Africa-Press – Gabon. À l’heure où l’Union Démocratique des Bâtisseurs (UDB) s’apprête à dominer sans partage les institutions issues des scrutins de septembre et d’octobre, la tentation du pouvoir absolu rôde. Mais faut-il redouter qu’une majorité écrasante se mue en instrument de soumission parlementaire? Dans cette tribune d’une grande profondeur intellectuelle, le Pr Flavien Enongoué* invite à relire l’histoire parlementaire gabonaise pour rappeler qu’une majorité n’est vertueuse que si elle se soumet à la raison, à l’écoute et à la recherche du compromis.
A mi-chemin du processus électoral devant aboutir, dans quelques semaines, au renouvellement intégral des deux chambres du Parlement et des Conseils départementaux et municipaux, les résultats des scrutins des 27 septembre et 11 octobre 2025 donnent à constater que l’Union Démocratique des Bâtisseurs (UDB) disposera d’une très large majorité absolue dans ces différentes Assemblées, dont plus de 70% des sièges au Palais Léon Mba.
En référence à l’expérience des majorités pléthoriques que le pays a connues ces deux dernières décennies sous la domination du Parti Démocratique Gabonais (PDG), des voix s’élèvent ici et là dans l’opinion publique, y compris parmi les universitaires et observateurs avisés de la vie politique, pour redouter le pire: le confinement desdites Assemblées dominées par l’UDB en chambres d’enregistrement des volontés absolues de l’Exécutif. Sans écarter a priori les risques d’inertie qui guettent toute majorité pléthorique, je voudrais indiquer, en pointillés, les principales lignes directrices d’une perspective plutôt rassurante. Elles reposent sur la prise en compte d’un contexte de refondation marqué par un optimisme de la raison, dont il serait difficile de se départir sans payer immédiatement le prix du désamour politique.
Pour la majorité de nos compatriotes, la 8e législature (1991 – 1996) occupe une place singulière dans l’histoire du parlement gabonais: les souvenirs autour des échanges enflammées entre députés, mais également des interpellations fréquentes du Gouvernement, dont les membres apparaissaient souvent sur la défensive face aux députés de tous bords, ou lors des débats pendant les motions de censure, semblent constituer l’image d’Épinal d’une institution parlementaire politiquement utile. Nombreux sont ceux qui attribuent cet état de chose au relatif équilibre du rapport de forces au sein de l’Assemblée nationale, le PDG et ses alliés ne disposant alors que d’une majorité certes absolue mais fragile. Si l’argument de l’équilibre relatif du rapport de forces n’est pas sans fondement – sinon le Président Omar Bongo n’allait pas s’investir à renforcer sa majorité par des débauchages restés mémorables –, il importe, de mon point de vue, d’aller encore plus loin dans l’analyse pour cerner la singularité de cette séquence. Celle-ci doit beaucoup aux impératifs du contexte de la refondation politique post-Conférence nationale.
Comme je l’ai montré en d’autres circonstances, ce qui a vraiment marqué ledit contexte est la recherche obstinée du consensus, à travers le recours à la commission ad hoc paritaire comme hauts-lieux de la décision équitable, au sens où c’est en ces lieux qu’ont été débattus, construits et obtenus des compromis dynamiques, parfois laborieux, demeurés à ce jour mémorables.
Si, après l’ouverture solennelle de la session extraordinaire de l’Assemblée nationale, présidée alors par Jules-Aristide Bourdes Ogouliguende, la question de l’ordre de priorité de l’examen des trois textes transmis par le Gouvernement, à savoir la Charte sur les partis politiques, la Constitution de la République gabonaise et la Réforme du Statut de la Fonction publique, fit âprement débat lors de la séance plénière du vendredi 1er février, il en fut tout autrement de la décision unanime de mettre en place une sous-commission ad hoc paritaire au sein de la Commission des lois et des affaires administratives, présidée par Marcel Ndimal, à la suite du constat de profondes divergences apparues sur quatre points « litigieux »: i. la nature ou le type de régime à mettre en place, ii. les rapport entre l’Exécutif et le Législatif, iii. les rapports entre l’Exécutif et le Judiciaire et iv. le mode de votation de la révision et de l’adoption de la Constitution.
Composée de manière paritaire entre la majorité et l’opposition, cette sous-commission ad hoc travailla « sans répit du 12 février au 7 mars », et sollicita auprès du Gouvernement « des informations complémentaires sur les différents points évoqués » et auditionna « certaines personnes qualifiées en raison de l’importance de la Loi constitutionnelle qui est le substratum juridique sur lequel repose toute la Nation ». Il résulta notamment des recommandations de la sous-commission, entérinées par la Commission des lois et des affaires administratives, puis adoptées par la plénière de l’Assemblée nationale: i.) sur le premier point, relatif à la nature et au type de régime, le choix d’un régime semi-présidentiel, au motif que « le régime de type présidentiel a été à l’origine de beaucoup de maux en Afrique » ; ii.) sur les rapports entre l’Exécutif et le Législatif, la possibilité pour le président de la République de démissionner après l’échec d’une deuxième dissolution de l’Assemblée nationale au cours du même mandat ; iii.) sur les rapports entre l’Exécutif et le Judiciaire, l’érection de la Chambre constitutionnelle de la Cour suprême en Cour constitutionnelle reconnue comme une institution indépendante du pouvoir judiciaire ; iv.) sur la détermination de la majorité qualifiée pour la révision ou l’adoption de la Constitution, elle fut arrêtée au 2/3 des membres de l’Assemblée nationale.
