Agriculture ou Faillite Alimentaire au Gabon, Alerte de Kengue

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Agriculture ou Faillite Alimentaire au Gabon, Alerte de Kengue
Agriculture ou Faillite Alimentaire au Gabon, Alerte de Kengue

Africa-Press – Gabon. À 28 ans, horticultrice de formation et cofondatrice de la structure « Agri vision Gabon », Jeeânne Moudoumbi Kengue incarne une nouvelle génération de producteurs déterminés à faire de l’agriculture un levier stratégique de souveraineté alimentaire. Engagée, directe et sans détours, elle plaide pour une refondation du secteur agricole gabonais basée sur l’organisation des filières, la formation, la cartographie des producteurs et la centralisation des démarches administratives. Dans cet entretien exclusif, elle expose ses propositions, son regard sur les limites du système actuel et lance un appel aux autorités: « il ne s’agit pas de distribuer des millions, mais d’organiser intelligemment la chaîne de valeur ».
Gabonreview: Vous parlez d’agriculture comme d’un enjeu national. Quelle est votre expertise et la vision que vous portez à travers « Agrévision Gabon »?
Jeeânne Moudoumbi Kengue: Je m’appelle Jeeânne Moudoumbi Kengue, 28 ans, horticultrice de profession spécialisée en maraîchage biologique et diversifié. Avec une équipe pluridisciplinaire, nous avons créé « Agri vision Gabon » pour promouvoir la production végétale et former les jeunes. Notre ambition est de renforcer les capacités des producteurs déjà installés afin d’offrir des produits de qualité à des prix accessibles, en cohérence avec la vision nationale d’autosuffisance et de sécurité alimentaire.

Face à l’objectif de souveraineté alimentaire fixé par les autorités, quelles solutions concrètes proposez-vous pour rendre le secteur plus efficace?

La priorité, c’est d’écouter l’existant. Les producteurs sur le terrain savent où ça coince: foncier inaccessible, manque de formation, absence d’infrastructures. L’État pourrait créer un levier de liaison entre les autorités et les producteurs. Il ne s’agit pas de faire des annonces, mais de remonter les besoins réels du terrain, de créer une cohésion entre les deux parties pour fluidifier la chaîne de production.

L’interdiction annoncée des importations de poulets en 2027 est au centre des débats. Le Gabon a-t-il réellement les moyens de produire localement?

Oui, c’est faisable, mais pas en sautant des étapes. On ne peut pas parler d’élevage sans parler de fabrication d’aliments. Aujourd’hui, 60 % du coût d’un élevage vient de l’aliment. Tant qu’on dépendra des importations pour nourrir nos volailles, on ne résoudra rien. Il faut d’abord structurer la grande culture: maïs, soja, arachide. Sans filières organisées, on ne nourrira jamais 55 000 tonnes de volailles avec des exploitations de subsistance d’un hectare.

Concrètement, que faudrait-il mettre en place pour produire cet aliment du bétail au Gabon?

Concrètement, produire de l’aliment du bétail au Gabon, ça ne peut pas reposer sur les petits champs de maïs ou d’arachide qu’on cultive aujourd’hui juste pour survivre. Oui, il y a des producteurs, mais c’est de la subsistance. On ne nourrit pas 55 000 tonnes de bétail avec un hectare d’arachide qui ne tient même pas une campagne agricole complète. C’est tout simplement irréaliste.

La vraie question, c’est la structuration. Il faut créer de véritables filières agricoles, comme on le voit ailleurs pour les grandes cultures blé, tournesol, soja… Ces productions-là, ce sont des hectares et des hectares organisés, avec une chaîne claire: production, collecte et rachat.

Il nous faut la même chose ici: une filière maïs, dédiée, une filière soja, dédiée, une filière arachide, dédiée.

Derrière, on forme des producteurs spécialisés. Pas une formation vague qui touche à tout: non, six mois uniquement sur le maïs, par exemple. Résultat: en un à trois ans, le producteur est capable de gérer 10, 20 hectares avec régularité. Ensuite, l’organisme public ou privé n’a plus qu’à racheter la production, et la boucle est bouclée. Là, oui, on peut commencer à parler d’autonomie sur l’aliment du bétail.

On entend souvent dire que les agriculteurs ont besoin de subventions. Faut-il subventionner le secteur agricole au Gabon?

Oui, il faut subventionner, mais certainement pas en distribuant de l’argent en main propre. Ce n’est pas une question de donner des enveloppes, mais de soutenir intelligemment la structuration du secteur. Une subvention efficace, c’est par exemple faciliter l’accès au foncier pour les jeunes qui veulent s’installer, financer leur formation et leur accompagnement technique pour éviter les abandons précoces, soutenir la mise en place d’infrastructures communes comme les centres de collecte, les unités de transformation, les banques de semences ou les usines d’aliment du bétail, et fournir des kits de démarrage complets plutôt que des sommes d’argent sans suivi. Cela passe aussi par la digitalisation du secteur. Chez Agri vision Gabon, nous avons déjà une équipe spécialisée et un site conçu pour organiser les données, les formations et le suivi des producteurs. C’est ce type de subvention structuré, traçable et orienté vers la valeur collective qui peut réellement transformer l’agriculture gabonaise.

