s’attirent de manière inversement proportionnelle au carré de leur distance r (1/r2). Avec MOND lorsque la gravité est 100 milliards de fois plus faible que sur Terre, ce rapport tend vers 1/r.
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