Tout compte fait, lors de la séance plénière du jeudi 14 mars, consacrée notamment à l’adoption du projet de Loi constitutionnelle, une seule voix relativement dissonante tenta de se faire entendre dans l’hémicycle, celle de Michel Anchouey, porteur dudit projet de Loi, en sa qualité de ministre d’État, ministre de la Justice, Garde des sceaux. Il suggéra, « pour des raisons, dit-il, de délicatesse et d’élégance », à propos du deuxième point ici évoqué – donc de l’article 19 relatif au droit de dissolution par le président de la République –, que mention ne fut pas faite à la possibilité pour ce dernier de démissionner, mais simplement d’indiquer l’impossibilité pour lui de dissoudre l’Assemblée nationale plus de deux fois au cours d’un même mandat. Il se ravisera après les interventions des députés Pierre-Louis Agondjo Okawè, du Parti Gabonais du progrès (PGP, opposition), et Léonard Andjembe, du Parti Démocratique gabonais (PDG, majorité), qui soulignèrent, l’un après l’autre, de laisser en l’état un « compromis laborieux » obtenu au prix « d’un débat très difficile, très houleux » au sein de la sous-commission ad hoc paritaire.
Un ravissement aussitôt salué par le président de l’Assemblée nationale qui, avant de soumettre le projet de Loi au vote à main levée des députés, remerciera, au nom de l’ensemble de ses collègues, le ministre d’État Michel Anchouey de s’être « bien rodé à la procédure de consensus […] adoptée comme philosophie des débats au sein de l’institution ». Toute chose qui expliquera, finalement, le vote à l’unanimité et par acclamation de la Constitution gabonaise de 1991.
On peut logiquement déduire que, le juriste expérimenté que Jules-Aristide Bourdes Ogouliguende avait été dans sa vie professionnelle au sein des tribunaux et de l’université, en le disant, songeait d’abord à la méthode prévalant chez les députés dans la procédure d’écriture des lois, donc à une question de légistique, comprise comme « art ou science de la confection des lois ». Mais il allait bien plus loin en soulignant qu’il s’agissait d’une philosophie des débats au sein de l’institution, indiquant par-là l’esprit qui non seulement animait et gouvernait collectivement les députés dans leur office, mais habitait conséquemment les lois qui en résultaient, à commencer par celle fondamentale qu’ils s’apprêtaient à voter à l’unanimité et par acclamation.
Quiconque a observé attentivement la démarche qui a présidé à l’élaboration et l’adoption, par référendum, de la Constitution, ou bien de la loi n°001/2025 du 19 janvier 2025 portant Code électoral en République Gabonaise, textes fondateurs de la Ve République, aura constaté les profondes similitudes avec le contexte de refondation politique post-Conférence nationale. Et je ne vois guère pourquoi le Président Brice Clotaire Oligui Nguema serait tenté de rompre brutalement avec cette démarche faisant droit à l’inclusivité, au seul motif qu’il a entretemps créé l’UDB, largement victorieuse des dernières élections législatives et locales. Il sait, et la majorité des élus de l’UDB en conviennent, que dans les Assemblées délibérantes que sont les deux chambres du Parlement et les Conseils locaux, le recours au nombre sert simplement à trancher les désaccords mais que la recherche de l’entente est l’objectif principal visé par la délibération au sujet de la décision équitable à prendre. Et, comme le souligne Didier Mineur: “le caractère équitable est d’autant mieux garanti qu’une discussion préalable a donné à chacun une chance égale de convaincre les autres et de rallier la majorité à son point de vue.” (Le Pouvoir de la majorité. Fondements et limites, Paris, Classiques Garnier, 2017, p.367-368). Les Commissions parlementaires sont les lieux appropriés de ces discussions préalables. Il suffira aux députés et aux Sénateurs, quelle que soient leur appartenance partisane et leur nombre, d’investir efficacement ces lieux, avec l’espoir de peser sur les décisions.
Quant aux élus de l’UDB, il restera à définir constamment le type de relations à entretenir avec l’Exécutif, dont l’action est portée par le Fondateur du parti. Deux écueils sont à éviter: l’alignement systématique et l’indifférence réciproque. Au sein des deux Chambres du Parlement comme dans les Collectivités locales, ainsi que dans le débat public, il faudra trouver la bonne distance qui, à mon avis, peut être formulée en termes d’accompagnement. Celui qui accompagne sait apprécier constamment la justesse de sa contribution dans la réussite de l’action au service la collectivité: approuver, il le faudra souvent, mais aussi alerter quand cela s’avèrera nécessaire. On est là au cœur même du métier politique qui consiste, selon Philippe Braud: « à identifier les arguments efficaces, à désamorcer les critiques explosives, à traduire en termes accessibles et acceptables par le maximum des citoyens les questions à traiter ou la nature des décisions à prises ».
Pr Flavien ENONGOUÉ*
Ancien Ambassadeur, Maître de Conférence de Philosophie politique à l’Université Omar Bongo,
Tête de la liste UDB lors des élections locales dans le Département de l’Ivindo.
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