Vous insistez sur la nécessité d’une cartographie des producteurs. Pourquoi est-ce une étape incontournable?

Parce qu’on ne peut pas planifier à l’aveugle. J’ai approché le ministère du Développement rural. J’y ai rencontré des agents motivés mais épuisés par l’immobilisme administratif. Ils ont des données, mais pas les moyens de se déplacer sur le terrain. Aujourd’hui, si je veux identifier les véritables producteurs actifs, je dois financer moi-même des tournées. Pourtant, des coopératives existent. Mais l’État ne sait même plus lesquelles sont toujours opérationnelles faute de suivi.

Vous évoquez également un blocage administratif dans l’accès aux droits et statuts des producteurs. Que doit changer l’État selon vous?

Il faut centraliser les démarches au ministère du Développement rural, pas à l’ANPI. Beaucoup de jeunes paient des centaines de milliers de francs pour des enregistrements qui pourraient coûter 10 000 francs. L’accès au foncier est un casse-tête, et les banques ne suivent pas sans garanties. Ce n’est pas une question de millions distribués, mais d’organisation, de clarté, de traçabilité des procédures et d’accès à l’information.

Selon vous, de quoi les producteurs ont-ils réellement besoin pour se lancer et prospérer?

L’agriculture est un métier exigeant, et c’est justement pour cela que tout le monde n’a pas envie de s’y engager. Mais si l’on mettait en place de vrais outils clairs, des canevas structurés avec une traçabilité complète depuis l’installation jusqu’au suivi des exploitations, les vocations naîtraient naturellement.

Sur le site du ministère, on ne veut plus seulement voir des photos de sorties officielles. On veut un calendrier clair: tel jour, tel forum. Tel jour, tel atelier. Des informations concrètes, utiles et accessibles.

Il est aussi urgent de renforcer les compétences dès la formation. Les étudiants de l’USTM, aujourd’hui en grève, dénoncent des conditions d’apprentissage déplorables. Au lycée agricole de Bikélé, le matériel manque cruellement. Pourtant, avec une bonne organisation, les productions issues de ces établissements pourraient les rendre autonomes et même générer des ressources pour financer leurs propres équipements.

Si vous aviez l’opportunité de vous adresser directement aux autorités, quel message porteriez-vous?

Aujourd’hui, le secteur agricole gabonais est face à une urgence: répondre aux besoins d’un pays qui aspire enfin à diversifier son économie. Et cette diversification passera forcément par l’alimentation. Parce que l’alimentation, ce n’est pas juste ce qu’on met dans nos assiettes, c’est directement lié à la santé. Quand on observe l’évolution entre 2005 et 2025, en vingt ans, les cancers ont explosé. Tout renvoie à ce que nous consommons.

Actuellement, nous sommes incapables de retracer un simple poulet. Impossible de dire où il a été élevé ou comment il a été nourri. Aucune traçabilité. Pendant ce temps, la vie devient insoutenable. Les parents peinent à nourrir correctement leurs enfants parce que tout est importé. Si nous misons réellement sur la production locale, les prix baisseront. Mais pour cela, il faut faire chuter les coûts de production. Cela passe par l’accès au foncier, à la formation, et même par le retour des ateliers agricoles dans les écoles dès le plus jeune âge, non pas comme une corvée, mais comme une passion à transmettre.

Nous étions à 280 milliards d’importations. Pour 2025, on frôle déjà les 550 milliards. C’est colossal. Pourtant, ce ne sont pas les terres qui manquent au Gabon. Et mieux encore: si nous produisons en excédent, nous pouvons exporter. Des pays comme la France recherchent des fruits de la passion et d’autres produits que nous pourrions parfaitement cultiver. Pourquoi ne pas saisir cette opportunité? Ce pourrait même être une voie d’insertion pour les jeunes, notamment ceux en détention. Un programme bien structuré pourrait leur permettre, à leur sortie, de redémarrer dignement la vie active avec un kit de démarrage.

S’il y a un message à adresser à l’État, c’est celui-ci: poser un regard sérieux sur le secteur agricole, de la formation jusqu’à l’installation des producteurs. Faciliter l’accès aux terres. Parce que lorsqu’un jeune de 18 ans réussit à réunir un million pour démarrer et qu’on lui demande 300 000 ou 400 000 rien que pour s’enregistrer, il est condamné avant même d’avoir commencé. Tout ça pour un agrément qui, au final, ne coûte que 10 000 francs.

À long terme, produire localement fera baisser les coûts de production, donc les prix. Le Gabon a la terre, le climat, les besoins… il ne manque que la volonté d’organiser.

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